La tortueuse destinée juridique de Peter Pan

Ne me demandez pas comment j’en suis arrivé là, mais j’ai récemment découvert que Peter Pan avait connu une bien étrange destinée juridique.

Peter Pan fut créé d’abord en 1904 sous la forme d’une pièce de théâtre, puis d’un roman publié en 1911, par l’auteur écossais J.M. Barrie. Celui-ci étant décédé en 1937, l’oeuvre aurait dû entrer dans le domaine public le 1er janvier 2008, en vertu de la règle qui veut que les droits patrimoniaux durent en principe tout au long de la vie de l’auteur plus soixante dix ans après sa mort.

Mais Peter Pan n’est pas dans le domaine public et il se pourrait bien qu’il n’y entre jamais tout à fait, en raison d’une excentricité législative du Parlement anglais.

Il s’avère en effet que J.M. Barrie, n’ayant pas de descendants,  décida en 1929 de reverser l’intégralité des droits de la pièce à l’hôpital pour enfants malades de Great Ormond Street, à Londres (voyez ici). Au vu des nombreuses adaptations ultérieures de l’oeuvre, tant dans la littérature qu’au cinéma, il s’agissait d’un geste fort généreux et on imagine qu’à lui seul, le film de Disney  a dû garantir à l’hôpital de substantiels revenus.

Si l’histoire s’était arrêtée là, Peter Pan aurait tout de même fini par entrer dans le domaine public, mais un tour de passe-passe législatif est  intervenu plus tard, qui a en quelque sorte « éternisé » le geste initial de J.M. Barrie.

Peter Pan et le copyright imaginaire…

En 1987, l’oeuvre était sur le point de tomber une première fois dans le domaine public (la durée de protection des droits en Europe était alors de 50 ans après la mort de l’auteur). Si cela s’était produit l’hôpital pour enfants aurait perdu le bénéfice de la manne financière représentée par les droits sur l’oeuvre. L’ancien premier ministre britannique Lord Callaghan proposa alors avec succès un amendement lors du vote en 1988 du Copyright, Designs and Patents Act, instaurant un droit perpétuel sur les oeuvres du cycle de Peter Pan, au profit de l’hôpital pour enfants.

Great Ormond Street Hospital

D’un point de vue juridique,  l’hôpital ne possède plus un droit d’auteur au sens propre sur Peter Pan, mais un simple droit à toucher un pourcentage (royalties) sur les recettes réalisées lors de toute représentation théâtrale, diffusion, publication ou adaptation de l’oeuvre. Ce privilège spécial a une portée limitée, puisqu’il ne s’applique qu’en Angleterre, mais il durera aussi longtemps qu’existera l’hôpital.

Pour prendre un exemple, on peut penser que Loisel, pour pouvoir réaliser sa – remarquable ! – adaptation en BD de Peter Pan, parue en 6 tomes de 1990 à 2004, a dû verser un droit à l’hôpital anglais avant que l’oeuvre ne tombe dans le domaine public en 2007, au titre du copyright dont il bénéficiait  et qui était valable internationalement. Si un nouveau tome de la série paraissait aujourd’hui, l’hôpital ne pourrait plus s’appuyer sur son droit d’auteur, mais seulement sur le droit à redevance créé à son profit par la loi anglaise de 1988. Loisel pourrait publier librement sa BD sans avoir à verser de rémunération, sauf pour distribuer sa création en Angleterre, auquel cas il lui faudrait verser à l’hôpital un pourcentage sur le produit des ventes.

Vous avez dit Royalties ?

En consultant le site de l’hôpital de Great Ormond Street, on se rend compte que l’établissement ne se contente pas d’encaisser passivement les droits sur Peter pan, mais qu’il a développé  une politique active d’exploitation de l’oeuvre.

Des agents sont ainsi chargés de conclure des licences et d’exploiter les droits dans plusieurs pays. Pour mettre en scène un spectacle ou publier un livre en Angleterre s’inspirant de Peter Pan, un système de licences et de tarifs a été mis en place. L’hôpital revendique même des droits lorsque des pièces sont jouées dans les écoles. Les établissements ont alors le choix entre verser une redevance pour obtenir une licence ou organiser une collecte de fonds au bénéfice de l’hôpital à l’occasion du spectacle, pour laquelle on peut même vous prêter du matériel promotionnel !

