L’ouvrage Nous n’avons jamais été modernes de Bruno Latour est connu pour avoir mis en lumière le Grand Partage entre Nature et Culture qui traverse la pensée occidentale depuis l’avènement de la Modernité. On y trouve ce passage consacré à ce que l’auteur appelle les processus de « traduction » et de « purification » qui résonne d’une manière toute particulière aujourd’hui :
Le mot « moderne » désigne deux ensembles de pratiques entièrement différents qui, pour rester efficaces, doivent demeurer distinctes mais qui ont cessé récemment de l’être.
Le premier ensemble de pratiques crée, par « traduction », des mélanges d’êtres entièrement nouveaux, hybrides de nature et de culture. Le second crée, par « purification », deux zones ontologiques entièrement distinctes, celle des humains d’une part, celle des non-humains de l’autre […] Le premier [ensemble] lierait en une chaîne continue la chimie de la haute atmosphère, les stratégies savantes et industrielles, les préoccupations des chefs d’État, les angoisses des écologistes ; le second établirait une partition entre un monde naturel qui a toujours été là [et] une société aux intérêts et aux enjeux prévisibles […].
C’est là tout le paradoxe des modernes : si nous considérons les hybrides, nous n’avons affaire qu’à des mixtes de nature et de culture ; si nous considérons le travail de purification, nous sommes en face d’une séparation totale entre la nature et la culture […]
Tant que nous considérons séparément ces deux pratiques, nous sommes modernes pour de vrai, c’est-à-dire que nous adhérons de bon coeur au projet de la purification critique, bien que celui-ci ne se développe que par la prolifération des hybrides. Dès que nous faisons porter notre attention à la fois sur le travail de traduction et sur celui d’hybridation, nous cessons aussitôt d’être tout à fait modernes, notre avenir se met à changer.
Drôle de guerre…
Depuis une semaine, notre avenir a en effet radicalement changé, puisqu’il paraît – si l’on en croit Emmanuel Macron – que « Nous sommes en guerre ! ». Le président n’a pas prononcé le mot confinement pendant son allocution de lundi dernier, mais il martelé cette expression six fois dans son discours, comme si c’était le cœur du message qu’il voulait faire passer :
Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale. Nous sommes en guerre.
Même si les sondages ont montré que les français avaient sur le coup majoritairement adhéré à ce discours, de nombreuses voix se sont élevées depuis pour dénoncer le recours à cette rhétorique militaire, et j’ai particulièrement apprécié le court texte publié par la médecin urgentiste Sophie Mainguy :
Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être.
Il n’y a pas besoin d’une idée systématique de lutte pour être performant. L’ambition ferme d’un service à la vie suffit. Il n’y a pas d’ennemi. Il y a un autre organisme vivant en plein flux migratoire et nous devons nous arrêter afin que nos courants respectifs ne s’entrechoquent pas trop […]
Les formes de vie qui ne servent pas nos intérêts (et qui peut le dire ?) ne sont pas nos ennemis. Il s’agit d’une énième occasion de réaliser que l’humain n’est pas la seule force de cette planète et qu’il doit – ô combien- parfois faire de la place aux autres. Il n’y a aucun intérêt à le vivre sur un mode conflictuel ou concurrentiel.
Notre corps et notre immunité aiment la vérité et la PAIX. Nous ne sommes pas en guerre et nous n’avons pas à l’être pour être efficaces. Nous ne sommes pas mobilisés par les armes mais par l’Intelligence du vivant qui nous contraint à la pause.
Exceptionnellement nous sommes obligés de nous pousser de coté, de laisser la place. Ce n’est pas une guerre, c’est une éducation, celle de l’humilité, de l’interrelation et de la solidarité.
Je me sens tout à fait en phase avec cette vision des choses et nous aurions tout intérêt aujourd’hui à nous rappeler ce que disait Jean-Luc Godard à propos de la guerre : « La Guerre, c’est simple : c’est faire rentrer un morceau de fer dans un morceau de chair ». Il ne s’agit pas de nier les souffrance des malades et des familles des victimes, ni le courage des soignants qui leur portent secours en mettant en péril leur vie, mais l’expérience que nous traversons n’a rien à voir avec celle, par exemple, qu’endure le peuple syrien dont le pays connaît la guerre – la vraie – depuis presque dix ans. Et si vous vous pensez en guerre, allez donc feuilleter quelques gravures des Désastres de la guerre de Goya pour vous rendre compte à quel point nous en sommes loin !

