Quelle est la valeur économique du domaine public ?

Comment estimer la valeur économique du domaine public ? La question est assurément complexe, mais elle revêt pourtant une grande importance. Car jusqu’à présent, les titulaires de droits ont toujours fait valoir que les allongements de la durée du droit d’auteur ou des droits voisins auraient des retombées économiques positives. Ils arrivent à ces occasions à fournir des estimations chiffrées – parfois contestées – mais qui font mouche auprès des responsables politiques toujours enclins à suivre ce genre d’arguments. Une des dernières études en date estimait par exemple que les industries créatives pèseraient 6,8% du PIB européen, soit l’équivalent de 860 milliards d’euros.

Il est difficile d’opposer à ces études des chiffres concernant la valeur des oeuvres du domaine public, car par définition la fin des droits exclusifs signifie qu’elles sont extraites des mécanismes du marché leur attribuant un prix. Le domaine public est typiquement un mécanisme par lequel la loi organise ce que l’on appelle en économie une « externalité positive » : pour engendrer un bénéfice social, l’usage d’une ressource n’est plus soumis à l’espace de calcul que constitue le marché. C’est l’une des caractéristiques qui font l’intérêt du domaine public, mais c’est aussi pour lui un facteur de fragilité, car cette « invisibilité économique » permet aux titulaires de droits de soutenir qu’il est « inutile » ou qu’il « nuit aux oeuvres », sans qu’il soit aisé d’apporter une preuve contraire.

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Par Psychoslave. Licence Art Libre. Source : Wikimedia Commons.

Une méthode pour calculer la valeur du domaine public

C’est dans ce contexte que trois chercheurs ont publié en février dernier un article, proposant une méthode pour estimer la valeur des oeuvres du domaine public. Co-écrite par Paul J. Head (université de l’Illinois), Kris Erickson et Martin Kretschmer (Université de Glasgow), cette étude disponible en libre accès s’intitule : « The Valuation of Unprotected Works : A Case Study of Public Domain Photographs on Wikipedia« .

Après avoir constaté les difficultés méthodologiques d’une telle entreprise, ces chercheurs ont choisi de se limiter à un sous-ensemble restreint du domaine public, correspondant aux photographies ayant ce statut sur Wkipedia. L’encyclopédie libre abrite en effet sur Wikimedia Commons, sa bibliothèque de médias, plusieurs millions d’images appartenant au domaine public, sans couche de droits sur-ajoutés et donc réutilisables librement.

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Le bandeau « Domaine public », signalant qu’une oeuvre a ce statut sur Wikimedia Commons.

Voici comment les chercheurs résument la méthode qu’ils ont suivi (je traduis) :

Nous développons une méthodologie pour estimer la valeur ajoutée par les images du domaine public aux pages de l’encyclopédie Wikipedia sur lesquelles elles figurent à partir des coûts économisés par les créateurs de ces pages, ainsi que de l’augmentation de trafic généré. Notre étude se concentre sur deux larges échantillons de 300 pages : l’un correspondant à des auteurs, l’autre à des compositeurs et à des paroliers. Nous collectons, parmi d’autres données, la date de naissance et de décès de chacun de ces sujets, la date à laquelle une image a été ajoutée à l’article (s’il en comporte), le statut juridique de l’image et l’évolution du trafic de la page entre 2009 et 2014. Nous recueillons également les prix pratiqués par des agences photographiques comme Corbis ou Getty Images qui facturent l’usage en ligne de reproductions d’oeuvres du domaine public. Ensuite, en partant de cet échantillon de pages sélectionnées au hasard, nous extrapolons nos résultats à l’ensemble du site tout entier.

246 à 270 millions de dollars par an

Ne pouvant se baser directement sur un prix fixé par le marché, les trois chercheurs ont utilisé deux indicateurs permettant d’estimer indirectement la valeur des images sur Wikipédia. Tout d’abord, ils ont calculé combien les utilisateurs auraient dû payer s’ils avaient dû passer par des agences photos comme Corbis ou Getty Images pour se procurer les photographies illustrant les articles. Ensuite, ils ont constaté que les articles comportant une ou des illustrations voyaient leur trafic augmenter (en moyenne de 19%). Or des travaux ont déjà été conduits par d’autres chercheurs pour estimer la valeur économique moyenne d’une vue sur Wikipédia. Les chercheurs ont d’abord effectué ces calculs pour un échantillon de 300 pages correspondant à des auteurs, compositeurs et paroliers, et ils ont ensuite étendus les résultats à l’ensemble de l’encyclopédie Wikipédia.

