J’avais écrit en avril dernier un billet à propos d’un article scientifique qui proposait une méthode indirecte pour calculer la « valeur économique » des photographies appartenant au domaine public figurant sur Wikipédia. Ces chercheurs étaient arrivés à la conclusion que ces contenus généraient une valeur de 246 à 270 millions d’euros par an, en augmentant la visibilité des pages de l’encyclopédie et en réduisant les coûts de transaction pour les utilisateurs. En réalité, cette étude ne constituait que l’un des trois volets d’un rapport sur la valeur du domaine public, commandé par l’Intellectual Property Office au Royaume-Uni. Intitulé « Copyright and The Value Of Public Domain : An Empirical Assessment« , ce document est particulièrement intéressant, à la fois par sa méthodologie et ses résultats. Ses conclusions ont d’ailleurs fait l’objet au début du mois de juillet d’une présentation à l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), dans le cadre des travaux de cette institution sur le domaine public.

Outre la partie sur la valeur des photos sur Wikipédia dont j’ai déjà parlé, ce rapport contient deux autres sections. L’une s’attache à la réutilisation d’oeuvres du domaine public par de petites entreprises créatives et essaie au travers d’une approche qualitative (conduite d’entretiens) de comprendre quels avantages ces acteurs tirent du domaine public et quelles stratégies ils déploient pour le valoriser. L’autre aborde la question du crowdfunding (financement participatif) et essaie d’observer si l’on peut faire un lien entre le succès de projets sur la plateforme Kickstarter et le fait qu’ils réutilisent des oeuvres du domaine public.
L’intérêt du domaine public pour les entreprises créatives
L’étude se penche sur 22 petites entreprises du secteur de la création réutilisant des contenus du domaine public pour produire des produits commerciaux. Par le biais de questionnaires, les chercheurs essaient de comprendre qu’est-ce qui change pour elles par rapport aux entreprises produisant des contenus originaux sur lesquelles elles peuvent revendiquer des droits de propriété intellectuelle ou les obtenir par le biais de licences vis-à-vis de tiers. Ils s’efforcent notamment de déterminer « comment ces entreprises font pour apporter une valeur ajoutée pour leurs clients et comment elles arrivent à garder un avantage compétitif alors qu’elles ne peuvent revendiquer une exclusivité sur les contenus sous-jacents, qui par le biais du domaine public, restent disponibles pour tous« .

Les chercheurs synthétisent leurs résultats par une intéressante typologie en quatre catégories dans lesquelles se répartissent les entreprises observées, révélant différents modèles économiques pouvant être construits à partir du domaine public (je traduis) :
Un premier groupe de créateurs a été conduit à travailler avec des oeuvres du domaine public à travers des partenariats avec des entités publiques, comme des institutions culturelles ou des universités. Dans ces hypothèses, l’entreprise créative s’est engagée à produire un produit entrant dans un projet plus vaste visant à servir un intérêt public, mais a pu par la suite commercialiser certaines de ses productions couvertes par des droits de propriété intellectuelle. Nous appellerons cette approche le modèle du partenariat public.
Un second groupe d’entreprises commencent comme des innovateurs technologiques, par exemple en développant une plateforme en ligne interactive ou un appareil pour diffuser du contenu. Leur usage du domaine public reflète cette focalisation initiale sur la technique – soit qu’elles manquent de créatifs parmi leurs membres ou que le fait d’obtenir des contenus extérieurs par le biais de licences s’avère trop coûteux. Dans ces hypothèses, l’entreprise se concentre sur le développement d’une technologie qu’elle va « habiller » avec des contenus du domaine public. Souvent, les versions ultérieures du produit vont continuer à ajouter des contenus du domaine public à leur offre, après avoir constaté qu’il y avait une demande pour ces oeuvres non couvertes par le droit d’auteur. Ce groupe correspond au modèle des plateformes innovantes.

Le troisième groupe des répondants correspondant à des membres d’une communauté des fans (fandoms) existante autour d’une oeuvre déjà dans le domaine public (Jane Austen, Sherlock Holmes, les oeuvres d’H. P. Lovecraft). Pour ces créateurs, la motivation est souvent de satisfaire une demande latente au sein de la communauté, par exemple en produisant des adaptations numériques d’une oeuvre existante ou en créant de nouvelles histoires basées sur le contenu original. Dans ces cas, les avantages à travailler avec des contenus du domaine public résident dans l’absence de restrictions aux usages transformatifs, ainsi que dans l’existence d’une large base de fans pour le produit. Nous avons appelé cette approche le modèle de la communauté de fans.
