Saint Finnian et le Necronomicon du Copyright

Il y a quelques temps, je me suis demandé si le droit d’auteur ne rendait pas fou, face à la multiplication d’affaires traduisant un dérapage de la propriété intellectuelle. Le copyright dégénère de plus en plus souvent en copyfraud (revendication abusive de droit), avec les conséquences néfastes que l’on sait pour l’accès au domaine public, à la connaissance et à l’information. Pour essayer de mieux comprendre ce phénomène, je me suis replongé dans l’histoire du droit d’auteur, exercice toujours instructif pour prendre un peu de recul et redonner du sens lors des périodes tourmentées (je vous recommande à cet effet l’ouvrage de Françoise Chaudenson A qui appartient l’oeuvre d’art ?).

Et de fil en aiguille, j’en suis venu à me demander jusqu’où on pouvait rembobiner ainsi l’écheveau du copyright. On fixe traditionnellement le début de l’histoire du droit d’auteur en 1710, avec l’édiction du Statute of Anne en Angleterre, premier texte à reconnaître des droits au profit des auteurs. Mais je voulais aller plus loin et rechercher si possible le tout premier litige en matière de propriété intellectuelle. Qui le premier s’écria « Tu ne copieras point car ceci est à moi ! » en cherchant à appuyer ses prétentions sur le droit ? Quel était donc cet Adam qui a voulu garder pour lui seul les fruits de la Création ?

Finalement, c’est en Irlande au 6ème siècle que l’on trouve la trace de cette querelle originelle survenue à propos d’un livre et de sa copie, mettant en scène Saint Colomban d’Iona (Colum Cille en gaélique), et un certain Saint Finnian de Moville dont l’histoire n’a guère retenu la mémoire mais qui mériterait sans conteste le titre de Saint Patron des Copyfraudeurs ! (Note :  la véracité de cette histoire est mise en doute par les spécialistes, mais comme dit Victor Hugo, il faut savoir parfois « écouter l’histoire aux portes de la légende » !)

A ma gauche, Saint Colomban : premier pirate de l’Histoire ?
finnian
A ma droite, Saint Finnian : premier copyfraudeur de l’Histoire !

Entre les deux, un livre "maudit" qui n'a presque rien à envier au Necronomicon de Lovecraft !
Entre les deux, un livre "maudit" qui n'a presque rien à envier au Necronomicon de Lovecraft !

L’histoire se situe dans le contexte de l’évangélisation de l’Occident par les moines, tâche dans laquelle l’écrit et le livre jouèrent un rôle fondamental pour la diffusion du Christianisme. Saint Finnian est connu pour avoir rapporté en Irlande depuis Rome la première copie manuscrite de la Vulgate de Saint Jérôme en latin. Saint Colomban, son disciple le plus talentueux, fut de son côté un grand passionné de livres. Poète autant que moine, il contribua à la diffusion de la connaissance de son temps par les copies d’ouvrages qu’il réalisa inlassablement (il aurait recopié dans sa vie plus de 300 fois les évangiles !). Il encouragea aussi sans relâche ses confrères moines à étudier, copier, disperser et faire connaître les livres. Cette attitude n’est pas anodine à une époque où les livres, objets de savoir mais aussi de pouvoir, étaient conservés jalousement dans les bibliothèques des monastères. On raconte que Saint Colomban toujours en quête d’ouvrages à emprunter et à copier, essuya de nombreux refus lorsqu’il demanda à consulter des livres, comme ce fut le cas avec un certain moine nommé Longarad aux jambes velues (sic!) (anecdote à lire dans « Les moines d’occident depuis Saint Benoît jusquà Saint Bernard » par Montalembert)

Or un jour, alors que Colomban rendait visite à son ancien maître Saint Finnian, il s’introduisit subrepticement dans une chapelle à la faveur de la nuit pour copier un précieux psautier (recueil de prières) que Finnian refusait de montrer. La légende dit qu’il ne fallut qu’une seule nuit à Colomban pour recopier l’ouvrage, éclairé par une mystérieuse lumière jaillissant de sa main gauche tandis que de sa main droite, il ornait la copie de superbes enrichissements calligraphiques. Craignant que ce geste ne fasse perdre sa valeur à son livre, Saint Finnian se mit hors de lui et réclama à Colomban le nouveau manuscrit, en arguant du fait qu’une copie réalisée sans autorisation du propriétaire de l’original équivalait à un vol. Saint Colomban refusant d’obtempérer, l’affaire tourna vite à l’aigre et il fut décidé d’en appeler à la justice du monarque suprême de l’Irlande, le Roi de Tara.

Chaîne Hereford Cathedral Chained Library
On imagine bien Finnian en adepte des DRM rustiques de l'époque !

Ce roi, Diarmait mac Cerbail, trancha l’affaire par le biais d’un très intéressant raisonnement par analogie. Un proverbe coutumier irlandais énonçait « A chaque vache son veau » (ce qui signifiait en fait que le propriétaire d’un animal était naturellement le propriétaire des rejetons que ce dernier engendrait). Or à l’époque, on considérait que la copie d’un livre était son fils (Son-Book), argument que Saint Finnian invoquait. Le roi de Tara proclama donc la sentence suivante : « To every cow, its calf, to every book, its copy » : à chaque vache son veau et à chaque livre sa copie, ce qui revenait à créer un droit exclusif au bénéfice du propriétaire d’un original sur la production et la diffusion de reproductions. Mais Saint Colomban refusa de se plier à ce jugement qu’il estimait inique, sur la base d’arguments qui valent le détour (je tire le passage suivant de cet excellent article historique en anglais) :

