J’ai eu le grand plaisir d’être invité en tant que blogueur à participer à l’émission Place de la Toile diffusée aujourd’hui et consacrée au sujet « Livre numérique : l’impossible concorde entre auteurs et éditeurs » (merci @xporte pour cette invitation !).
Ce fut une belle opportunité de développer une problématique que j’avais déjà commencé à creuser dans le dossier Nonfonction « Pourquoi les éditeurs français courent à leur perte » et sur S.I.Lex, à propos du rééquilibrage des rapports contractuels entre auteurs et éditeurs à l’heure du numérique et de la nécessaire réinvention du contrat d’édition.
Cette émission ne pouvait pas mieux tomber, suite au Salon du Livre et à la rupture des négociations, la semaine dernière, entre le SNE et le Conseil Permanent des Ecrivains (CPE) à propos de la question des droits numériques, pour lesquels aucun compromis n’a pu être trouvé sur plusieurs points essentiels.
Ce fut donc un plaisir de débattre de ce sujet brûlant avec Jean Claude Bologne, le président de la SGDL, Hervé Le Tellier, co-auteur de l’article « Inéquitables droits du livre numérique » dans Le Monde, qui avait fait grand bruit en décembre dernier, et Alban Cerisier, des éditions Gallimard.
La discussion fut dense et animée, mais une heure, cela passe vraiment trop vite, surtout lorsque l’on doit traiter d’un sujet aussi polémique et complexe. Je voudrais donc profiter de ce billet pour ajouter quelques développements que je n’ai pu apporter dans la discussion lors de l’émission.
1) Tout d’abord, lors du tour de présentation, Xavier de la Porte m’a présenté comme étant le seul participant à être « neutre » dans la discussion, ou en tout cas, à n’être pas une partie prenante au débat. Je regrette de ne pas avoir rectifié à ce moment, car je suis partie prenante à ce débat, à double titre. Mon activité de blogueur fait d’abord de moi un auteur, « purement numérique » certes, mais un auteur à part entière. Et je suis également un lecteur, de livres comme de livres numériques. Je regrette d’ailleurs que nous n’ayons pas pu d’avantage aborder la question de la place du lecteur de livres numériques dans ce débat, ainsi que de ses droits, qui émergent en force en ce moment. Cela n’est pas sans incidence sur les contrats d’édition, loin de là.
2) J’ai comparé dans un billet le contrat d’édition à un « fossile vivant » et je voulais dire en cela que bon nombre des principes du contrat d’édition devront être repensés pour être adaptés à l’édition numérique. Mais au cours de l’émission, je me suis rendu compte que ce n’est pas tant l’instrument-contrat d’édition qui s’est fossilisé que la pratique contractuelle, telle qu’elle existe en France pour l’édition papier depuis des décennies. Il est frappant de voir à quel point les éditeurs français – avec la « complicité » des auteurs, il faut bien le dire – ont pris de mauvaises habitudes, en obtenant des cessions de droits perpétuelles pour des usages extrêmement étendus sur les oeuvres, en contrepartie d’une rémunération modique de l’auteur, et sans vraiment avoir à craindre que la non-exploitation effective des oeuvres ne fasse tomber les contrats. Une réforme du contrat d’édition ne serait peut-être pas nécessaire si ces « mauvaises habitudes » s’étaient corrigées avec le passage au numérique, mais une sorte « d’effet-cliquet » s’est produit, comme si cette situation complètement déséquilibrée était une sorte de droit acquis pour les éditeurs, auquel il serait interdit de toucher…
3) De la même manière, il m’a paru que ce que les éditeurs proposent (considérer l’édition numérique comme un droit principal dans les contrats d’édition) constitue une régression incroyable de la technique contractuelle, alors que le cadre existant présente déjà une souplesse qui pourrait être mise à profit pour le livre numérique (et qui l’est par certains acteurs innovants). Même sans aller, comme le réclame les auteurs du SNAC, jusqu’à considérer que l’édition numérique doit faire l’objet d’un contrat séparé comme l’adaptation audiovisuelle, il est d’usage que certains types d’éditions spécialisées (éditions poches, club, oeuvres complètes, de luxe, en gros caractères, etc), soient considérées comme des droits secondaires, pouvant être confiés à des structures différentes de l’éditeur qui se chargera de l’édition principale de l’ouvrage. Pourquoi ne pas admettre cette souplesse pour le livre numérique – marché encore limité et qui restera sans doute minoritaire pendant un certain temps ? Cela permettrait de confier des projets d’édition réellement innovants à de petites structures ad hoc plutôt que de voir l’essentiel de l’édition numérique réduite à la production de livres numériques homothétiques, au fond sans grand intérêt, sinon que de permettre aux éditeurs de conserver la maîtrise des droits et d’empêcher l’émergence de nouveaux acteurs.