Enfin, certains des répondants ont rapporté utiliser le domaine public au sein d’une stratégie entrepreneuriale visant à atteindre des consommateurs sur un nouveau marché. Ces créateurs utilisent généralement les contenus du domaine public en combinaison avec un portfolio plus large de produits, incluant des contenus originaux produits et/ou licenciés par des tiers. Ces sociétés correspondent à des éditeurs de livres ou à des développeurs d’applications engagés dans le développement d’une gamme de produits. Leur intérêt pour le domaine public est en lien avec une demande pré-existante qu’ils pensent identifier sur un marché qu’ils connaissent. Nous avons utilisé pour eux l’appellation de modèle des utilisateurs-entrepreneurs.
Outre cette typologie, l’étude dégage aussi certaines conclusions générales, applicables à tous les projets. Les répondants ne semblent pas particulièrement handicapés par l’absence d’exclusivité sur les matériaux qu’ils utilisent. Cette disponibilité peut même constituer un avantage, notamment pour les projets s’inscrivant dans le modèle de la communauté de fans, car le public peut alors devenir à son tour producteur et cette réciprocité offre des opportunités d’interactions intéressantes. Par contre, nombreux sont les projets qui déclarent avoir rencontré des difficultés pour déterminer clairement si des contenus appartiennent ou non au domaine public. Ils signalent aussi des problèmes pour accéder à des copies numériques d’oeuvres du domaine public, de bonne qualité et réutilisables. Plusieurs déclarent avoir pu trouver du soutien dans leur collaboration avec des institutions culturelles, comme des musées ou des archives, à la fois pour trouver des oeuvres et obtenir des informations pertinentes sur elles.
Oeuvres du domaine public et succès des projets sur Kickstarter
Un second champ d’étude de ce rapport a porté sur des projets créatifs présentés sur la plateforme de crowdfunding Kickstarter. Les chercheurs ont identifié que ces projets pouvaient se trouver dans quatre situations : 1) produire leurs propres contenus originaux, 2) obtenir via des licences le droit de réutiliser des contenus protégés par des droits d’auteur produits par des tiers, 3) réutiliser des contenus appartenant au domaine public, 4) mixer ces différentes approches.
Leur démarche a alors consisté à essayer de déterminer si la réutilisation de contenus du domaine public avait une incidence sur le succès des campagnes de crowdfunding et sur le niveau des montants récoltés. Pour cela, ils ont conduit des observations sur un échantillon de 1933 projets sur Kickstarter dans les domaines des publications, du jeu vidéo, du théâtre et de la bande dessinée.
Le résultat obtenu est assez intéressant. Ils constatent en effet que la réutilisation de contenus semble bien avoir une incidence sur le succès des projets, qu’il s’agisse de contenus protégés par le droit d’auteur ou de contenus appartenant au domaine public. Les chercheurs l’expliquent par le fait que sur les plateformes de financement participatifs, un des enjeux majeurs est la confiance que les internautes peuvent accorder aux porteurs de projets. Or être en mesure d’obtenir des autorisations pour réutiliser des oeuvres protégées constituerait un indice indiquant que l’on peut faire confiance à un porteur de projet. Les oeuvres du domaine public, de leur côté, permettraient aussi de réduire l’incertitude, car le fait qu’elles soient déjà connues du public donne un avantage compétitif aux projets, par rapport à d’autres où les internautes peuvent difficilement se faire une idée des oeuvres originales qu’on leur propose de financer.
Par ailleurs, les résultats de l’étude montrent que l’incidence de la réutilisation du domaine public varie de manière non négligeable selon les types de création. Elle serait plus forte pour les bandes dessinées et le théâtre, encore perceptible pour le jeu vidéo et beaucoup moins sensible pour le secteur des publications. Les chercheurs interprètent ces variations en estimant que le public est davantage intéressé par les nouvelles adaptions d’oeuvres pré-existantes, qui lui permettent de les redécouvrir à travers un nouveau média. Par contre, la simple réédition d’oeuvres anciennes sans adaptation serait moins intéressante et attirerait moins de soutiens. C’est une autre manière de dire que le domaine public est attractif, mais à la condition de produire une valeur ajoutée créative sous la forme d’oeuvres dérivées.
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Au final, ce type d’études s’avère extrêmement précieux, car il fournit des éléments objectifs attestant de la valeur du domaine public pour la créativité et l’innovation. Ces arguments permettent de répondre pied à pied à ceux qui veulent rallonger la durée des droits de propriété intellectuelle. Ils soulignent aussi l’intérêt d’introduire une définition positive du domaine public et de le protéger contre les tentatives de réappropriation (copyfraud).