La lecture de la FAQ juridique du site de l’hôpital nous apprend que  l’usage de Peter Pan comme logo est strictement réglementé. Il est vrai que l’hôpital fait lui même un usage promotionnel intensif de l’univers de J.M. Barrie, notamment lors de la Peter Pan Week qui a lieu chaque année pour lever des fonds.  Il n’est pas dit s’il vous faudra verser une redevance au cas où vous décidiez d’appeler votre enfant Peter ou Wendy, mais je vous conseille quand même de vous renseigner, au cas où !

pan

En 2006, l’hôpital est allé jusqu’à commander à un écrivain une suite officielle du roman, baptisée Peter Pan in Scarlet. Elle vient s’ajouter à longue série des séquelles et préquelles que l’oeuvre de Barrie a suscité et pour lesquelles l’hôpital n’a pas manqué de toucher des royalties. Même pour la biographie romancée de J.M. Barrie, Back to Neverland, avec Johnny Depp et Kate Winslet, des droits d’auteur ont été versées, car le film comportait des extraits de la pièce originale…

Un statut juridique à géométrie variable

Si l’on regarde de près, le statut juridique de Peter Pan est complètement éclaté, en fonction des lois applicables. Dans la plupart des pays du monde appliquant la règle « vie de l’auteur plus 70 ans », Peter Pan est bien dans le domaine public et l’oeuvre peut être utilisée sans autorisation, ni redevance. En Angleterre, Peter Pan est formellement dans le domaine public, mais il faut tenir compte du privilège spécial de l’hôpital et obtenir auprès de lui une licence payante, chaque fois que l’on souhaite exploiter l’oeuvre.

Pour corser encore un peu les choses, il est des pays où Peter Pan n’est toujours pas tombé dans le domaine public. L’hôpital peut y faire valoir directement le droit d’auteur qui lui avait été conféré en 1929 par J.M. Barrie.  En Espagne par exemple, Peter Pan est protégé jusqu’en 2017, à cause de la manière particulière dont ce pays a transposé la directive européenne sur l’extension de la durée des droits. Aux Etats-Unis, les droits sur la pièce (mais non ceux sur le roman !) vont durer jusqu’en 2023. L’oeuvre tombe en effet sous le coup de la loi « Mickey Mouse », qui a prolongé à 95 ans la durée du copyright sur les oeuvres dont les droits appartiennent à une personne morale.

Moralité : si vous souhaitez créer une nouvelle oeuvre en vous inspirant de l’univers de Peter Pan et l’exploiter (notamment sur Internet, qui ignore les frontières), sortez vos cartes géographiques, vos codes de propriété intellectuelle, vos dictionnaires multilingues et n’oubliez un tube d’aspirine !

On trouve une trace de ces complexités juridiques sur la notice de la version du roman (pas de la pièce…) Peter Pan qui a été numérisé par le Projet Gutenberg :

This edition of Peter Pan has been created in the United States of America from a comparison of various editions determined by age to be in the Public Domain in the United States. There are questions concerning the copyright status in other countries, particularly in members or former members of the British Commonwealth. Anyone who can contribute information as to the copyrights status of earliest editions is encouraged to do so. For the present, this edition of Peter Pan is restricted to the United States, and is not to be for use or included in any storage or retrieval system in any country, other than the United States of America.

Résultat de ces incertitudes : l’accès à la version du Projet Gutenberg est théoriquement réservé aux Etat-Unis, alors que l’oeuvre est également dans le domaine public dans de nombreux pays…

Le domaine public menacé par un nouveau « syndrome de Peter Pan » ?

Autant le geste initial de Barrie me paraît digne d’éloges, autant je reste très dubitatif quant à cette loi anglaise qui lui a donné une portée éternelle. Certes un hôpital pour enfants a trouvé dans cette oeuvre une source de financements, mais cette belle cause justifiait-elle que l’on porte atteinte au domaine public ?

Celui-ci possède en effet une valeur économique propre et beaucoup plus large, dans la mesure où il favorise la création contemporaine en lui permettant de se nourrir librement des oeuvres du passé. On peut penser par exemple ce que l’on veut du récent Alice aux pays des merveilles de Tim Burton, mais Guillaume Champeau a bien montré dans un article de Numerama combien cette adaptation cinématographique avait entraîné une multiplication de nouvelles éditions en tous genres (dont cette jolie version eBook enrichie pour iPad).

Qu’adviendra-t-il de l’effet de levier pour la créativité que peut jouer le domaine public si on le grève de nouveaux droits, à l’image de ce qu’a fait le législateur anglais ?Au delà de l’opportunité économique de ces montages, on peut aller plus loin et se demander si de telles lois sont  juridiquement valables. Une loi peut-elle porter impunément atteinte au domaine public, dans la mesure où celui-ci permet l’exercice de certains droits fondamentaux comme la liberté d’expression, l’accès à la culture ou à l’éducation ?