Au final, l’étude estime que les coûts de transaction économisés par les rédacteurs de Wikipédia par la réutilisation d’images du domaine public s’élèvent de 208 à 232 millions de dollars par an, tandis que la valeur du surcroît de visibilité découlant de la présence d’illustrations sur les pages s’élève à plus de 37 millions de dollars par an. Les trois chercheurs arrivent donc à la conclusion que la valeur des photos du domaine public figurant sur Wikipedia est au moins de 246 à 270 millions de dollars par an.

Les photographies sur Wikimedia Commons valent de l’or et c’est leur caractère librement réutilisable qui génère cette valeur. (Native gold form Venezuela. Par Didier Descouens. CC-BY-SA. Source : WIkimedia Commons).

La méthode employée est intéressante, parce qu’elle permet d’objectiver la valeur de ces oeuvres du domaine public. Mais il faut immédiatement ajouter que ces chercheurs n’ont calculé en réalité qu’une partie de cette valeur, car ils ne prennent en compte que l’usage des images par les Wikipédiens pour illustrer ces pages. Or ces photos appartenant au domaine public sont réutilisables beaucoup plus largement, y compris en dehors de Wikipédia, par n’importe qui sans restriction, y compris pour un usage commercial. Il y a donc une grande masse d’usages de ces photographies pour lesquels les chercheurs n’avaient pas de chiffres permettant de les mesurer, mais qui ont incontestablement une valeur. Il peut s’agir aussi bien d’usages commerciaux, comme par exemple un éditeur qui va utiliser une des images pour illustrer un livre, ou d’usages non-commerciaux lorsqu’un enseignant va par exemple utiliser une photographie dans le cadre de son enseignement.

Le chiffre de 270 millions de dollars est donc déjà en lui-même assez impressionnant, mais il faut donc sans doute considérer qu’il ne s’agit que d’une mesure indirecte d’une partie de la valeur générée par la libre diffusion du domaine public. Il est difficile de surcroît d’extrapoler à partir de cette étude pour établir quelle est la valeur, non pas des seules photographies sur Wikipédia, mais de l’ensemble des oeuvres du domaine public. La seule chose dont on peut être certain, c’est que celle-ci doit être assez colossale et se chiffrer en milliards par an.

Si le domaine public a une valeur, quelles implications politiques ?

Les trois chercheurs ne se contentent pas d’avancer des chiffres. Ils terminent aussi leur article en esquissant les implications politiques des résultats obtenus :

Notre étude suggère qu’un dommage social considérable a été causé avec l’allongement de la durée du droit d’auteur qui a empêché des millions d’oeuvres d’entrer dans le domaine public depuis 1998 (NDT : date de l’entrée en vigueur du Mickey Mouse Act, qui a allongé la durée des droits aux Etats-Unis et « gelé » de manière rétroactive le domaine public). Le domaine public a une valeur monétaire quantifiable qui peut être utilisée pour estimer le surplus pour l’utilisateur. Etant donné qu’il est démontré par ailleurs que l’accession au domaine public n’a pas d’incidence négative sur la disponibilité des oeuvres pour le public, nous ne trouvons dès lors aucune raison économique qui justifie de nouveaux allongements de la durée du droit d’auteur sur les oeuvres existantes.

Restreindre le domaine public provoque une destruction de valeur économique et une perte en terme de bénéfice social. Cette conclusion que les trois chercheurs appliquent aux allongements législatifs de la durée des droits vaut aussi à mon sens pour les pratiques de copyfraud ou pour des propositions comme celle de l’instauration d’un domaine public payant.