« Les livres sont différents des autres biens et la loi devrait reconnaître ce fait. Les lettrés comme nous, à qui une nouvelle somme de connaissances a été transmise grâce aux livres ont l’obligation de partager ces connaissances à leur tour, en recopiant et en distribuant les livres aussi loin que possible. Je n’ai pas dégradé le livre de Finnian en le recopiant. Il possède toujours l’original et cet original n’est pas à moi. Il n’a pas plus perdu de sa valeur du fait que je l’ai retranscrit. Le savoir qui est contenu dans les livres devrait être disponible pour tous ceux qui veulent les lire et qui sont capables de le faire ; et il est injuste de dissimuler cette connaissance ou d’essayer de cacher les choses divines que les livres contiennent. Il est injuste de m’empêcher, moi ou quiconque, de les copier ou de les lire ou d’en faire des copies abondantes pour les disperser dans tout le pays. Pour finir, je soutiens qu’il devrait m’être accordé de pouvoir copier ce livre, car si j’ai beaucoup appris du travail difficile qu’impliquait sa transcription, je n’ai tiré aucun profit vénal de cet acte ; je n’ai agi que pour le bien de la société dans son ensemble et ni Finnian, ni son livre n’eurent à en souffrir ».

(NDT : Bon sang que c’est beau et moderne ! Le fair use avant l’heure ! L’exception culturelle déjà et toute la doctrine des biens non rivaux en gestation !)

le Roi de Tara tenta alors de reprendre le livre par la force et l’affaire prit une vilaine tournure politique. En réaction, Saint Colomban appela aux armes d’autres clans irlandais qui se rallièrent à lui et livrèrent combat contre l’armée du roi de Tara lors de la bataille de Cul Dreimhne en 561, aussi connue sous le nom de « Battle of the Book« , au cours de laquelle les forces du Roi de Tara furent complètement défaites. Saint Colomban ne profita pas longtemps de son exemplaire retrouvé, puisqu’il fut envoyé évangéliser les Pictes d’Ecosse pour expier sa faute d’avoir appelé à verser le sang pour un livre …

Il me semble que par un curieux méandre dont l’Histoire a le secret, cet épisode  nous ramène tout près de ce que nous vivons actuellement à l’heure du numérique. Car nous en sommes toujours à discuter de la légitimité de la copie comme moyen de diffusion des œuvres et des connaissances. Et plus que jamais, le droit d’auteur est instrumentalisé par certaines puissances pour maintenir artificiellement un état de rareté des biens culturels et limiter le nombre de copies qui peuvent être mises en circulation. Ces puissances (ecclésiastiques naguère, économiques aujourd’hui) usent de leur influence pour rechercher l’appui du souverain et faire en sorte que leurs intérêts obtiennent force de loi. Et au final, il en résulte un état de guerre et de violence entre ceux qui veulent multiplier et diffuser les œuvres et ceux qui souhaitent maintenir un contrôle sur la circulation du savoir. Rien de nouveau sous le soleil !

To every cow, its calf and to every book, its copy. Ce jugement plongea lIrlande dans la guerre civile et porta une première tache sur lhistoire du Copyright;
« To every cow, its calf and to every book, its copy ». Ce jugement plongea l’Irlande dans la guerre civile et porta une première tache sur l’histoire du Copyright.

Même légendaire, l’histoire de l’affrontement entre Saint Colomban et Saint Finnian est très éclairante. Finalement, Saint Colomban représente une menace pour les puissances de l’époque incarnées par son maître, car il possède un pouvoir de copie quasi instantanée qui ruine leur prétention à enfermer la connaissance dans des supports matériels (les livres). En fait, au delà de l’épisode miraculeux de la copie nocturne du manuscrit, il est attesté que Saint Colomban faisait travailler des ateliers de moines pour copier à une échelle supérieure les textes et être en mesure de les diffuser largement.  C’est certainement cette nouvelle démarche qui a suscité des tensions avec les responsables locaux de l’Eglise. Ce pouvoir magique de Saint Colomban, nous le possédons tous à présent, grâce aux facultés quasi-infinies de reproduction et de diffusion des oeuvres que nous offre le numérique. Et l’analogie ne s’arrête pas là, car Saint Colomban ne se contente pas de recopier servilement : sa copie enrichit l’œuvre initiale par les innovations calligraphiques qu’elle introduit. Elle prouve que loin d’appauvrir la culture, l’acte de copie peut l’enrichit et l’augmenter (auteur, auctor provient du terme augere = augmenter). Et ce qui était déjà vrai à l’âge de la copie manuscrite l’est encore plus à l’ère numérique : pour des milliers d’utilisateurs, la copie est l’occasion de créer à nouveau par le biais du Remix. Face à ces nouvelles formes de créativité, les puissances conservatrices de l’ordre ancien en sont réduites à des manœuvres juridiques pour revendiquer abusivement des droits sur ce qui devrait rester libre.  Car Saint Finnian n’est même pas l’auteur de son propre Psautier : les prières qu’il contient appartiennent à tous et sont destinées par essence à circuler le plus largement possible. Elles sont l’incarnation même de ce que nous appelons aujourd’hui le domaine public ! Saint Finnian n’est propriétaire que de l’enveloppe matérielle et non de son contenu ! Ce qui fait de lui le tout premier copyfraudeur de l’Histoire (et j’y vois une analogie plus que certaine avec toutes les institutions culturelles ou toutes les sociétés (voir dernièrement l’Associated Press) qui multiplient les atteintes au domaine public pour des motifs économiques !).