La question s’est posée aux Etats-Unis, dans une célèbre affaire Eldred c. Ashcroft, dans laquelle avait été contestée au Congrès américain la capacité à étendre la durée de protection du copyright. Au terme d’une rude bataille judiciaire, la Cour suprême des Etats-Unis a finalement accepté en 2003 la validité de l’extension de la durée des droits et une récente décision de justice américaine a confirmé qu’une loi pouvait extraire une oeuvre du domaine public pour la replacer sous copyright. Une nouvelle prolongation de 20 ans de la durée du copyright serait d’ailleurs à l’étude aux Etats-Unis…

De manière plus inquiétante, un récent rapport de l’OMPI sur le domaine public recommandait d’explorer la piste d’un « domaine public payant », pour instaurer une sorte de taxe en cas de réutilisation à des fins commerciales des oeuvres du domaine public destinée à financer la conservation des oeuvres par les institutions culturelles (voir p. 39 et s. ainsi que p. 70). J’avais déjà eu l’occasion de réagir au mois de février à l’idée émise par le rapport Zelnik de mettre en place une redevance de cette sorte pour financer la création.

En ces périodes de disette budgétaire, il va effectivement devenir très tentant de chercher à transformer le domaine public en « vache à lait » pour créer des ressources. Cette tactique  permettra peut-être de lever quelques deniers à court terme, mais ce sera au détriment des retombées  que le domaine public permet de générer indirectement et qui ne peuvent exister que si l’on préserve sa nature de bien commun.

Espérons donc que les législateurs dans le monde ne soient pas affectés par ce « syndrome de Peter Pan » d’un nouveau genre qui a frappé le Parlement anglais et ne démolissent pas le domaine public en s’abritant derrière de fausses bonnes raisons.

On frémit déjà en pensant à ce qui se passera lorsque le Seigneur des Anneaux, Harry Potter ou Twillight seront sur le point de tomber dans le domaine public !

(Crédits photos : 1. Great Ormond Street Hospital. Par Diamond Geezer. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr, 2. Pan. Par Pfig. CC-BY-SA. Source : Flickr)


20 réflexions sur “La tortueuse destinée juridique de Peter Pan

  1. Bonjour,
    on se rend compte que l’établissement ne se contente pas d’encaisser passivement
    En Angleterre, Peter Pan est formellement dans le domaine public
    Très intéressant cette situation.

  2. Merci pour cet article comme toujours passionnant. Un autre exemple de prolongation abusive des droits d’auteur, bien français celui-ci, me vient à l’esprit : le cas de Maurice Ravel. Par un tour de passe-passe juridique comparable, l’intégralité de son oeuvre a été prolongée jusqu’en 2017…

    1. Intéressante question… la généalogie des billets est souvent surprenante et la sérendipité a souvent son mot à dire dans l’éclosion des idées d’écriture.

      Pour ce billet sur Peter Pan, cela a commencé par la lecture de ce rapport de l’OMPI : Scoping Study On Copyright And Related Rights And Public Domain, écrit par Séverine Dussolier. Elle aborde à un moment le problème de la définition du domaine public et cite dans une note de bas de page le cas de Peter Pan, sans donner plus de détails.

      Intrigué, j’ai tapé à tout hasard « Peter Pan droit d’auteur » sur Google et j’ai atterri tout droit sur l’article de Wikipédia, qui comprend un paragraphe consacré à la question des droits sur l’oeuvre. A partir de là, j’ai pu trouver le site de l’hôpital et commencer à creuser la question plus en profondeur.

      Moralité : il faut lire les notes de bas de page, car on y trouve souvent de belles pépites. Et les articles de Wikiédia sont souvent assez riches en ce qui concerne les aspects juridiques (peut-être parce ce que la communauté des wikipédiens est généralement sensible aux questions juridiques, comme j’avais eu l’occasion de le montrer ici).

      Sinon, j’avoue que j’ai un attrait prononcé pour les curiosités juridiques et toutes les bizarreries que je peux dénicher. J’aime « penser à la limite » et le droit est souvent bien moins rectiligne que l’on pourrait penser !

  3. Cher monsieur,

    Je découvre via Viadeo votre article, je regarde par curiosité le « qui suis-je » de votre site et je constate que vous travaillez à la BNF.

    Et cette dernière n’est pas un modèle du genre, je constate que celle-ci bloque de nombreux auteurs qui sont dans le domaine public, je pense à Péguy mais il n’est pas le seul.