Au mois de janvier dernier par exemple, le Ministère de la Culture a répondu à une question parlementaire posée par Isabelle Attard, qui souhaitait savoir quelle était la rentabilité économique sur 10 ans de l’agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux (RMN). Cet établissement public pratique à très large échelle le copyfraud, en ajoutant des restrictions à la réutilisation des oeuvres du domaine public qu’il numérise pour le compte des musées. Le Ministère a répondu en publiant des chiffres trahissant un déficit croissant au fil du temps, atteignant pour l’année 2014 3,5 millions d’euros environ. Ce chiffre à lui seul jette une ombre sur le modèle économique de la RMN, mais ces 3,5 millions d’euros ne reflètent pas l’intégralité du « passif » de l’établissement. Car si l’on en croit l’étude ci-dessus, il faut aussi y ajouter le dommage social causé par le fait que les images produites par l’agence ne sont pas librement réutilisables et ne peuvent donc pas produire les externalités positives mesurées par les chercheurs. Sachant que les institutions culturelles sont très nombreuses en France à pratiquer le copyfraud, il en résulte sans doute un dommage social se chiffrant en millions d’euros chaque année et ne figurant hélas dans aucun document budgétaire…

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A combien s’élève le dommage économique causé par le copyfraud, comme ici à Albi au Musée Toulouse-Lautrec ?

Par ailleurs, on trouve actuellement de plus en plus de sociétés de gestion collective ou de représentants des titulaires de droits qui se prononcent en faveur de l’instauration d’un système de « domaine public payant », c’est-à-dire la mise en place d’une sorte de taxe sur l’usage des oeuvres du patrimoine destiné à financer la création. La dernière en date étant par exemple la SACEM, qui estime qu’une réduction de la durée du droit d’auteur pourrait être envisagée, à la condition de créer un domaine public payant.

Beaucoup d’arguments ont déjà été avancés pour critiquer une telle proposition, mais l’étude des trois chercheurs montre indirectement qu’un domaine public payant provoquerait à l’échelle de la société une perte importante de valeur économique. Car les résultats font bien apparaître que l’essentiel de la valeur du domaine public réside dans l’économie des coûts de transaction pour l’usage des oeuvres. Un système de domaine public payant, même avec une redevance légère, aurait l’effet d’impliquer des démarches administratives complexes, là où aujourd’hui les oeuvres sont librement réutilisables. Là encore, à combien de millions d’euros par an se chiffrerait le dommage social causé par une telle solution ?

***

Il faut espérer que ce type d’études économiques sur la valeur des oeuvres du domaine public se multiplient, car c’est au final un argument de poids pour réclamer sa consécration et sa protection par la loi. Mais comme tous les biens communs, le domaine public apporte aussi bien plus qu’une valeur économique mesurable. La liberté d’aller puiser dans les oeuvres du passé pour créer à son tour n’a tout simplement pas de prix…


11 réflexions sur “Quelle est la valeur économique du domaine public ?

  1. De maniere assez amusante, il est en fait tres facile de citer des benefices (chiffrables) du domaine public. Un voici un exemple: combien pese Disney? Cette boite defend une extension presque illimitee tant de la duree que de la portee du droit d’auteur… alors que de tres nombreuses oeuvres de leurs studios s’appuient sur ce meme domaine public. Combien de contes et de legendes ont ainsi ete « adaptees » (parfois tres « librement ») par leurs soins? Avec quel succes?

    Vous voulez des preuves de « l’utilite » du domaine public? Demandez donc aux politiciens comment ils comptent fermer un grand nombre d’entreprises qui defendent la fin de leur propre modele.

    Evidemment, ces entreprises ne voient pas les choses ainsi: elles estiment que leur exploitation des oeuvres d’autrui est parfaitement justifiee quand l’exploitation par autrui de leurs propres « creations » ne l’est pas. Et vu comme le droit d’auteur est applique de maniere profondemment asymetrique, il n’y a rien d’etonnant a ce que ce point de vue prevale dans leur milieu.