A vrai dire, théoriquement notre droit est censé avoir accompli un progrès décisif qui devrait nous garantir des excès du copyright. Il existe en effet un principe d’indépendance des propriétés matérielles et intellectuelles en vertu duquel posséder un support ne confère aucun droit sur l’oeuvre que ce support véhicule. C’est le BA-ba de la propriété intellectuelle. Mais avec le numérique, on assiste à une formidable régression et à un retour à l’époque de Saint Finnian et Saint Colomban : les utilisateurs qui possèdent un support (CD, DVD …) agissent comme s’ils avaient un droit sur les oeuvres en les copiant et en les échangeant librement. En réaction, les titulaires de droits manoeuvrent pour enfermer à nouveau les usages dans des supports donnés malgré le passage au numérique, à grand renforts de DRM et de verrous sabordant l’interopérabilté. Le problème est le même avec les oeuvres du domaine public, qui retombent sous de nouvelles restrictions lorsqu’elles sont numérisées par des  institutions publiques. Il est fascinant de constater qu’à l’heure où la technique explose et devrait libérer les oeuvres de leur enveloppe matérielle, le droit régresse et brouille le sens de cette révolution … Quant à la « Bataille du Livre », elle redevient une réalité très préoccupante avec l’enjeu nouveau du e-book et la lutte que se livrent des géants comme Google, Amazon, Sony, Barnes & Nobles pour contrôler contenus et usages …

De cette histoire, je veux aussi retenir que dans cette Bataile –  cette guerre des Copyrights contre la Culture et la Connaissance – au final le Roi a été défait et avec lui les Puissances qui le manipulaient. Une morale que feraient bien d’entendre tous les gouvernements qui multiplient en ce moment les lois cruelles et absurdes pour maintenir en l’état une propriété intellectuelle  qui doit être réinventée. L’Histoire, dit-on, a l’habitude de se répéter …

Le livre de Saint Finnian serait-il le Necronomicon du Copyright ? La boîte de Pandore d'où sont sortis les maux avec lesquels nous nous débattons aujourdh'ui ?
Le livre de Saint Finnian serait-il le Necronomicon du Copyright ? La boîte de Pandore d'où sont sortis les maux avec lesquels nous nous débattons aujourd'hui ?

Tout cela nous entraîne assez loin  de la copie du Psautier de Saint Finnian, et vous devez peut-être vous demander où se trouve aujourd’hui cet artefact, ce livre maudit, véritable Necronomicon du Copyright (ou plutôt Ne©ronomi©on !),  pour la propriété duquel les hommes se sont déchirés. Montalembert nous apprend quelle fut sa destinée funeste suite à la bataille gagnée par Saint Colomban :

Quant au manuscrit qui avait été l’objet de cet étrange conflit de propriété littéraire dégénéré en guerre civile, il fut depuis lors vénéré comme une sorte de palladium national, militaire et religieux. Sous le nom de Cathac ou Batailleur, le psautier latin, transcrit par Columba, enchâssé dans une sorte d’autel portatif, devint la relique nationale du clan des O’Donnell. Pendant plus de mille ans, il fut porté par eux à la guerre, comme un gage de victoire, à la condition d’être posé sur la poitrine d’un clerc aussi pur que possible de tout péché mortel. Il a échappé comme par miracle aux dévastations dont l’Irlande a été victime, et il subsiste encore pour la plus grande joie des patriotes érudits de l’Irlande.

En fait, le Batailleur ou An Cathach,considéré aujourd’hui comme l’un des éléments les plus importants du patrimoine irlandais, est conservé paisiblement au National Museum of Ireland, à Dublin. Excellent épilogue, me direz-vous, pour ce gri-gri guerrier enfin rendu à sa juste destination culturelle. Que nenni ! Poursuivi sans relâche par la malédiction dont il est l’objet, c’est désormais la version numérique de ce livre qui porte la marque funeste de l’appropriation, sous la forme d’un copyright apposé par la Royal Irish Academy (sur un livre vieux de plus de mille ans ! quelle ironie !). La guerre au Savoir n’est pas finie …

cathach

Ô Saint Colomban, délivrez-nous des excès du Copyright !

[Note : un commentateur de ce billet m’a fait remarquer qu’il ne fallait pas confondre le héros de cette histoire Saint Colomban d’Iona (Colum Cille en gaélique) et Saint Colombanus (Colum Bàn), le fondateur de l’abbaye de Luxueil. J’avais initialement commis cet erreur dans le billet et ce commentaire de Veig m’a permis de la corriger. On ne dira jamais assez l’intérêt des commenaires dans les blogs !].


50 réflexions sur “Saint Finnian et le Necronomicon du Copyright

  1. Excellent article! Pour sortir de nos temps obscures, il va falloir se retaper les Lumières…

    Vous prendrez bien un peu de Proudhon, théorie de la propriété?

    « Les choses qui, par leur excellence, sortent du cercle utilitaire, sont de plusieurs catégories: la religion, la justice, la science, la philosophie, les arts, les lettres, le gouvernement. » Pourquoi? Parce qu’elles sont la substance morale de l’humanité, et que l’humanité ne s’approprie pas; tandis que la terre et les produits de l’industrie, choses fongibles, matière serve, que l’homme l’ait faite ou seulement façonnée, est vénale, étrangère à l’homme. Pour assurer le triomphe de la liberté, on a dû interdire l’appropriation des idées, de la vérité et du droit, en même temps qu’on autorisait l’appropriation de la terre. La souveraineté du citoyen n’existe pas dans l’indivision terrienne; elle périrait avec l’appropriation intellectuelle. Ces deux vérités, inverses l’une de l’autre, sont corroborées par la distinction que j’ai faite des choses vénales et des non-vénales. En effet, la terre peut être vendue, dominée sans offense; l’homme ne peut être vendu, et trafiquer de certaines idées, c’est trafiquer du genre humain, le refaire esclave.