Parler de guerre à propos de cette pandémie, c’est employer une métaphore particulièrement trompeuse, dont il faut néanmoins essayer de comprendre la signification qui dépasse un simple effet de manche d’un pouvoir politique poussé dans les cordes par la situation et pour qui la guerre constitue – comme toujours ! – son ultime « panic button » lorsqu’il se sent menacé.
Conflit d’ontologies
Entre la vision de la « guerre au virus » et celle formulée par Sophie Mainguy, il y a en réalité plus qu’un désaccord. Ce qui les oppose, c’est un conflit d’ontologies, au sens où l’anthropologue Philippe Descola entend cette expression comme les « manières de composer le monde », à travers des conceptions différentes des rapports entre les humains et les non-humains. A côté de l’ontologie dualiste ou naturaliste des occidentaux, qui sépare Nature et Culture, il existe des ontologies relationnelles capables de penser ce que Bruno Latour appelle des « collectifs hybrides ».
L’épisode tout à fait exceptionnel que nous traversons constitue une occasion unique de prendre conscience de ces réseaux denses de relations associant inextricablement humains et non-humains. C’est ce qu’explique de manière saisissante Frédéric Keck, anthropologue lui-aussi, dans cette interview donnée jeudi à Médiapart, intitulée : « Les chauve-souris et les pangolins se révoltent » :
Qu’on en arrive à confiner les populations humaines et à arrêter toute l’économie pour se protéger d’un virus respiratoire dit beaucoup du capitalisme avancé contemporain. On n’est plus dans la même situation que dans les années 1990, où un capitalisme encore très confiant pensait que les maladies animales pouvaient être traitées comme des défauts de marchandises qu’on pouvait envoyer à la casse, comme ce fut le cas lors des abattages massifs de bovins ou de volailles pendant les crises de la vache folle ou la grippe aviaire.
Aujourd’hui, les chauves-souris et les pangolins se révoltent et c’est nous qui risquons de partir à la casse […] Les animaux nous donnent des biens : nourriture, cuir, force de labeur… Mais, si nous les traitons mal, ils nous donnent aussi des virus et des bactéries. […]
La question essentielle est aujourd’hui de savoir comment penser une solidarité internationale, entre humains, et entre humains et non-humains, alors que chaque État est en train de se calfeutrer derrière ses frontières en affirmant que le voisin n’en fait pas assez. Cette logique de la surenchère dans les mesures de confinement est insupportable. Le confinement ne doit être vu que comme une étape, avant de discuter comment réorganiser en profondeur les collectifs d’humains et de non-humains.
Bruno Latour montre bien qu’il y a quelque chose qui relève du refoulement dans la manière dont fonctionne la modernité. Nos possibilités technologiques et organisationnelles nous ont permis en effet de former, par « traduction », des réseaux d’hybrides de nature et de culture de plus en plus longs, jusqu’à embrasser la planète entière au terme de la dynamique de mondialisation. Mais dans le même temps, les modernes ont maintenu, par « purification », la fiction du Grand Partage et fait « comme si » humains et non-humains relevaient de deux sphères séparées. Ces deux mouvements sont au coeur de ce que Latour appelle « La Constitution des Modernes ».

Dans un moment comme celui que nous traversons, l’ontologie dualiste qui fonde notre conception du monde est prise de panique, car la fiction sur laquelle elle repose se retrouve brutalement éventée et c’est soudain tout le réseau de ces relations dissimulées en temps normal qui apparaît au grand jour. Cette irruption de ce-qui-devait-rester-caché est insupportable et tel est le véritable sens de cette « guerre au virus » qui a été déclarée par l’appareil institutionnel la semaine dernière. Désigner le virus comme l’ennemi constitue une tentative désespérée du système dualiste pour rétablir le Grand Partage, en rangeant d’un côté tous les humains face à ce non-humain qui a investi notre monde social, en déstructurant tous nos repères sur son passage.
