Après la carte de donneur d’organes, voici la carte de donneur au domaine public !

On connaissait la carte de donneur d’organes qui permet de manifester son consentement à ce que ses organes soient prélevés après la mort pour être donnés à une personne en ayant besoin.

Voici que le blog IPKat se fait l’écho du lancement par un certain Evan Roth d’une carte de donneur de propriété intellectuelle ! L’idée – géniale – consiste à porter en permanence sur soi la carte ci-dessous, qui certifie que vous acceptez que l’ensemble des oeuvres que vous avez créées tout au long de votre vie soient immédiatement versées dans le domaine public, suite à votre décès.

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La protection conférée par le droit d’auteur persiste en effet après la mort de l’auteur pour une durée de principe de 70 ans à compter de la date de la mort. La rémunération perçue au titre des droits d’auteur revient alors aux ayant droits de l’auteur (en principe sa descendance ou un légataire testamentaire). L’effet de la carte « Donneur de propriété intellectuelle » consiste donc à faire tomber par anticipation les œuvres dans le domaine public.

Vous me direz : pourquoi vouloir spolier sa descendance du bénéfice de ces droits ? Je répondrais d’abord en vous recommandant la lecture de l’ouvrage « Familles, je vous hais » d’Emmanuel Pierrat, qui montre à quel point la rapacité de certains ayant droits peut en arriver à dévoyer l’héritage laissé par un artiste. Plus largement, verser ses oeuvres dans le domaine public, c’est aussi favoriser la création et la circulation des idées, plutôt que bloquer la réutilisation des œuvres pendant des décennies après sa mort.

Voyez l’argumentaire d’Evan Roth (que je traduis) :

Pourquoi laisser vos idées mourir avec vous ? Les lois sur le droit d’auteur en vigueur empêchent quiconque de s’appuyer sur vos créations pour créer à nouveau pendant 70 ans après votre décès. Pour que quelque chose vous survive, permettez aux autres de poursuivre votre oeuvre. Faites un don de propriété intellectuelle. En versant vos oeuvres dans le domaine public, vous contribuerez à « promouvoir le progrès de la Science et des Arts utiles », comme l’indique la Constitution américaine. Pour être certain que votre créativité vous survivra une fois que vous ne serez plus là, faites un don dès aujourd’hui.

Je trouve cette idée assez séduisante, surtout si on la compare avec la conception personnaliste du droit français. Les droits patrimoniaux persistent 70 ans après la mort de l’auteur, mais son droit moral est perpétuel et continue à s’appliquer sans limite dans le temps. La tradition française considère en effet l’oeuvre comme un véritable prolongement de la personnalité de l’auteur.

 » La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage fruit de la pensée d’un écrivain  » (Le Chapelier, lors du vote de la première loi sur le droit d’auteur en France, en 1791)

Ayant imprimé « l’empreinte de sa personnalité » sur sa création, il passe quelque chose de la personne de l’auteur en elle. Cela se traduit par le fait que le nom de l’auteur doit toujours rester attaché à l’oeuvre en cas de réutilisation (droit à la paternité) ou encore que l’oeuvre ne doit pas être dénaturée (droit à l’intégrité), de manière à respecter les choix et la forme voulus par l’auteur. Ainsi subsisterait-t-il éternellement quelque chose de l’auteur à travers ce qu’il a créé…

A cette conception « statique » de la persistance de la personnalité, la carte de donneur de propriété intellectuelle en substitue une nouvelle – dynamique cette fois – qui a de loin ma faveur. Ce n’est pas à travers une oeuvre finie que le créateur laisse persister quelque chose de lui-même, mais par le processus créatif qu’il a initié et qu’il offre aux autres la faculté de poursuivre. De la même manière que lui-même a pu s’inspirer d’oeuvres pré-existantes, en versant ses droits au domaine public, l’auteur favorise la continuation de ce processus et plutôt que de « survivre » de manière figée dans une oeuvre finie, il se fond dans un mouvement potentiellement infini de créativité.

Ne sachant pas quand viendra le baiser de la Camarde, mieux vaut prendre ses précautions ! (Kiss of death. Par rserrano. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Le principe de cette carte est intéressant, mais juridiquement que vaut elle ? C’est un point délicat à apprécier. Une première limite tient au fait que l’auteur a pu céder ses droits à des tiers par contrat de son vivant et ne plus disposer de cette faculté de verser ses oeuvres dans le domaine public. C’est le cas notamment lorsque l’on signe un contrat d’édition classique qui entraîne une cession pour toute la durée de la propriété intellectuelle.

Par ailleurs, cette carte constitue une sorte d’acte unilatéral déclaratif, mais ne peut s’analyser comme une licence qui accorderait à des tiers la permission de reproduire et de communiquer l’oeuvre librement, comme c’est le cas avec une licence Creative Commons. A ma connaissance, le droit français ne prévoit pas que la volonté de l’auteur puisse se manifester par un tel biais.