    Bref la BNF applique la politique de la vache à lait avec Gallica 2 car de nombreux auteurs Gallimard sont inaccessibles et nous sommes renvoyés systématiquement chez l’éditeur ( prévoir de sortir la cb)

    Je trouve inadmissible cet accord tacite ou non, qui est manifeste avec certains éditeurs

    Cordialement,
    Audoin

    1. J’écris sur ce blog à titre purement privé et les propos que je tiens ici n’engagent en aucune facon la BnF.

      Ceci étant dit, je n’ai aucune connaissance des pratiques que vous décrivez, quand bien même je suis assez proche des programmes de numérisation.

      La BnF met en ligne les ouvrages du domaine public et elle s’abstient de le faire pour les ouvrages protégés par des droits d’auteur.

      Avec tout le respect que je dois pour votre point de vue, vous faites erreur en ce qui concerne Charles Péguy. Celui est mort en 1914. Il devrait bien être dans le domaine public si on appliquait la règle de base vie de l’auteur + 70 ans. Mais Péguy a été tué lors de la bataille de la Marne, au début de la guerre de 14-18. Il est donc considéré comme mort pour la France, ce qui ajoute 30 ans au délai de protection. Péguy ne tombera donc dans le domaine public que le 1er janvier 2015.

      Je ne suis pas du tout certain d’approuver cette règle qui retarde l’entrée des oeuvres dans le domaine public. Pourquoi les ayants droit d’un auteur tombé au champ d’honneur devraient-il bénéficier d’un tel priviliège ? Cette loi favorise des intérêts privés et nullement l’intérêt général (ce n’est hélas pas la seule dans le domaine de la propriété intellectuelle…).

      Mais c’est la loi et la BnF ne peut être accusée de favoritisme ou d’entente avec tel ou tel éditeur.

      Dans tous les cas, ce blog n’est pas le lieu pour adresser de telles critiques et ce n’est pas à moi de défendre la politique de l’établissement. Je vous recommande donc de poser la question directement à la BnF.

      Cordialement,

      Calimaq

  4. Cher monsieur,

    Je constate que « Gallica 2 » a construit un modèle qui favorise le renvoi chez les éditeurs, voir l’achat cyberlibris,…. Pourquoi pas.

    Alors pour ce cher Péguy, votre calcul 70+30, est-il vraiment correct et ne doit-on pas retenir 94 ans et 272 jours pour les œuvres publiées jusqu’au 31 décembre 1920.

    Par ailleurs, je prends un autre exemple Albert Thibaudet*, qui est décédé en 1936, donc qui est dans le DP depuis 2007, sur Gallica redirection systématique chez le même éditeur.

    Peut-être Gallica n’a rien numérisé, me direz-vous, mais je suis relativement sceptique sur ce constat. J’ai le dégréable sentiment que les renvois chez les gros éditeurs est de mise pour les auteurs du XX qui sont dans le DP depuis peu.

    Cordialement,
    Audoin
    * et je pourrais en citer d’autres.

  5. L’article est très intéressant mais je suis horrifiée par « séquelles et préquelles ». Une séquelle étant une conséquence néfaste, le terme approprié ici serait plutôt « suites ». Par conséquent, et pour la beauté de la créativité, je vous suggère « ante-suites » au lieu de « préquelles » ;-)

  6. Peter Pan’s perpetual royalties don’t affect *this* UK author (that’s right, UK, not *just* England)! Allow me to paraphrase a recent email from GOSH: « Peter Pan is in the public domain in the UK so no royalties would be due on publication of a new story using characters from Barrie’s original, whether a sequel, prequel or other spin-off.
    Royalties would only be owed to us under Schedule 6 of the CDPA (1988) if a work is a new edition of the original play or novel, a new production or adaptation of the play or any broadcast of the original story. In the case of a new work with a different storyline, a UK author would not have to pay royalties. »

  7. Bonjour !
    Votre article est super intéressant. Je suis actuellement en train d’écrire un œuvre inspirée du roman Peter Pan et en tombant sur un article qui affirmait que monsieur Loisel avait racheté les droits pour sa série BD, j’ai eu comme un doute sur le côté domaine public de l’œuvre. Comme je pensais le soumettre à ma maison d’édition ou bien l’auto editer au cas où elle ne serait pas intéressée… je me rends compte grâce à votre article que ça risque de poser problème (avec des distributeurs comme amazon qui sont internationaux). Pouvez-vous m’aider à savoir si je dois restreindre à la France l’édition de ma version du conte ? Merci par avance de votre aide.

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