A cet égard, le rapport contient cette phrase qui me paraît très juste :
Comme le démontrent les résultats de recherche présentés dans ce rapport, définir les limites du domaine public d’une manière que le public peut comprendre constitue un enjeu crucial pour s’assurer que la société sera en mesure de bénéficier de ces contenus et de produire de la valeur.
Il semble que cette idée de la définition positive du domaine public fasse sont chemin, y compris en France à présent, puisque la version de travail du projet de loi numérique préparé à Bercy par Axelle Lemaire qui est parue cette semaine dans la presse en contient une. On approche donc peut-être à présent d’une consécration législative du domaine public, en accord avec sa valeur économique et sociétale révélée par ce type d’études.
A reblogué ceci sur AWBC blog.
Oui mais faut-il que la chose ait une valeur monétaire pour avoir une valeur publique ? Il y a tout de même quelque chose d’assez pervers dans l’approche. Si on laisse faire, et c’est déjà le cas, on va nous mettre des valeurs immatérielles de plus en plus conséquentes dans les bilans. Nous avons ancien patron de grand équipement culturel, devenu patron de la plus entreprise de télécoms en France puis ministre, qui trouvait cela très intelligent. Euh, moi je n’en suis pas sûr, je ne suis pas sûr que la spéculation sur le capital (le travail mort comme disait K Marx) soit la plus intelligente des idées. Peut-être devrait-on plutôt s’attacher au contraire à empêcher la valorisation économique de l’air, de la forêt, de la connaissance et des œuvres d’art, c’est-à-dire empêcher leur valorisation monétaire, non ?
Non, je pense qu’il faut faire une nette distinction entre les enjeux de la protection des communs naturels, comme l’air, l’eau ou la forêt et ceux des communs de la connaissance. Les premiers sont affectés par des risques de surexploitation qui peuvent les détruire. les seconds sont au contraire affectés par des risques de sous-utilisation qui provoquent une « tragédie des anti-communs ».
Dès lors, alors qu’il y a intérêt à protéger les communs de la nature de la surexploitation commerciale, cela n’a pas de sens d’empêcher les réutilisations commerciales des œuvres domaine public. Les exemples qui sont cités dans ces études sont des exemples positifs, qui permettent de faire revivre des oeuvres anciennes et de créer de la valeur. Je ne vois absolument pas où est le problème si un studio propose une adaptation en jeu vidéo de Dracula ou qu’un écrivain écrive de nouvelles aventures de Sherlock Holmes.
Ce qui est nuisible au domaine public par contre, c’est la reconstitution d’exclusivités qui instaurent un nouveau monopole au profit d’un seul, alors que l’oeuvre devrait rester accessible pour tous. Mais ces études montrent justementqu’il est possible pour des acteurs de trouver des modèles économiques, sans avoir nécessairement besoin de cette exclusivité.
Donc pour moi, empêcher la « valorisation monétaire de la connaissance et des oeuvres d’art » n’est absolument pas l’enjeu. Le secteur du logiciel libre a d’ailleurs déjà montré qu’on peut tout à fait articuler des communs de la connaissance avec des activités économiques.
Par contre, là où je peux vous rejoindre, c’est qu’il faut faire attention à ne pas réduire la valeur des communs à une valeur financière. Les communs ont une valeur parce qu’ils produisent des externalités positives, qui sont difficilement évaluables par le marché. Ces études ont le mérite d’essayer de cerner cette valeur des externalités positives, en proposant des mesures indirectes. Mais il y a à mon sens une part de la valeur sociale des communs de la connaissance qui échappera toujours à ce genre de mesures et qui est pourtant fondamentale.
Par ailleurs, il faut aussi faire attention à ce que ce genre de mesures économiques des externalités positives n’incitent pas à les « ré-internaliser », par la distribution de nouvelles exclusivités ou par la mise en place de systèmes comme le domaine public payant.
Merci de cette mise au point, cette réponse me paraît d’ailleurs largement aussi intéressante que l’article lui-même. Le dernier paragraphe de la réponse est d’ailleurs la vraie réponse à mon invocation un peu sommaire et provocatrice d’une possible perversité de l’approche. Moi aussi je trouve intéressante l’étude décrite, mais il n’est pas inutile de connaître le regard financier et en l’occurrence l’inscription d’une valeur immatérielle à l’actif du bilan ressemble souvent à de l’escroquerie organisée, rappelons nous toutes ces entreprises vendues très cher sous couvert de bilan (potentiel…) alors qu’elle ne produisait pas de revenu… ce n’est évidemment pas le cas des PME qui installe des niches de valorisation à partir d’œuvres publiques.