Rien ne correspond plus à cet appel à la mobilisation générale que la figure du Léviathan de Thomas Hobbes : l’État, dans sa version la plus autoritaire, nous demande de faire bloc ensemble pour rétablir le contrat social qui le fonde et qui, bien davantage que sur la volonté des humains, repose sur la fiction d’une séparation avec les non-humains.

Sombres vertiges
La panique qui monte peu à peu dans le pays n’est pas uniquement l’effet des circonstances alarmantes que nous traversons : elle est aussi la traduction d’un véritable « vertige ontologique » qui nous a saisi et qui gagne nos institutions. Pour rendre compte de ce vacillement, on peut se référer à ce que le philosophe Timothy Morton appelle la Dark Ecology – l’écologie sombre. Pour lui, la pensée écologique doit aller jusqu’à remettre en question nos systèmes de représentation et lorsqu’elle parvient à le faire, elle nous expose à une expérience particulièrement dérangeante.
Sortir de l’ontologie dualiste, c’est se confronter à ce que Morton appelle « l’étrange étrangeté » : de nouvelles relations avec les non-humains qui brouillent profondément nos identités. L’épreuve d’une contamination de masse par un virus constitue sans doute une des expériences les plus extrêmes qui soient de Dark Ecology, avec ce risque de voir nos corps envahis, la rupture de nos relations sociales provoquées par le confinement et la destructuration violente des institutions qui confèrent en temps normal une stabilité à notre monde.
Pourtant, ce vertige ontologique devrait constamment nous habiter, et pas seulement dans ce moment exceptionnel. Comme le montre l’épisode ci-dessous de l’excellente série « Une espèce à part » (qui vise à remettre en question l’anthropocentrisme), nous sommes en effet continuellement en relation avec des virus et des bactéries, qui font intégralement partie de notre monde, et c’est vrai au point où notre corps en contient davantage que de cellules. Plus encore, notre ADN comporte des fragments de séquences génétiques issues de virus qui voyagent avec nous et en nous, au coeur de notre intimité, en participant au codage de notre identité. Nous sommes virus et les virus sont nous, même s’il est extrêmement désagréable pour nous de l’admettre.
Ce type de révélations peut provoquer la peur ou susciter du dégoût, un peu comme le ferait la lecture d’une nouvelle de H.P. Lovecraft, avec son cortège d’horreurs cosmiques innommables défiant la raison. Elles provoquent le trouble, mais comme l’explique Donna Haraway, il faut justement être capable de « rester avec le trouble » (titre d’un de ses ouvrages : Staying With The Trouble) et elle propose d’ailleurs de rebaptiser « Chthulucène » ce que d’autres appellent l’Anthropocène, pour insister, comme le fait Timothy Morton avec son concept de Dark Ecology, sur cette épreuve du vertige ontologique que nous devons accepter de traverser pour être en mesure de changer notre système de représentation.
Avec ses allures de « Couleur tombée du Ciel », l’épidémie de coronavirus peut être regardée comme la première expérience de masse d’entrée dans le Chthulucène et on comprend dès lors que les institutions aient entrepris de mettre en branle un grand rituel de purification pour tenter en catastrophe de rétablir l’orthodoxie ontologique. Mais après un choc symbolique d’une telle ampleur, il n’est pas certain que les consciences puissent rentrer si facilement dans le rang dualiste et l’épisode marquera sans doute profondément la manière de voir le monde d’une partie substantielle de la population. Une fois que Cthulhu a été invoqué, on sait qu’il est extrêmement difficile de le renvoyer dans sa dimension hors du monde…

Know your ennemy
En cela, le coronavirus, malgré ses conséquences dramatiques, n’est pas notre ennemi, et il pourrait même s’avérer être un allié extrêmement précieux. Il est déjà parvenu à faire une chose à peine pensable, que beaucoup d’humains ont cherché à accomplir sans y parvenir ces dernières années : bloquer la machine folle de l’économie. Ce que ni Nuit Debout, ni le mouvement d’opposition à la loi Travail, ni le cortège de tête des autonomes, ni les zadistes, ni les Gilets Jaunes, ni les grèves contre la réforme des retraites, ni eXtinction Rebellion n’ont réussi à faire, le coronavirus nous l’a offert.