Par ailleurs, si l’on admet qu’il est bien valide, l’effet de la carte risque de varier selon les pays. Aux Etats-Unis, où le droit moral n’existe pas ou seulement à l’état de traces, l’oeuvre deviendrait véritablement « libre de droits » à la mort du donneur. Les choses seraient plus complexes à apprécier dans les pays « monistes » (Allemagne, Canada) où le droit moral n’est pas perpétuel, mais ne dure qu’aussi longtemps que persistent les droits patrimoniaux. Si l’on veut rester cohérent, dans ces pays, le droit moral devrait aussi s’éteindre lorsque meurt le donneur de propriété intellectuelle. Pour les pays comme la France, qui ont une conception extensive du droit moral, la carte ne peut théoriquement avoir pour effet de faire cesser celui-ci et il continuera à s’appliquer, comme c’est le cas pour les oeuvres qui tombent « naturellement » dans le domaine public.

Quoique… Le droit français considère que le droit moral est incessible et que l’auteur ne peut valablement renoncer à l’exercer par contrat. Mais comme dit plus haut, cette carte n’est pas un contrat, mais une déclaration unilatérale de volonté du titulaire. Dès lors, ne pourrait-on pas admettre cette forme de renoncement urbi et orbi au droit moral ?

On pourra rétorquer que le formalisme de cette carte semble insuffisant pour constituer un acte juridique, mais dès lors qu’on peut valablement exprimer par une simple carte sa volonté de donner une chose aussi importante que ses organes, pourquoi ne pourrait-on pas le faire pour ses droits de propriété intellectuelle ? Qui peut le plus peut le moins, non ?

Noter cependant que l’on peut obtenir un effet aussi puissant (sinon plus) en plaçant ses oeuvres de son vivant sous licence CC-BY (Creative Commons Paternité), mais il faut alors  le faire oeuvre par oeuvre, et non « en bloc » comme le permet la carte de donneur. Pour être vraiment efficace, il me semble que, la carte devrait s’accompagner d’une forme d’enregistrement auprès d’un organisme, qui permettrait de centraliser les versements d’oeuvres au domaine public.

En définitive, cette carte, qui pourrait passer pour un simple canular, soulève des questions plus profondes qu’il n’y paraît. Elle rejoint en fait ce que le Public Domain Manifesto, publié dans le cadre du programme Communia, appelle le « domaine public fonctionnel » ou « biens communs volontaires » (par opposition avec le domaine public classique, dit « structurel ») :

« En plus de ce noyau structurel du domaine public, il y a d’autres mécanismes importants qui pemettent aux individus d’interagir librement avec les oeuvres protégées par le droit d’auteur […]

Les créateurs peuvent lever les restrictions d’usage de leurs oeuvres en les soumettant à des licences libres, en utilisant d’autres mécanismes qui permettent de les utiliser sans restriction ou encore en les assignant au domaine public […]

Le renoncement volontaire au droit d’auteur et le partage volontaire des oeuvres protégées constituent des exercices légitimes des droits d’auteur exclusifs. De nombreux auteurs titulaires des droits d’auteur sur leurs oeuvres ne souhaitent pas exercer ces droits en totalité ou souhaitent y renoncer totalement.

Ces actions, dans la mesure où elles sont volontaires, constituent une exercie légitime des droits d’auteur exclusif et ne doivent pas être empêchées ou rendues difficiles par la loi, des dispositifs statutaires ou d’autres mécanismes, y compris le droit moral. »

Vous pouvez télécharger et imprimer la carte de donneur de propriété intellectuelle ici. J’irais bien coller un sticker sur ma Carte Culture, moi ;-)

PS : j’interdis à tous les wikipédiens de dire qu’une telle carte ne me servirait à rien car je finirai par l’égarer tout comme ma carte d’identité aux rencontres Wikimédia [private joke].


14 réflexions sur “Après la carte de donneur d’organes, voici la carte de donneur au domaine public !

    1. Non, je ne pense pas. La dévolution du droit d’auteur après la mort du défunt paraît plus souple et il est déjà possible, dans le cadre des règles classiques, que les descendants ne bénéficient des droits sur les créations de leurs géniteurs.

      L’auteur peut en effet par disposition testamentaire transmettre le bénéfice des droits patrimoniaux à un tiers, extérieur à la famille, et même de le désigner pour exercer son droit moral. De la même façon, l’auteur a pu céder ses droits par contrat à des tiers de son vivant, y compris à titre gratuit, et de telles cessions peuvent « déposséder » les héritiers.

      En matière de droit d’auteur, il me semble que la volonté du créateur est souveraine et qu’il lui est loisible de contourner ses descendants. Et s’il peut choisir quelqu’un d’autre, a fortiori me semble-t-il, peut-il décider de ne transmettre les droits à personne, mais de verser son oeuvre volontairement au domaine public.

      Cela dit, c’est une excellente question.

    1. C’est sûr que si Stieg Larsson avait eu le temps de rédiger un tel testament d’auteur, cela aurait pu nous éviter une saga judiciaire et familiale navrante… J’ai déjà eu des discussions avec des personnes qui pensaient que les notaires pourraient jouer un rôle au moment des décès pour dresser l’inventaire des actifs en terme de propriété intellectuelle, ce qui n’est pas toujours fait, semble-t-il.