  2. Excellent conte qui nous montre bien, encore une fois, à quel point l’Histoire est cyclique cependant un doute subsiste en moi. Et si Saint Finnian avait voulu protéger non le texte en lui même mais un travail d’enluminures qu’il aurait lui-même ajouté au livre original et qu’il gardait secrètement comme une pièce maitresse de son existence de moine ? Ne pouvait-il pas protéger son travail d’artiste au contraire de son travail de copiste ? D’ailleurs votre histoire ne nous dit pas si le fait qu’il ait ramené la première copie en a fait la seule copie du royaume d’Irlande.

    1. A priori, le psautier de Finnian devait être la seule copie de cet ouvrage alors en Irlande, mais je laisse à d’autres le soin de rectifier ce point s’ils en savent plus.

      Effectivement, l’action de Finnian aurait paru plus légitime s’il avait voulu protéger son travail « artisanal » de copiste plutôt que d’essayer de verrouiller le texte en lui-même. Mais je pense que nous glissons dans l’anachronisme pour deux raisons : en recopiant le manuscrit de Finnian, Colomban n’a pu reproduire que le texte même du Psautier et non les éventuelles enluminures qui l’accompagnaient (à moins que la lumière n’émanant de sa main ne soit celle d’un « scanner miraculeux », mais je ne pense pas !). Il n’a pas « photographié » l’ouvrage comme on pourrait le faire aujourd’hui. Donc seule la « substance » du livre est en cause et a priori, étant donné qu’il s’agissait de prières, le texte aurait dû rester libre, même pour quelqu’un comme Finnian !

      Cela dit, en lisant l’article anglais que je cite, on apprend que ses arguments étaient moins « brutaux » que ce que j’en laisse paraître dans le billet. En effet, Finnian met aussi en avant l’idée que la copie risque de mettre à mal l’intégrité du texte sacré et qu’il est fondé dès lors à exercer un contrôle pour préserver cette intégrité. En quelque sorte, Finnnian ne se pense pas comme le propriétaire du texte, mais comme son gardien. C’est plus noble, mais l’effet sur la diffusion du savoir est le même …

      De plus, au 6ème siècle après JC, le travail « artisanal » d’un copiste n’était à mon sens pas considéré comme digne de recevoir protection contre la copie. D’ailleurs, à cette époque-là, il n’existait pas de conception de la propriété intellectuelle d’aucune sorte. Dieu était créateur de toute chose et l’homme toujours un copiste dans tout ce qu’il faisait ! C’est pour cela que le Roi de Tara est obligé de recourir à un autre fondement pour donner tort à Colomban : celui de la propriété matérielle de l’original, qui se transmet viralement à la copie. Et que Finnian de son côté s’appuie sur un étrange lien de filiation, très « anthropomorphique » entre l’orignal et la copie, qui serait comme son « fils ». Il faut dire que le livre à l’époque était revêtu d’une aura très spéciale, au point d’en faire presque une chose « vivante ».

      Si j’avais le temps, j’aimerais creuser d’autres cas de cette époque pour voir quels pouvaient être les modes de raisonnement de cette ère d’avant le droit d’auteur … qui sait, peut-être pourrait-on y trouver la matrice d’autres formes de pensées, utiles pour les temps présents ?

  3. Une très belle histoire en ce milieu du mois d’août ! Bravo ! Je ne connaissais pas cet épisode de la vie de Colomban…, qui, au mépris de la conclusion moderne, fut tout de même exilé ! Bah, un zeste de rêve ne fait pas de mal ….

  4. J’étais en train de me dire que l’auteur originel de la Bible, c’est Dieu… en principe, je crois, je suis pas sûr… Donc pour le droit d’auteur, c’est à Dieu de décider de la licence !
    ;-)

    Et puis je repensais au « batik », où ceux qui dessinent sur ces tissus s’opposent à une propriété intellectuelle, car pour eux c’est Dieu qui guide leurs gestes.

    Et puis la Création (la « création du monde »), c’est Dieu en premier… tout le reste n’est que copie, et nous sommes que des copies…
    ;-)

    Dieu, la propriété intellectuelle… Pfff ! Ça devient compliqué !

    MDR

    1. Bonjour,

      Je ne prononcerais pas sur la question de savoir quel est le titulaire des droits sur la Bible. Quelque chose me dit qu’il doit s’agir d’une des oeuvres les plus collectives qui soient !

      Mais le lien que vous évoquez entre religion et droit d’auteur est intéressant et mériterait d’être creusé. On pourrait comparer ce qu’en disent les grandes religions du livre, mais aussi pourquoi pas le Bouddhisme ou d’autres confessions orientales ?

      Cela dit, je suis tombé sur une encyclique de Benoît XVI « Caritas in veritate », publiée le 29 juin dernier, dans laquelle le pape émet un avis très réservé sur la propriété intellectuelle :

      22. […] Nous pouvons aussi identifier le même enchainement de responsabilités dans les causes immatérielles et culturelles du développement et du sous-développement. Il existe des formes excessives de protection des connaissances de la part des pays riches à travers l’utilisation trop stricte du droit à la propriété intellectuelle, particulièrement dans le domaine de la santé. […]

      Benoît XVI vise ici plus directement les brevets, mais les excès actuels du droit d’auteur me paraissent assez éloignés de l’idée de charité chrétienne !

    1. Bonjour,

      La décision de la CJCE que vous citez est effectivement très inquiétante pour l’avenir de la courte citation. Surtout quand on voit à quel point les « formes courtes » prolifèrent sur internet (microblogging, Twitter …).