    1. Bonjour,

      Dans l’introduction de leur articles, ces chercheurs envisagent un moment d’établir la valeur économique du domaine public à partir des adaptations d’oeuvres anciennes, à l’image de ce que fait Disney avec ses dessins animés. Mais dans ce cas, on ne peut pas considérer que cette valeur équivaut à l’intégralité du chiffre d’affaires de Disney quand même. Il y a une valeur ajoutée propre engendrée par l’adaptation. Du coup, il faudrait en réalité estimer ce que Disney aurait dû payer en droit d’auteur, pour reprendre des personnages ou des histoires toujours protégés. Or c’est loin d’être simple. C’est l’une des raisons qui font que ces trois chercheurs ont préféré se tourner vers l’exemple des photos de Wikipédia, plutôt que vers des réutilisations sous forme d’adaptations.

      1. Ce n’est pas simple, et j’ai un peu schematise.
        Mais c’est un point de depart pour montrer a ces entreprises qui pretendent que le domaine public n’a pas de valeur (voire pire: serait une perte de valeur) qu’elle en ont elles-memes beneficie. Tres, tres largement.
        Pour des chiffres exacts, il est donc certes difficile d’utiliser ces exemples. Mais ca devrait etre bien suffisant pour marquer un point: le domaine public permet la creation de nouvelles oeuvres et celles-ci ont une valeur marchande parfois tres importante.

        Par ailleurs, je n’aimerais pas me rabaisser a leur niveau, mais se contenter de citer « Blanche-Neige » de Disney avec le chiffre d’affaire de ce dessin anime, c’est deja « scientifiquement » bien plus juste que certaines des « etudes » des lobbies qui le representent. (Je pense encore a une certaine « etude » qui chiffrait « la valeur d’une paire d’yeux » a 0.64E. Je n’ai pas invente ca.)

        Enfin, quand on voit comment ces entreprises gerent la reprise de leurs oeuvres, aussi bien sous l’aspect financier que des conditions appliquees, que la gestion des contrevenants… je pense sincerement que si le droit d’auteur existait reellement a l’epoque de leurs debuts tel qu’elles souhaitent qu’il le soit aujourd’hui, elles n’existerait tout simplement pas, pas telles qu’on les connait maintenant. Elles appliquent une politique qui etouffe la creation, au mieux en orientant les reutilisations, au pire en les interdisant carrement, pratiquant le jeu du « King of the Hill »: ils sont au top, et ils veulent y rester en ecrasant les concurrents. C’est peut-etre une vision negative, un stereotype errone, mais les exemples d’un tel comportement ne manquent pas.

  2. un aspect évident… quel est le chiffre d’affaire de Gallimard et consorts généré juste par les rééditions de Molière, Racine, Corneille, Voltaire et Rousseau ?… on ne va même pas compter Pascal, Montaigne et Victor Hugo :D

  3. Importance « économique » de tout, de la vie, de la santé en général ? Exactement comme on a mixé la valeur du travail avec celle du capital, on mélange maintenant tout et n’importe quoi : ironiquement on constate que « Restreindre le domaine public provoque une destruction de valeur économique et une perte en terme de bénéfice social »…
    Peut-être parce que le domaine public doit être totalement sorti d’une quelconque valeur marchande ? N’est-ce en effet pas une hérésie ?

    1. Pour moi, le problème n’est pas l’exploitation commerciale du domaine public, mais l’enclosure du bien commun qu’il constitue.

      Exemple : un éditeur produit une nouvelle série de livres pour enfants reprenant le personnage du Petit Chaperon Rouge. C’est une exploitation commerciale du domaine public et je ne vois pas ce qu’il y a à redire là-dessus.

      Par contre, le même éditeur attaque en justice un autre éditeur qui a mis en scène le même personnage du domaine public, sur une base fallacieuse. Là, il y a problème, parce que l’éditeur cherche à obtenir un nouveau droit exclusif sur ce qui devrait rester commun. C’est typiquement le problème avec les pratiques de copyfraud.

      Que le domaine public ait une valeur « économique » ne me dérange donc pas, c’est même une de ses raisons d’être. Il faut juste être vigilant de ne pas le réduire à cela, car la valeur du domaine public n’est bien sûr pas seulement économique.

  4. Il me semble que le schéma sur l’allongement de la durée de protection des droits est faux : il affirme qu’à partir de 1957, la loi calcule la durée de protection à partir de la mort de l’auteur et non plus à partir de la date de publication. Or il me semble qu’en France, nous avons toujours eu une durée de protection calculée à partir de la mort de l’auteur, dès 1791.

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