J’aime bien Second Life. Pas tellement comme résident de l’Univers persistant (j’ai dû ouvrir un compte, il y a quelques années, sans jamais vraiment l’utiliser), mais plutôt parce que ce monde virtuel a tendance à soulever des questions juridiques particulièrement originales, que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer (ici ou là) dans S.I.Lex.
Il y a quelques jours, un article du Wall Street Journal nous apprenait qu’une véritable guerre avait éclaté sur Second Life entre… des lapins et des chevaux, ou plus exactement entre deux firmes d’élevages d’animaux virtuels de compagnie, Ozimals et Amaretto Breedables !
Ce lapin virtuel rêve-t-il de propriété intellectuelle ?
Où l’on apprend comment les lapins voulurent faire mourir de faim les chevaux
Depuis quelques temps, il est devenu furieusement tendance parmi les résidents de l’Univers d’acquérir des animaux de compagnie et de les élever, à grands coups de Linden Dollars, la monnaie virtuelle de Second Life. La firme Ozimals a eu l’idée astucieuse de proposer un système dans lequel les joueurs doivent acheter de la nourriture pour faire vivre leurs avatars domestiques, avec des suppléments pour leur faire développer des capacités spéciales, comme celle de se reproduire. Différentes races de lapins virtuels existent, plus ou moins rares, que l’on peut hybrider soi-même ou entre joueurs de manière à créer de nouvelles variétés (plus de détails ici). Visiblement, le succès est au rendez-vous, notamment grâce à l’efficace animation de communauté mise en place par Ozimals pour faire vivre son concept de tamogotchi virtuel.
Tout serait pour le mieux si cette Bunnymania n’avait pas donné l’idée à une autre firme, Amaretto Breedables, de proposer d’élever des chevaux virtuels, sur la base du même concept, avec de la nourriture à acheter dans le Second Life Marketplace. Une mode chassant l’autre, Amaretto obtint visiblement un franc succès auprès des résidents, au points qu’Ozimals, menacé dans son business, finit par l’accuser d’avoir violé ses droits de propriété intellectuelle en copiant son concept et ses codes.
Et c’est là que commence une bataille juridique particulièrement farfelue entre lapins virtuels et chevaux numériques!
Ozimals commença en fait à agir par le biais d’une demande de retrait (DMCA Notice Takedown), visant à signaler un contenu illégal à Linden Lab, la structure qui gère Second Life et à lui enjoindre de le supprimer. Ozimals fit preuve de beaucoup d’inventivité (de cruauté ?) dans sa demande puisque la firme exigeait la fermeture de la boutique d’Amaretto Breedables, ce qui aurait eu pour conséquence de faire mourir de faim à petit feu les chevaux vendus par son concurrent !
Linden Lab choisit d’ignorer la demande d’Ozimals, mais Amaretto réagit à son tour en attaquant l’éleveur de lapins devant les tribunaux américains, en l’accusant d’usage abusif des lois sur le retrait de contenus. Il en résulta un litige complexe sur le plan de la procédure, dont je vous fait grâce des détails, avec une décision du juge rendue le 8 juillet dernier, qui bloque visiblement la demande de retrait sans pour autant trancher la question de la violation de la propriété intellectuelle (voyez ici).
Où l’on constate que les lapins ont la mémoire courte
Sur le fond, les arguments échangés par les deux adversaires sont intéressants. Ozimals a bien conscience que les idées ne sont pas protégeables en elles-même par le biais du copyright, mais seulement leur expression originale. Il essaie donc d’accuser Amaeretto d’avoir « cloné » son concept, de manière déloyale :
[…] we are *not* claiming and have never claimed to own the idea of a breedable virtual animal. That is not the issue at hand despite the response from Amaretto’s attorney. Ideas are not protected by copyright, but the particular expression of an idea most definitely is.