      Pour ce qui est de la première partie de votre commentaire, je serai plus nuancé que vous ne l’êtes. Il n’y a pas de copyright sur les images numérisées par la BnF (en tout cas pas dans Gallica). Et la BnF ne s’appuie pas sur le droit d’auteur, comme vous le laissez entendre.

      En revanche, l’établissement revendique un droit sur le site Gallica et pose des conditions de réutilisation des documents (notamment pour la réutilisation à des fins commerciales), mais en s’appuyant sur d’autres fondements : droit des bases de données ou droit de réutilisation des données publiques.

      Vous me direz que les images ne sont donc pas complètement libres pour toute utilisation et vous aurez raison. Mais ces fondements offrent la possibilité d’une conciliation entre d’un côté l’approche « copyright-tous droits réservés » et l’approche « domaine public-point barre-faites-en ce que vous voulez ». Et je pense que c’est dans cet entre-deux que la solution à la diffusion du domaine public numérique se situe. C’est souvent ce que nous enseigne le droit : in media stat virtu …

      Sur le plan symbolique, il y a aussi une grosse différence : poser un copyright sur une oeuvre du domaine public numérisée, c’est revendiquer un droit créé à l’origine pour les auteurs afin de protéger leurs oeuvres. C’est un détournement profond de la logique du droit d’auteur. Le droit de réutilisation des données publiques procède d’une intention différente : il part du principe de libre accès aux données en permettant aux institutions publiques de poser des conditions à ce libre accès. Et il n’a rien à voir avec la propriété intellectuelle ou le droit d’auteur…

      Les routes sont à tout le monde … elles appartiennent au domaine public … mais il y a des règles pour les utiliser, non ? Justement pour qu’elles restent à tout le monde !

      Autre exemple : la Joconde appartient au domaine public, mais quand on va la voir au Louvre, il y a des règles à respecter. Par exemple, on ne doit pas lancer de projectile sur le tableau !

      Dernière remarque très importante sur le plan de la valeur juridique respective de ces fondements. Le « Copyright-tous droits réservés » brutal sur une image du domaine public numérisé n’a à mon avis que peu de chance d’être reconnu valable par un juge, car c’est contraire à la logique du droit d’auteur français et à sa conception stricte de l’originalité. Le droit de réutilisation des données publiques possède lui une vraie valeur légale et à mon avis, une vraie efficacité en justice.

      Sur la base de ces arguments (que j’accepte tout à fait de soumettre à la discussion), je ne peux pas être d’accord avec votre commentaire.

  5. la théorie de Proudhon fut exemplaire. Mais… mais… peu appliquée. Car il est bien question dans ce débât non de la ‘propriété’ mais de la diffusion des idées et de la culture. Or la domination (donc le propriété du pouvoir) fut en Irlande cause de guerre. Aujourd’hui la domination intelectuelle est dans la possession des moyens de communication et de leurs acteurs: les ‘moines’ actuels en sont réduits à l’état d’esclaves objets pour diffuser les idées ‘globales’ (sic)à d’autres esclaves et sans autre objectivité que celle des dominants. Là serait l’invention du siécle actuel, ou serait-ce plutôt un moment de cette roue qui tourne.. vers l’obscurantisme à nouveau.

  6. Un grand plaisir à parcourir ce billet.
    L’analogie entre la copie manuscrite d’hier et le copier-collé d’aujourd’hui a malheureusement ses limites, le copiste ayant toute latitude pour modifier deci-delà tel mot qu’il ne comprenait pas, telle orthographe qui ne lui plaisait pas, sans parler des coquilles -on sait que certaines aberrations de notre orthographe sont en partie dues à ces petites lubies-. Au lieu que le copier-collé reste une copie morte et le remix évoqué par l’auteur peu (trop peu ?) pratiqué.

    1. Bonjour,

      Merci d’avoir apprécié ce récit (c’est surtout Saint Colomban qu’il faut remercier en fait !).

      En revanche, je crois beaucoup à la réutilisation des oeuvres, aux contenus générés par les utilisateurs et à la culture du Remix. Car il s’agit pour moi d’une véritable révolution culturelle en marche que l’on ne peut pas réduire au phénomène du copier/coller sauvage (même si je suis bien conscient de l’ampleur du plagiat en ligne).

      D’ailleurs, rien qu’en collant des citations ensemble, en ajoutant quelques images, de la musique, on peut arriver à faire de très belles choses, qui pour moi, sont pleinement créatives.

      Je vous conseille d’aller voir le blog Insula Dulcamara , qui est pour moi un très bel exemple de citation créative. Très minimaliste, juste des oeuvres mises côte à côte, mais quelque chose se produit.

      A voir aussi le Tumblog Séditions graphiques, juste des images « vintage » reprises et accumulées au fil des jours, à l’état brut, mais au final quelque chose de très créatif, par la collection qui se constitue peu à peu et le « récit » sans parole et sans scénario que génère l’enchaînement quotidien des images.

      Je crois que la création est en train de se renouveler très profondément et qu’il ne faut pas appliquer à ces formes nouvelles des canevas anciens trop rapidement.

      Au risque de passer à côté de quelque chose qui en vaut vraiment la peine …

  7. Merci pour cet article brillant et stimulant, plein d’érudition et d’humour… et pour le coup de projecteur flatteur mais intimidant !