Comme le dit Benoît Borrits, il aura fallu qu’un virus nous mette au pied du mur pour que nous nous apercevions que c’était seulement possible :
Cette pandémie, dont on ne connaît pas encore le dénouement, a ceci d’extraordinaire qu’elle réalise ce que tout le monde savait. Le confinement et les ruptures de chaînes d’approvisionnement provoquent une baisse brutale de la production. Voilà que nous découvrons avec cette récession que Venise retrouve ses eaux claires et ses poissons, que les émissions de gaz à effet de serre ont été réduites de 25 % en Chine au début de l’année), que l’air devient plus respirable. Il est terrible d’avoir attendu cette crise sanitaire et cette succession dramatique de décès pour prendre conscience de ces évidences.
Chaque jour, tombent de nouvelles informations proprement incroyables, il y a quelques semaines encore : Le pétrole, or noir d’hier, n’a subitement presque plus de valeur ; l’Union européenne autorise enfin les États à s’affranchir de la maudite règle des 3% de déficit budgétaire ; l’Italie annonce l’arrêt de toutes les activités de production non-essentielles (ce qui permettra justement de voir à nouveau où est l’essentiel…) ; les Philippines décident de fermer la Bourse ; et ce matin encore, à la radio, le président du MEDEF se disait favorable à la nationalisation de certaines entreprises ! Hallelujah !

Dans cette affaire, notre véritable ennemi n’est pas le virus, mais ce que Bruno Latour appelle dans Où Atterir ? le « système de production », celui-là même qui a besoin pour fonctionner que les non-humains soient réduits à l’état d’objets et de ressources et qu’il oppose au « système d’engendrement, qui « ne s’intéresse pas à produire pour les humains des biens à partir de ressources, mais à engendrer les terrestres – tous les terrestres et pas seulement les humains. » C’est ce « système de production » qui a cherché à transformer les hôpitaux en entreprises et les infirmières en « bed managers » ; c’est lui qui est responsable aujourd’hui des morts que nous comptons chaque jour. Et c’est pour protéger ce « système de production » à tout prix que les dirigeants, en Angleterre, aux Etats-Unis, mais aussi en France, ont parié pendant longtemps sur la stratégie irresponsable de l’immunisation collective pour éviter d’avoir à ralentir l’activité économique.

Ce système de production est tellement grotesquement éloigné d’un système d’engendrement que, dans le même temps où il s’avère incapable de produire en nombre suffisant les masques qui sont devenus si essentiels, il reste en mesure de fabriquer et de faire livrer à domicile par un coursier un Kinder Bueno ! Et il arrive encore – et surtout – à produire l’individu indigne qui a passé cette commande de la honte !
Le coronavirus est parvenu à réaliser l’impensable, tel un Hercule accomplissant un de ses légendaires travaux : arrêter la mégamachine décrite par Günther Anders de manière si glaçante – le monde devenu machine et la machine devenue monde, dont nous étions les rouages. Le Comité Invisible nous avait appris que « le pouvoir est logistique » et que pour déclencher une véritable insurrection, il fallait « tout bloquer ». La belle affaire ! Car jusqu’à présent, les humains s’étaient avérés incapables de le faire par eux-mêmes et le Grand Soir paraissait indéfiniment relégué dans les limbes des illusions romantiques. Maintenant, grâce au virus, tout est bloqué et la question cruciale n’est pas de relancer la machine infernale, comme s’y emploient tous les gouvernements, mais de faire en sorte au contraire qu’elle ne reparte surtout pas.
C’est ce qu’invitent à envisager les rédacteurs de la belle pétition « Covid-entraide » qui refusent eux-aussi de faire la guerre au virus en nous appelant à « retourner la stratégie du choc en déferlante de solidarité » :
Ne restons pas sidéré.e.s face à cette situation qui nous bouleverse, nous enrage et nous fait trembler. Lorsque la pandémie sera finie, d’autres crises viendront. Entre temps, il y aura des responsables à aller chercher, des comptes à rendre, des plaies à réparer et un monde à construire. À nous de faire en sorte que l’onde de choc mondiale du Covid-19 soit la « crise » de trop et marque un coup d’arrêt au régime actuel d’exploitation et de destruction des conditions d’existence sur Terre. Il n’y aura pas de « sortie de crise » sans un bouleversement majeur de l’organisation sociale et économique actuelle.