[…] Since Ozimals began development, there have been many other breedable pets introduced.Ozimals welcomes fair competition, because it helps to improve products for everyone and inspires us to continually come up with new innovations to take the breedable animal to new levels in Second Life. However, what Amaretto did is not fair competition and if Ozimals did not stand up for copyright protections, we would be doing a disservice not just to our company but every company in Second Life that develops a unique concept and brings it into our virtual world.
Amaretto dans sa riposte soutient qu’il s’agit là d’un usage abusif du copyright, visant à évincer un concurrent, dans la mesure où les produits d’Ozimals n’ont pas été directement contrefaits, mais seulement des fonctionnalités de son service échappant à la protection par le droit d’auteur. On peut même douter de l’originalité du concept d’Ozimals dans la mesure où avant les lapins, il était déjà possible d’élever des tortues ou des poulets sur Second Life !
Il sera intéressant de voir ce que le juge américain décidera pour mettre fin à cette terrible guerre entre les lapins et les chevaux, mais j’ai essayé de m’intéresser à une autre question sous-jacente, en me plaçant du point de vue des résidents de Second Life.
Où il est démontré qu’il vaut mieux posséder un lapin qu’un cheval
A cause de « l’effet tamagotchi« , beaucoup de joueurs développent un attachement émotionnel particulier avec leurs animaux virtuels de compagnie. Mais si un chien en chair et en os appartient à son maître comme un véritable bien, quel titre de propriété peuvent-ils réellement invoquer sur les avatars numériques qui leur sont vendus ?
En me plongeant dans les conditions d’utilisation de Second Life, je me suis rendu compte que l’on est davantage propriétaire d’un lapin que d’un cheval, en raison des pratiques contractuelles divergentes d’Ozimals et d’Amaretto.
Amaretto ne vend pas en effet un véritable bien à ses clients, mais leur confère seulement une licence d’utilisation, limitée et révocable, en utilisant pour ce faire ses droits de propriété intellectuelle sur le produit :
Amaretto Ranch may, in its sole discretion, terminate your use of Amaretto Ranch Products at anytime. You are personally liable for any products that you incur prior to termination. Amaretto Ranch reserves the right to change, suspend, or discontinue all or any aspects of the Product at any time without prior notice.
Amaretto Ranch retains all copyrights and trademarks to the Products and their Contents, which are being sold to you. The copyrighted and/or trademarked material, including the overall look of the Poduct as well as their Content, is not to be used or duplicated without the written permission of Amaretto Ranch Breedables. Using the copyrighted and/or trademarked material in was not outlined and/or beyond it’s intended use constitutes copyright and/or trademark infringment.
Ce cheval n'est pas une propriété, mais un pur ectoplasme contractuel... Par Robin M. Ashford. CC-BY-NC
Du côté des CGU d’Ozimals en revanche, on trouve des mécanismes assez différents, qui font penser que la firme reconnaît une forme de droit de propriété virtuelle sur les lapins vendus. Ces clauses contractuelles ont principalement pour but de dégager la responsabilité d’Ozimals en cas d’interruption du service (précaution visiblement nécessaire à cause de l’instabilité de Second Life) ou si les éleveurs de lapins n’arrivent pas à faire survivre leurs animaux. Mais le texte ne fait aucune référence à un droit de propriété intellectuelle sur les lapins virtuels et admet que ceux-ci peuvent être revendus par leurs propriétaires :
Because Ozimals are very popular and we allow the resale of
pets — we have a very large community consisting of pet owners, traders, and breeders. If you are one of the few determined enough to start breeding or reselling pets, it’s important that you understand the risks associated with playing the games. We won’t be liable for any of your success or failure reselling bunnies.
Les CGU reconnaissent bien des limites dans la jouissance de ce droit de « propriété », mais seulement dans la mesure où un propriétaire de lapin viole les règles de la communauté :
With all that in mind we do keep a finger on the pulse of the community. People who exploit, scam, cheat, or cause grievous problems amongst the community could have their pets removed from the grid and be denied the right to participate in Ozimals games, present or future. This is not a step that we will take lightly, but we will take it if necessary.