    La légende de Saint Fillian me fait quant à moi penser au Miserere d’Allegri, jalousement gardé pendant plus d’un siècle par le Vatican, chanté exclusivement dans la chapelle Sixtine pendant la Semaine Sainte, et dont Mozart, tel Saint Colomban, aurait reconstitué de mémoire la partition après deux auditions (à vrai dire, même si l’oeuvre dure une dizaine de minutes, elle est très répétitive – c’est ce qui la rend si envoûtante – et il n’est pas si étonnant qu’un excellent musicien soit parvenu à la mémoriser après seulement deux écoutes).

    Et au fait, le lien sur « Remix » ne semble pas fonctionner…

    1. De rien pour le coup de projecteur ! Je le pense vraiment !

      Je vais aller jeter un oeil sur l’histoire du Misere d’Allegri. Intéressant cas de refus de divulgation d’une oeuvre …

      Cela me chiffonne d’avoir mal inséré le lien sur « Remix », car il pointait sur un reportage vidéo très bien fait sur la culture du Remix : RiP: A Remix Manisfesto (participatif en plus).

      Si le coeur vous en dit, cela vaut vraiment la peine …

  8. Pitite confusion: s’il s’agit du Saint Colomban (Colum Cille en gaélique) qui, après avoir eu maille à partir avec Saint Finnian, a évangélisé les Pictes (en Ecosse), alors ce n’est pas le même que Saint Colombanus (Colum Bàn en Gaélique) qui, après moultes pérégrinations sur le continent, fonda l’abbaye de Luxeuil.

    Mais cette histoire d’exil pour avoir incité à verser le sang pour un livre m’a rappelé une « gwerz » (complainte en langue bretonne) qui a bercé mon enfance et qui parlait d’un « Skolvan » puni pour le même motif. Vérification faite, « Skolvan » et Saint Colomban étaient bien la même personne. Alors que Colum Cille n’a jamais mis les pieds sur le continent, c’est sa légende qui est rapportée, en non pas celle de Saint Coulomb (Colum Bàn) qui a donné son nom à de nombreux lieux en Bretagne.

    1. Vous avez tout à fait raison et je vais apporter les modifications nécessaires à l’article.

      Sans vouloir m’exonérer de ma responsabilité dans cette confusion, il y a un certain nombre de sources sur internet qui mélangent les deux Colomban. C’est notamment le cas de l’article « Histoire du droit d’auteur » de Wikipédia, qui mentionne cette histoire en renvoyant à Saint Colombanus et non à Saint Colomban d’Iona. Je vais aussi du coup profiter de l’occasion pou rectifier l’erreur dans Wikipédia.

      Je dois vous avouer que je suis plus versé dans les arcanes du droit que dans celle de l’histoire religieuse …

      J’ai d’ailleurs également eu un peu de mal avec Saint Finnian, car il existe deux Finnian fameux en Irlande à peu près à la même époque : Saint Finnian de Moville, l’anti-héros de cette histoire et un certain Saint Finnian de Clonard, plus connu.

      Merci en tout cas pour ce rectificatif important !

  9. Article fort intéressant mais je ne comprends pas cette phrase de Colomban: « je n’ai agi que pour le bien de la société dans son ensemble et ni Finnian, ni son livre n’eurent à en souffrir ».
    Comment Colomban sait-il que ce livre est utile à la société ou qu’elle aurait besoin d’un tel « bien »?
    comment peut on juger des bienfaits d’un acte à un instant t et supposer aux conséquences positives engendrées par la diffusion d’un savoir?
    et comment savoir si la diffusion du livre ne lui nuira (futur) pas (au livre) ainsi qu’à son auteur(guerre de religion par ex).
    Ainsi il apparait que les actes de Colomban ont eu pour conséquence directe une bataille faisant plusieurs morts donc pas forcément un bien pour la société (à juger).
    Aucun profit vénal certe mais une volonté d’imposer à la société une oeuvre qui présente des pensées (faisant appel à une doctrine)que le rédacteur ne veut pas forcément diffuser pour l’instant (pour la défense de Saint Finian).
    Si j’écris un livre et que je ne veux ou ne souhaite pas qu’il devienne accessible à autrui m’interdit-il de l’écrire?
    Merci

    1. Bonjour,

      Votre commentaire m’a beaucoup donné à réfléchir et je vous en remercie, car il vise des éléments fondamentaux.

      Comment Colomban sait-il que ce livre est utile à la société de son temps ?

      Il faut replacer les choses dans leur contexte (je précise que je ne suis pas un spécialiste de l’histoire de cette époque, mais j’essaie de réfléchir avec les éléments dont je dispose). Finnian est connu pour avoir ramené la première bible en latin depuis Rome en Irlande. Vous imaginez la valeur d’un tel ouvrage en ces premiers temps de l’Evangélisation de l’Europe ! Et l’objet de pouvoir que cela constituait, car celui qui le détenait pouvait se prévaloir de détenir la source de la doctrine la plus authentique … Posséder ce livre, c’était posséder la Vérité.

      Mais ce n’est pas cette Bible qui est directement en cause dans cette affaire. Ce que Colomban a copié, c’est le psautier de Finnian. C’est-à-dire un recueil de prières compilées qui servent aucroyant à accomplir ses rituels au quotidien. Un objet en fait très « personnel » qui devait accompagner Finnian dans sa vie. Et J’imagine que Finnian avait du lui-même constituer ce psautier en recopiant les prières dans sa fameuse Bible en latin de Rome. Une version portative de la Vérité, rien que pour lui (myyyy preciooousss !).

      On comprend mieux alors l’intérêt de Colomban pour un tel ouvrage : le copier et le diffuser c’était offrir aux fidèles de son époque la possibilité de connaître les prières à leur source même, dans leur formulation la plus exacte. Un geste quasi prométhéen !