4) Je ne l’ai pas dit à l’antenne, mais je l’ai très fortement pensé : cette stratégie des éditeurs traditionnels, consistant à miser sur le livre homothétique (et accessoirement, à accaparer par leur action de lobbying l’attention du législateur sur ce terrain, cf. #prisunic) est très périlleuse. Car une fois que les usages de lecture numérique se seront davantage répandus, le livre numérique homothétique sera le plus facile à pirater, et on peut douter du consentement à payer des lecteurs pour des produits chers, sans valeur ajoutée et bardés de verrous numériques (DRM), qui les rendront difficilement utilisables. Pendant ce temps, le cadre juridique du livre enrichi n’aura pas progressé ; les modèles innovants n’auront pas été testés et il en résultera un retard de l’offre légale, exposant le monde de l’édition au même désastre que celui de la musique. Pire encore, on peut penser que les auteurs les plus innovants se seront coupés des éditeurs classiques et organisés entre eux, pour « tourner la page » et passer à l’étape suivante du livre enrichi et augmenté ailleurs, autrement.
5) Nous avons parlé du rôle des grands acteurs que sont Amazon, Apple et Google d’une manière qui me paraît assez caricaturale et convenue (je crois même avoir entendu les mots de « gentils » et « méchants » dans la discussion !). Certes, il ne faut pas minimiser la puissance de frappe de ces « machines à vendre » du livre et l’effet bouleversant qu’elles peuvent avoir sur le paysage éditoriale en France. Il n’empêche que leur diabolisation systématique me paraît surtout constituer une rhétorique très efficace pour biaiser le débat. Ces géants ont en effet à mes yeux l’intérêt de fournir aux auteurs – et plus largement à tous les « écrivants » – des outils pour auto-publier leurs productions, et je n’ai pas du tout l’attitude méprisante vis-à-vis de l’autopublication que l’on retrouve chez les éditeurs en général (ex. dans la bouche d’A. Cerisier au cours de l’émission). Cela fait longtemps que les blogs relèvent en fait de la logique de l’autopublication et de l’autoédition, et je crois que nous serons nombreux à convenir qu’ils ont eu un impact positif et enrichissant sur la diversité des textes en ligne. Amazon, Google et Apple ne sont qu’un des dispositifs d’exploitation du livre parmi d’autres. Ce qui est plus troublant (en premier lieu pour les éditeurs), c’est qu’il faudra sans doute aussi s’habituer à ce qu’une même oeuvre ait plusieurs éditeurs, sans qu’aucun n’ait d’exclusivité sur le contenu brut, comme Thierry Crouzet le laisse entendre dans ses billets et ouvrages. Par ailleurs, on peut se réjouir de voir des projets ouverts comme Polifile offrir des outils pratiques d’autoédition en ePub, qui permettront aux auteurs de gagner en indépendance vis-à-vis des trois grosses plateformes, ainsi que des éditeurs.