Même si je désapprouve l’action en justice intentée par Ozimals à l’encontre de son concurrent, je trouve par contre en revanche assez intéressante la manière dont la firme semble conférer une forme de propriété virtuelle à ses client sur les produits qu’elle vend, tout en articulant ce droit à l’intérêt d’une communauté (cela existe aussi dans le monde réel : c’est la fonction sociale du droit de propriété).
Bof, par exemple :
« Un vocabulaire appartient en commun, cela seul ! au poëte et à tous, de qui l’œuvre, je m’incline, est de le ramener perpétuellement à la signification courante, comme se conserve un sol national ; dites, le dictionnaire me suffirait : soit, trempez-le de vie, que je devrai en exprimer pour employer les termes en leur sens virtuel. » (Mallarmé)
Après, cette manie de coller de l’adjectif virtuel à tout ce qui tourne autour d’internet, nouvelle technos etc a fait son temps, et commence enfin à disparaitre, plus en anglais qu’en français il est vrai, mais enfin quasi aussi ringard que second life maintenant, non ?
Second Life est peut-être ringard, mais la question de la propriété sur les objets immatériels (cela vous convient mieux que virtuel ?) reste d’actualité, tout comme celle des modèles économiques qui s’y rapportent.
C’est le cas par exemple dans les jeux massivement multi-joueurs (MMORPG), qui permettent en général l’acquisition et la revente d’objets découverts ou créés dans le cadre du jeu.
Second Life a été pionnier en la matière et les questions juridiques qu’il soulève restent intéressantes à étudier, car elles aboutissent à des décisions de justice, qui dessinent peu à peu les contours d’un statut de la propriété sur les objets immatériels.
De Mallarmé à propos du virtuel ou de l’immatériel, j’aime bien sûr beaucoup ceci : « Je dis : une fleur ! et ,hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
Image qui pourrait d’ailleurs s’appliquer à la notion « d’idée d’oeuvre » en droit de la propriété intellectuelle, absente de tous les supports qui l’incarne, mais objet de la protection.
Non pas immatériel non plus, toujours du support matériel, et surtout cela amène à oublier le fait que n’importe quelle chose que vous considérez comme « bien matérielle et réelle » contient autant d’immatériel que ce que vous considérez comme immatériel. Une maison c’est aussi un plan, une voiture une forme, une robe une création, etc. La seule chose qui change est la possibilité, souvent, de faire des copies parfaites.
Hola, pas si vite. Si le site et le programme Second Life impliquent bien des supports matériels (les ordinateurs et les réseaux qui les connectent…) pour fonctionner, il n’empêche que les « biens » que les joueurs créent, échangent, vendent, etc., sur Second Life, comme dans World of Warcraft et autres simulations en ligne, sont immatériels en eux-mêmes. Quand on achète une ferme sur Second Life, on n’achète pas de l’espace sur un serveur, mais une chose qui n’a d’existence que tant que les électrons qui servent à la coder continuent à être émis. Un peu comme la différence entre l’objet physique livre, avec son poids, son nombre de pages, etc., et le texte, qui peut être transféré sur d’autres supports…
Merci Irène, car je ne pense pas non plus que l’on puisse nier qu’il y ait une profonde différence de nature entre les biens matériels et les biens – que je persisterais à appeler – immatériel.
Et cela a aussi des conséquences sur le plan juridique, que cette histoires de chevaux et de lapins permet d’appréhender.
Autre exemple, qui me concerne directement, pour rebondir sur votre exemple du livre : je puis vous dire que lorsqu’elles achètent des livres physiques, les bibliothèques disposent d’un titre de propriété bien plus solide que lorsqu’elles tentent de constituer des collections de livres numériques.
Voyez la déplorable affaire Harper Collins et leur système d’eBooks qui disparaissent des collections au bout de 26 prêts…
N’est-t-il surtout pas temps de laisser tomber ce viol imbécile du terme virtuel ?
Rien de virtuel dans tout cela voyons …
« Viol imbécile »… Merci pour ce commentaire très constructif.