      Cela dit, il faut relativiser un peu le geste de Colomban : qui a cette époque était en mesure de lire, du latin en plus, dans l’Irlande du 6ème siècle ? Une poignée de religieux ; les moines essentiellement. Mais la diffusion de cette source remettait quand même en cause le pouvoir de Finnian et permettait d’aller vers un état moins centralisé de la connaissance. Je pense que c’est pour cela que Colomban considère que c’est un bien pour la société. Et comme il s’exprime dans le cadre d’un procès, il prend bien le soin de démontrer qu’il n’a pas dégradé le livre en le copiant (préjudice), ni rien « volé » à Finnian puisqu’il ne lui a rien pris qu’il ne possèderait plus (on ne perd pas une connaissance en la partageant).

      Mais il y a des éléments dans votre commentaire qui sont plus troublants et qui me donnent à réfléchir sur le geste de Colomban. Oui, au final sa révolte pour un livre n’a peut-être pas à court terme amené un bien à la société de son époque : il a entraîné l’Irlande dans une guerre civile et il est dit que la Bataille du Livre contre le Roi de Tara a fait plusieurs milliers de morts. Alors la question est celle-ci : est-il légitime de commettre un acte de violence au nom du droit à la connaissance ?

      Grande question … très moderne … Nous revenons par exemple à la question du piratage. Télécharger illégalement une oeuvre protégée, c’est un acte « violent » dans le sens où il viole la loi et cause un préjudice à autrui. Mais c’est aussi permettre par le partage une plus grande diffusion de l’oeuvre.

      J’aurais tendance à dire qu’il faut remonter à la cause réelle de la violence qui est peut-être dans l’interdiction originelle. N’est-ce pas Finnian le premier qui commet un acte de violence en confisquant le savoir à son seul profit ? N’est-ce pas la loi en créant l’interdiction du pirate qui transforme le téléchargeur en être violent ?

      J’ai en tête une phrase d’un très grand théoricien du droit autrichien, Hans Kelsen qui disait : si vous prenez une pomme dans un compotier ou si vous la prenez sur l’étalage d’un marchand, vous accomplissez matériellement le même geste. Mais c’est le droit qui va conférer à ces deux actes une signification radicalement différente (légal/illégal). L’autre exemple, qui me vient à l’esprit est celui de la pénalisation de la drogue. Il y a des analyses juridiques très sérieuses (celle-là par exemple complètement au hasard !) : La droque est-elle interdite parce qu’elle est dangereuse ou est-elle dangereuse parce qu’elle est interdite ? La violence légale que crée la répression de la drogue n’est-elle pas elle aussi un mal social, surtout quand la consommation de certaines substances (cannabis par ex) fait partie des moeurs d’une grande partie de la population. La prohibition de l’alcool a déchaîné aux Etats-Unis beaucoup plus de violence que les beuveries qui ont eu lieu lors de son abolition !

      Le raisonnement est transposable à la question du piratage. Quel est le plus grand mal social : les pertes engendrées par le téléchargement ou la violence légale croissante que l’on veut mettre en oeuvre pour le contrer (coupure de l’accès à Internet, atteinte à la liberté d’expression, négation de la présomption d’innocence, surveillance des internautes, ect).

      Et nous revenons à Colomban : il a déclenché une guerre pour copier un livre, mais l’origine de la violence n’était-elle pas dans l’interdit posé par Finnian et avalisé par la force du Roi de Tara ? Qui introduisit la première violence : Adam en croquant la pomme (de la Connaissance) ou Dieu en le lui interdisant ? (je vais loin ce soir quand même …)

      Vous posez par ailleurs une question finale très intéressante qui touche à l’élément le plus fondamental de ce qu’on appelle le droit moral : le droit de divulgation. Vous me demandez : si j’écris un livre et que je ne veux pas qu’il devienne accessible à autrui dois-je renoncer à l’écrire ?

      Ma réponse est bien sûr non. C’est la question des journaux intimes, des correspondances privées ou des oeuvres que les auteurs ne souhaitent pas révéler au grand jour. Combien d’écrivains, combien de peintres (combien de cuisiniers aussi !) ont détruit leurs créations ratées pour qu’elles ne soient jamais montrées, parce qu’elles ne correspondaient pas à ce qu’ils voulaient exprimer ? Le droit de divulgation est absolument légitime.

      Mais Finnian ne pouvait se prévaloir d’un tel droit, car il n’est pas l’auteur du contenu de son psautier. Les prières de ce livre sont celles de la Bible qu’il s’est contenté de recopier, le plus fidèlement possible. Elles ne sont pas sa chose, mais un bien qui doit normalement être porté à la connaissance de tous. L’acte de copie d’un support ne peut engendrer une appropriation de l’œuvre en elle-même.

      Finnian et Colomban représentent deux conceptions opposées diamétralement de la copie : Finnnian utilise la copie pour s’approprier et Colomban pour partager (encore beaucoup d’analogies avec les industries culturelles et les pirates = les DRM contre le P2P).

      N’étant pas l’auteur d’un livre, mais seulement le propriétaire d’un morceau de parchemin, il ne pouvait pas s’opposer à la divulgation du contenu.

      Mais dans cette affaire, je pense que Finnian a été entraîné dans une confusion : ce livre, c’était son psautier, le compagnon de ses prières, un objet avec lequel il avait un rapport presque « charnel » (le parchemin, c’est de la peau…). J’imagine qu’il a déjà dû prendre sur lui pour le prêter à Colomban. Et qu’il a vécu ensuite la copie comme une intrusion dans son intimité. Je peux comprendre Finnian, mais je ne l’approuve pas …

      Et j’aurais suivi Colomban dans sa guerre pour un livre …

      Voilà les quelques réflexions que m’inspire votre commentaire. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question, mais je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de revenir sur la signification des geste de Colomban et de Finnian.