Activons cet enchevêtrement !
Regarder le virus comme un allié pourra sans doute en choquer certains. Mais cette perspective correspond à ce que l’anthropologue Anna Tsing veut dire lorsqu’elle parle dans son ouvrage Le Champignon de la fin du monde « d’activer politiquement les enchevêtrements » (entanglements). Cette expression peut paraître sibylline, mais elle prend tout son sens dans une période comme celle-ci. La lutte implique aujourd’hui de mobiliser au-delà des seuls humains en comptant avec les puissances d’agir des non-humains, pour former des collectifs politiques hybrides pouvant prendre la forme de « Communs latents » :
Les assemblages, dans leur diversité, font apparaître ce que je vais appeler des « communs latents », c’est-à-dire des enchevêtrements qui pourraient être mobilisés dans des causes communes. Parce que la collaboration est toujours avec nous, nous pouvons manœuvrer au sein de ses possibilités. Nous aurons besoin d’une politique dotée de la force de coalitions diverses et mobiles et pas seulement entre humains.
Il y a un mois il était encore plus simple de concevoir la fin du monde que la fin du capitalisme et aujourd’hui, des pangolins et des chauve-souris ont mis sur pause une grande partie de l’économie mondiale. Tel est l’enchevêtrement qui reste encore à « activer » politiquement !
Ces derniers jours, j’ai relu certains passages du livre La Condition Ouvrière écrit par la philosophe Simone Weil à propos des grandes grèves de 1936, survenues au moment de l’avènement du Front populaire. Il est très troublant de voir comment la pandémie et le confinement généralisé qui l’accompagne constituent une sorte de miroir inversé de cet épisode historique. En 1936, les travailleurs occupaient les usines et les bloquaient. Simone Weil raconte leur joie « d’habiter » enfin leur lieu de travail, de pouvoir y emmener leur famille et de s’y assembler pour refaire le monde. Aujourd’hui, nous sommes confinés à domicile, empêchés en très grand nombre de rejoindre notre lieu de travail et réduits à des échanges virtuels pour maintenir nos liens sociaux. En 1936, l’espace public avait débordé partout et pénétré par effraction dans les usines. Aujourd’hui, nous avons au contraire perdu l’espace public et nous sommes enfermés dans nos espaces privés et c’est le travail, pour beaucoup, qui a envahi le lieu d’habitation.
Mais la plus grande différence, c’est qu’en 1936, il s’agissait d’un mouvement social au sens propre du terme, c’est-à-dire exclusivement humain, preuve que cette grève générale se déroulait encore dans l’Holocène, avec une société proprement séparée de son environnement. Nous vivons aujourd’hui, à l’âge de l’Anthopocène, quelque chose de complètement singulier, qui traduit l’effondrement du Grand Partage, et que nous pourrions transformer en une « grève plus qu’humaine » pour faire naître le premier « mouvement bio-social » de l’histoire.
***
Une telle opportunité politique ne s’est pas présentée depuis des décennies et, en refusant de nous prêter au grand rituel de purification de la « guerre au virus », nous aurons peut-être une chance de la saisir pour la transformer en une expérience révolutionnaire d’un nouveau genre.
L’hypothèse, également trop énorme, est qu’il va falloir ralentir, infléchir et régler la prolifération des monstres en représentant officiellement leur existence. Une autre démocratie deviendrait-elle nécessaire ? Une démocratie étendue aux choses ?
Bruno Latour.
Merci pour ce travail.
La Condition Ouvrière de Simone Weil (1909-1943), en accès – http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/condition_ouvriere/condition_ouvriere.html
Exceptionnel !
Profond, pertinent, polémique ☺
Amitiés,
Pierre
Je n’arrive pas à avoir ton optimisme, pour ma part. Si ce moment nous montre que nous pourrions faire autrement, il nous montre aussi combien le système est en passe d’accepter toutes les violences pour s’imposer.