Pour quelqu’un qui a l’air pointilleux sur le sens des mots, je trouve que vous n’y allez pas de main morte avec ceux que vous employez.
Pourriez-vous au moins développer de manière à ce que je puisse répondre ?
Bof, par exemple :
« Un vocabulaire appartient en commun, cela seul ! au poëte et à tous, de qui l’œuvre, je m’incline, est de le ramener perpétuellement à la signification courante, comme se conserve un sol national ; dites, le dictionnaire me suffirait : soit, trempez-le de vie, que je devrai en exprimer pour employer les termes en leur sens virtuel. » (Mallarmé)
Après, cette manie de coller de l’adjectif virtuel à tout ce qui tourne autour d’internet, nouvelle technos etc a fait son temps, et commence enfin à disparaitre, plus en anglais qu’en français il est vrai, mais enfin quasi aussi ringard que second life maintenant, non ?
Second Life est peut-être ringard, mais la question de la propriété sur les objets immatériels (cela vous convient mieux que virtuel ?) reste d’actualité, tout comme celle des modèles économiques qui s’y rapportent.
C’est le cas par exemple dans les jeux massivement multi-joueurs (MMORPG), qui permettent en général l’acquisition et la revente d’objets découverts ou créés dans le cadre du jeu.
Voyez par exemple ce qu’il en est pour le futur Diablo III (ici, l’info, mais surtout la discussion qui s’ensuit entre joueurs) : http://www.gamalive.com/actus/10297-diablo-iii-vente-encheres-mods.htm
Second Life a été pionnier en la matière et les questions juridiques qu’il soulève restent intéressantes à étudier, car elles aboutissent à des décisions de justice, qui dessinent peu à peu les contours d’un statut de la propriété sur les objets immatériels.
De Mallarmé à propos du virtuel ou de l’immatériel, j’aime bien sûr beaucoup ceci : « Je dis : une fleur ! et ,hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
Image qui pourrait d’ailleurs s’appliquer à la notion « d’idée d’oeuvre » en droit de la propriété intellectuelle, absente de tous les supports qui l’incarne, mais objet de la protection.
Non pas immatériel non plus, toujours du support matériel, et surtout cela amène à oublier le fait que n’importe quelle chose que vous considérez comme « bien matérielle et réelle » contient autant d’immatériel que ce que vous considérez comme immatériel. Une maison c’est aussi un plan, une voiture une forme, une robe une création, etc. La seule chose qui change est la possibilité, souvent, de faire des copies parfaites.
« Non pas immatériel non plus »
Hola, pas si vite. Si le site et le programme Second Life impliquent bien des supports matériels (les ordinateurs et les réseaux qui les connectent…) pour fonctionner, il n’empêche que les « biens » que les joueurs créent, échangent, vendent, etc., sur Second Life, comme dans World of Warcraft et autres simulations en ligne, sont immatériels en eux-mêmes. Quand on achète une ferme sur Second Life, on n’achète pas de l’espace sur un serveur, mais une chose qui n’a d’existence que tant que les électrons qui servent à la coder continuent à être émis. Un peu comme la différence entre l’objet physique livre, avec son poids, son nombre de pages, etc., et le texte, qui peut être transféré sur d’autres supports…
Merci Irène, car je ne pense pas non plus que l’on puisse nier qu’il y ait une profonde différence de nature entre les biens matériels et les biens – que je persisterais à appeler – immatériel.
Et cela a aussi des conséquences sur le plan juridique, que cette histoires de chevaux et de lapins permet d’appréhender.
Autre exemple, qui me concerne directement, pour rebondir sur votre exemple du livre : je puis vous dire que lorsqu’elles achètent des livres physiques, les bibliothèques disposent d’un titre de propriété bien plus solide que lorsqu’elles tentent de constituer des collections de livres numériques.
Voyez la déplorable affaire Harper Collins et leur système d’eBooks qui disparaissent des collections au bout de 26 prêts…