6) Avec le recul, j’ai l’impression de m’être laissé « engluer » lors de la discussion par les paradigmes classiques du droit d’auteur et que nous n’avons pas vraiment abordé – faute de temps, mais pas seulement – les champs les plus innovants de l’édition numérique actuelle. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que j’ai l’impression à l’occasion d’un débat sur le livre numérique d’être « enfermé » par le cadre juridique traditionnel (cela m’était déjà arrivé au cours du second bookcamp). Mais comme je le dis souvent, le pire des DRM est le DRM mental et l’effet le plus puissant du droit, c’est de travailler les esprits pour les structurer dans une certaine configuration. J’ai seulement eu le temps de prononcer le nom de Publie.net, mais pas de détailler les points innovants du contrat mis en place par la plateforme avec ses auteurs (pas d’exclusivité, pas de DRM, durée limitée, partage à 50/50 des revenus entre l’éditeur et l’auteur, etc). J’ai pu parler un peu des expérimentations de Thierry Crouzet, et notamment de sa proposition de « commando éditorial« , mais je n’ai pas pu aborder les apports potentiels des licences libres pour l’édition numérique (exemples de Manolo Sanctis pour la BD ou de Sésamath pour les manuels scolaires). Enfin – et c’est ce que je regrette le plus – je n’ai pas pu parler de l’initiative lancée lors du dernier Salon du Livre par C&F éditions, d’une licence Edition Equitable, visant à créer de nouveaux rapports entre l’éditeur, l’auteur, mais aussi le lecteur de livres numériques.
7) J’aurais aimé terminer en rappelant aux auteurs leur responsabilité en matière d’évolution du modèle contractuel : nul n’est contraint de signer des avenants déséquilibrés en matière de droits numériques. Plus les auteurs seront nombreux à refuser les cessions exclusives et définitives, plus fortes seront les chances de voir le système évoluer. A titre personnel, je refuse catégoriquement les propositions de contrats d’édition impliquant une cession des droits à titre exclusif, que ce soit pour le papier ou pour le numérique. Je sais que je ne suis pas le seul auteur dans la sphère de l’infodoc à ne plus accepter ce genre de projets « fermés ». C’est le seul moyen de faire pression sur les éditeurs et de leur faire comprendre que s’ils veulent renouer contact avec les « plumes » de la profession, ils doivent faire évoluer leurs modèles. Je pense qu’avoir un blog pour diffuser mes écrits m’aide grandement à sélectionner désormais les acteurs avec lesquels je veux travailler, car à vrai dire, il y a très peu de projets – papier ou numérique – qui offrent une puissance de diffusion aussi performante qu’un simple blog WordPress ! Aucun même pour l’instant…
8) Le dernier point que je n’ai pas pu aborder relève de considérations « tactiques ». Face au blocage des négociations avec les éditeurs, les auteurs du CPE ont fait appel à la médiation gouvernementale et demandé à ce que la question des droits numériques soit éventuellement traitée par le biais d’une réforme du Code de Propriété Intellectuelle. Ce serait effectivement une belle chose de réouvrir le Code pour refondre les principes du contrat d’édition, mais personnellement, j’ai très peu d’espoirs qu’un gouvernement qui a voulu la loi prisunic soit en mesure d’opérer ce rééquilibrage du contrat d’édition, et on pourrait même craindre que cet appel au législateur ne contribue davantage à verrouiller les choses plutôt qu’à les faire évoluer. Je crois beaucoup plus à une « révolution par les usages » : la voie contractuelle peut faire émerger de véritables révolutions (les Creative Commons sont là pour le prouver, qui n’ont pas eu besoin de la loi pour bouleverser profondément les pratiques !) ; c’est aux acteurs de s’en saisir – à commencer par les auteurs – et de prendre directement en main leur destin. L’initiative de la Licence Edition Equitable est un pas intéressant dans cette direction., notamment parce qu’elle pose les bases d’un cadre contractuel nouveau.