      (j’avoue que je commence à beaucoup m’attacher à eux comme à deux compagnons … deviendrais-je sentimental ?).

  10. Merci pour cet article que je découvre aujourd’hui.
    Quelques réflexions aussi sur les questions de « phil#25 ».
    – Comment Colomban sait-il que ce livre est utile à la société ou qu’elle aurait besoin d’un tel “bien”?
    C’est effectivement une grande question qui fait appel à encore autre chose que le sentiment d’opportunité et d’adéquation temporelle. Notamment à la faculté de jugement : Colomban juge, en son âme et conscience, que le psautier l’intéresse, lui. Il en déduit que l’intérêt qu’il y trouve pourrait être partagé par d’autres, donc il diffuse. Deuxièmement, il existe une catégorie d’humains qui sont enclins à la transmission et à la continuation du savoir, les pédagogues, maîtres zen et autres, dont Colomban semble faire partie. Enfin, une qualité humaine un peu bizarre accolée à l’amour et qui veut qu’on aime faire connaître et partager ce que l’on aime.

    Cmment peut on juger des bienfaits d’un acte à un instant t et supposer aux conséquences positives engendrées par la diffusion d’un savoir?
    De nouveau vaste question qu’il ne faudrait pas réduire au conte ci-dessus, mais traiter philosophiquement (ce dont je suis, hélas, incapable). Néanmoins, on revient à la capacité de jugement de tout être humain, à l’instant T, dans l’état de ses connaissances et de ses émotions. Si le « comment » ne peut être répondu, l’acte de juger – et de décider – constitue le quotidien pour la survie. De même, si on peut imaginer quelques conséquences néfastes à la diffusion d’un savoir (comment fabriquer une bombe nucléaire, par exemple), il n’en reste pas moins que l’humanité est composée de multiples individus et que la transmission du savoir est un fondement essentiel de la survie de l’espèce.
    Merci encore pour ce savoir supplémentaire et l’occasion donnée pour un débat d’idées savoureux.

  11. calimaq, merci pour votre réponse détaillée. Quelques précisions :

    « autres fondements : droit des bases de données ou droit de réutilisation des données publiques » => le droit des bases de données ne permets pas de protéger un document individuel, ni toute extraction « non substancielle ». (Pour reference ce droit des bases de données est utilisé explicitement par legifrance pour la aussi rendre illégalle les extractions de la loi « que nul n’est censé ignorer » …). Avez-vous des références pour les « droits de reutilisation des données publiques » ? Je connais les droits d’acces a ces données (CADA, etc…) mais pour la réutilisation je ne vois pas (a part dans le titre de colloques, mais c’est du politique pas du legislatif).

    « la Joconde appartient au domaine public » => la Joconde est un tableau c’est a dire un objet matériel protégé par les lois de propriété classique et un reglement intérieur peut limiter les usages dans un local particulier.

    « peu de chance d’être reconnu valable par un juge » => je suis bien d’accord mais en arriver au procès serait dommage. Mais bon si c’est le seul moyen d’empecher la dérive d’un service public …

    1. Bonjour

      * Oui, vous avez raison pour le droit des bases de données. Cela dit, la loi admet la notion d’extraction « qualitativement substantielle » et pas seulement quantitativement, ce qui ne facilite vraiment pas les choses lorsqu’on l’applique à un ensemble d’objets culturels numérisés. Est-ce que par exemple extraire un corpus en entier constitue une extraction qualitativement substantielle ou bien tous les ouvrages d’un même auteur ou encore, est-ce que récupérer une pièce d’une valeur historique inestimable ne constitue-t-il pas une extraction substantielle ? Autant de questions sans réponse … c’est pour cela que je voue une sainte horreur au droit des bases de données : il est flou, froid, d’une grande « laideur juridique » et imprévisible. Et en plus c’est une véritable machine à démolir le domaine public …

      *Le droit à la réutilisation des données publiques est très peu connu et peu utilisé par les personnes publiques (qui se laissent trop souvent aller à la facilité de copyrighter). Pourtant c’est un dispositif très intéressant car il part d’un principe de libre accès et réutilisation des données publiques qui peut être assorti d’exceptions limitées. A mon avis, c’est une piste très sérieuse à creuser pour parvenir à concilier l’accès et la réutilisation du domaine public avec les intérêts des institutions culturelles. Son fondement législatif se trouve dans la loi du 17 juillet 1978 complétée par l’ordonnance du 6 juin 2005. On trouve d’ailleurs sur le site du Ministère de la culture des licences-type de réutilisation qui s’appuient sur ce fondement.

  12. Merci pour les références aux textes !

    Les articles 15 et 16 sur les redevances et licences sont en effet pertinents a la situation et pourraient rendre légale la pratique de Gallica, avec une ambiguité sur la notion de cout puisque l’acces initial est lui gratuit …

  13. superbe ;-)
    bravo pour cette recherche.
    par contre juste une remarque, si l’exception culturelle est bien une doctrine, de l’UNESCO en l’occurrence, les biens non rivaux ce n’est pas une doctrine, mais une définition économique de la nature des biens.

    cordialement
    Philippe

  14. Très instructif.
    Je vous signale quand même que méandre est du genre masculin.
    (Robert, etc.) Il faut donc écrire « un curieux méandre ».

    1. Content que vous ayez apprécié !

      J’en profite moi aussi pour remercier toute les personnes qui ont laissé des commentaires sous ce billet. Les remarques, les questions, les liens m’ont vraiment permis d’aller plus loin et de découvrir de nouvelles choses.

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