  1. Très bon article qui explique bien cette merveilleuse idée de céder ses droits d’auteur par avance comme un donneur d’organes pour les léguer immédiatement au domaine public dès sa mort.

    J’approuve en tout point ton raisonnement, notamment sur la possibilité pour l’auteur de décider unilatéralement de l’avenir de son oeuvre au nom de son droit moral. Cela permettrait par ailleurs de contourner l’interdiction légale française pour l’auteur de céder à l’avance l’ensemble de ses droits patrimoniaux par contrat. La volonté d’un mort est souveraine me semble-t-il.

    Mais… après réflexion, je ne pense pas qu’une telle carte (ou tout au moins le principe sur lequel elle se fonde) ait vraiment de l’avenir à moins que ladite volonté de l’auteur soit soumise à une forte publicité pré- ou post- mortem.

    Le problème n’est à mon avis pas du tout juridique mais bien culturel et familial : à quoi sert un droit s’il est ignoré par ceux qui peuvent en bénéficier ? Si un auteur décidé spontanément de céder par avance tous ses droits patrimoniaux au domaine public. Encore faut-il que cette décision soit connue par les personnes intéressées. Il existera le même risque d’impunité de la part des tiers non respectueux de sa volonté —ou plutôt le problème inverse— que pour les oeuvres orphelines.

    Je m’explique en résumant grossièrement. Pour les oeuvres orphelines, les utilisateurs peuvent faire n’importe quoi (à tort) des oeuvres en sachant qu’il n’existe qu’un risque minime que les ayants-droits les poursuivent en justice.
    Pour la cession post-mortem des droits patrimoniaux, c’est exactement l’inverse : à défaut de publicité de la volonté de l’auteur, ses ayants-droits ainsi « spoliés » n’auront aucune difficulté à ne pas la respecter Je parle bien sûr des ayants-droits sans scrupules désignés dans le livre d’Emmanuel Pierrat que tu cites dans ton billet ainsi que certains éditeurs sans scrupules.

    Si ce problème ne se pose pas trop pour le don d’organe puisque les familles n’ont aucun intérêt matériel à aller à l’encontre de la volonté des morts, on leur demande ici de spontanément céder une manne financière qui leur reviendrait au profit du domaine public.

    S’il vous plaît Calimaq et ses lecteurs, dites moi que je suis pessimiste, que les familles des auteurs sont honnêtes ou montrez moi les failles de mon raisonnement pour me redonner espoir. Merci d’avance !

    1. Oui, je pense également qu’une telle carte ne pourrait fonctionner qu’à condition que le mécanisme soit adossé à une sorte de registre qui pourrait conserver les informations relatives à la volonté de l’auteur de verser ses oeuvres dans le domaine public et les rendre publiques à tous. A défaut, un tel système pourrait même rendre la gestion des droits extrêmement complexe (d’ailleurs, pour le don d’organes, il existe bien un tel registre, la carte de donneur n’est pas tout). Et l’on s’expose effectivement à ce que certains – ayant droits ou autre – ne respectent pas la volonté du défunt.

      Allons alors jusqu’au bout de la logique : il faudrait créer un Registre du domaine public, qui pourrait avoir deux fonctions 1) identifier les oeuvres qui appartiennent au domaine public, 2) Enregistrer les déclarations de volonté des auteurs souhaitant verser par anticipation leurs oeuvres dans me domaine public (y compris de leur vivant d’ailleurs).

      C’est intéressant d’établir un parallèle avec la question des oeuvres orphelines, car elle renvoie à la même question : celle du lien qui unit la personne de l’auteur à sa création. Le phénomène des oeuvres orphelines – et son ampleur – montre que ce lien est sans doute une fiction gravée dans le marbre de la loi, mais qui ne correspond pas à la réalité dans bien des cas. Nombre d’auteurs crééent, puis finissent par « abandonner » leurs oeuvres.

      Il n’empêche que verser ses oeuvres dans le domaine public par anticipation est également une façon de prévenir l’apparition des oeuvres orphelines. J’ai d’ailleurs entendu Lawrence Lessig dire qu’il vaudrait faire entrer les oeuvres orphelines en bloc dans le domaine public.

      En tous cas, cette question de la gestion des informations juridiques est centrale. Il en était d’ailleurs question récemment à l’OMPI, où l’on a évoqué l’idée de créer une base de données mondiale des informations juridiques.

      Au final donc, je ne dirais pas que tu es pessimiste, mais plutôt réaliste sur les limites d’un système comme cette carte.

  2. « Je dirai le problème n’est pas là : pour ne pas moisir j’ai converti mon espace en espace mental et pour y adapter ma motion je me métamorphosais en pur esprit aussi souvent que possible ( sans obligation mondaine ) ; malheureusement très vite je me heurtai aux handicapes des besogneux des think tanks , pour qui mon rapport à l’économie devait rester imaginaire ( par castéisme ?) ; prenons le fil du projecteur cellulaire pour une substitution de la projection à l’écr@n , prenons le clavier amélioré -pour lexilogiser les possibilités des voyelles robases – il n’en restaient que des passerelles m’aidant à passer de citoyen de la république à l’état d’obscur villageois provincial « 

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