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Remarque, à propos d’une chose qui m’a surprise : d’un point de vue juridique, une émission comme Place de la Toile doit avoir un statut proche d’une interview (voir ici sur cette question assez complexe). Elle constitue une oeuvre de collaboration, sur laquelle Radio France dispose incontestablement d’un droit voisin, en tant qu’organisme de radiodiffusion. Au niveau du droit d’auteur, Xavier possède un droit sur l’ensemble, pour avoir conçu l’émission, mais celle-ci se déroulant sous la forme d’une discussion assez libre, il est certain que les quatre participants ont collaboré à la réalisation de cette oeuvre de l’esprit, par des apports originaux. Dès lors, ils devraient être considérés comme co-auteurs et leur autorisation est nécessaire pour toute forme d’exploitation ou de diffusion. Or j’ai remarqué qu’à l’issue d’une telle émission, on ne signe aucun document. Je n’écris évidemment pas cela pour me plaindre, mais je trouve la situation amusante pour une émission portant précisément sur le droit d’auteur.
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Si ces sujets vous intéressent et que vous souhaitez partager votre veille, je vous invite à rejoindre l’équipe pearltrees « Maisons d’édition vs auteurs », créée par stanjourdan, à laquelle je contribue régulièrement.
hello,
pas encore écouté l’émission, mais oui les auteurs devraient déjà lire leurs contrats, beaucoup ne le font pas, c’est dommage, et parfois les éditeurs ne les connaissent pas non plus
Je viens d’écouter l’émission après la lecture de ton billet. Je comprends ton sentiment de manque de temps pour le débat de fond et de relatif « engluement » (enfin pour le coup, je n’ai pas trouvé que tu te sois laissé « engluer » mais c’est plutôt parfois tout le débat qui l’a été).
J’ai été un peu déçu par cette PDT que j’apprécie par ailleurs car une partie des propos des intervenants étaient clairement tributaires de leurs postures d’âpres négociateurs. Du coup, on sentait que les points de vue exprimés étaient assez idéologiques et visaient principalement à peser dans la négociation actuelle.
Et ce faisant, les possibilités offertes par l’édition numérique et la réforme que cela devrait entraîner pour nos concepts du droit d’auteur ont été trop peu abordés à part tes interventions et celle d’Hervé Le Tellier.
Un concept que tu as cité m’a intéressé : l’imprédictibilité. Est-ce que cela peut avoir une valeur juridique, à l’instar d’un « principe de précaution » ? De manière à prévenir les captations abusives des contenus dans un contexte technologique mouvant ?
Il me semble aussi qu’il y a un concept en droit du commerce afin qu’un acteur économique ne puisse pas faire de la rétention de données qui viendrait empêcher la création d’autres activités économiques. Mais j’ai oublié ce concept et sa traduction dans le droit. Je ne sais pas si ça te dit quelque chose (mes indices sont maigres…), mais est-ce que cela pourrait également être un levier ? En tout cas, merci pour tes éclairages, comme toujours !
Bonjour
Ces débats autour du live numérique et de la rémunération des uns et des autres, auteurs comme éditeurs, me semble désuet et inutile. Tout le monde nie l’évidence alors qu’il suffit d’ouvrir les yeux : le passage au numérique signifie le passage à la GRATUITE. Plus personne ne gagnera un kopeck dans l’histoire. Les fichiers, tout cryptés qu’ils sont, se craquent tous en quelques secondes et circulent ensuite gratuitement. Tous ceux que je connais qui ont acheté des tablettes de lecture n’ont pas acheté un seul livre en téléchargement. L’un d’eux a 300 livres sur sa tablette et n’a pas déboursé un centime.
Regardez ce qui s’est passé avec la musique ! Demandez à tous ceux qui écoutent de la musique sur MP3 s’ils l’ont achetée…
Alors maintenant tout repose sur la décision des éditeurs de mettre ou non les oeuvres de leurs auteurs en téléchargement. Pour l’instant, le meilleur moyen de gagner de l’argent pour les auteurs et les éditeurs est de ne pas proposer leur fonds en téléchargement. Les pirates devront scanner les livres papiers (ce qu’ils font déjà) mais c’est plus long et compliqué. La version papier se vendra davantage
Henri