D’abord parce que confinés, nous ne pouvons plus nous rassembler et donc plus fomenter de révoltes ! A mesure que le confinement se resserre contre nous, nous entrave dans nos espaces privés, sans plus aucun accès aux espaces publics, déroulant de nouvelles formes de contrôle en faisant fi de toute raison, comme le fait toujours la morale qui s’abat sur les corps, nous sommes dé-saisis d’opportunités politiques. Partout, elles sont rendues plus compliquées… On nous menace de couvre-feux. On nous interdits de nous aérer, de respirer – mêmes éloignés les uns des autres. On sacre la grande surface au détriment du marché des artisans locaux, comme pour réaffirmer un modèle unique de société… Et malgré les défaillances de la logistique (masques, tests, respirateurs…), c’est le modèle industriel qui est appelé à la rescousse de nos vies !
Enfin, si le système de production est déstabilisé, lui aussi se défend : en rejetant (un temps) ses propres dogmes pour survivre, mais surtout en mobilisant les plus faibles, ceux dont il voulait déjà se débarrasser, en n’hésitant pas à les jeter au front pour sauver le système de production justement. En les isolant les uns des autres, en les individualisant, il disqualifie le politique, le rend plus difficile d’accès, là encore. Bref, je ne suis pas sûr que ce virus ait choisit de s’allier avec nous : il est possible que Mr Pangolin, en le sapant un temps, finisse en fait par servir le système de production en le rendant encore plus délirant et autoritaire qu’il n’était… ;(
Merci Hubert pour ta lecture et ton commentaire.
Le propre d’une opportunité politique est qu’elle peut être saisie par tout le monde. Et il est certain que l’Etat/Marché va aussi chercher à en profiter pour resserrer son emprise. Comme le dit Samuel Hayat sur son blog, ce nouveau basculement dans l’état d’urgence sonne peut-être le glas d’une certaine vision de la démocratie, si ce n’est de la démocratie tout court (mais nous l’avions déjà perdue depuis longtemps…) https://samuelhayat.wordpress.com/2020/03/23/la-democratie-a-lepreuve-du-coronavirus/ Le risque est très grand de voir advenir ce qui a toujours en définitive constitué le rêve humide du néo-libéralisme : liquider la liberté dans l’ordre politique pour mieux lui donner libre cours dans l’ordre économique. Si Friedrich Hayek était encore vivant nul doute qu’il écrirait lui-aussi des billets enthousiastes, lui qui avait applaudi l’arrivée au pouvoir de Pinochet au Chili, parce qu’il considérait que c’était la bonne manière de préserver « l’ordre naturel du marché ».
Donc je ne me fais aucune illusion sur les périls de la période à venir et la probabilité de basculer dans un fascismo-libéralisme. Là encore, cela ne ferait que précipiter logiquement la direction dans laquelle on se dirigeait déjà allègrement.
Néanmoins reste ce que j’essaie de pointer dans ce billet : le « choc ontologique » que représente cette période, qui va forcément profondément marquer les consciences et produire des irréversibilités. Cela jouera dans le sens de ceux qui abandonneront sans doute définitivement l’espoir de concilier ordre et libertés ; mais cela va aussi contribuer à nous faire sortir de cette satanée « Constitution des Modernes » qui constitue le fond véritable de la plupart de nos problèmes.
Par ailleurs, le virus ne « choisit pas de s’allier avec nous ». Ce serait grossièrement anthropomorphique de formuler les choses ainsi. Les non-humains ne fonctionnent pas sur le registre de l’intentionnalité, mais de l’agentivité, ce qui est très différent. Et les alliances que l’on signe avec eux ne peuvent donc pas épouser les formes modernes de l’expression de la volonté (comme le Contrat, par exemple, ce qui constitue par exemple la limite d’un Michel Serres, avec son « contrat naturel »).
Nous sommes dans des alliances objectives, et non subjectives, qui demandent à être activées dans les faits, et pas juste proclamées.
Je n’arrive pas quand même à me débarrasser d’une lueur d’espoir face à cette situation. Il faut se souvenir que les ordonnances de 1945 sur la Sécurité sociale viennent après l’Occupation, l’Holocauste et toutes les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale. Et sans doute même qu’elles venues à cause de ces épreuves.
D’où l’importance de garder un brin « d’enthousiasme », même dans les moments les plus sombres.
C’est peut-être aussi ce qui caractèrise la Dark Ecology dont parle Timothy Morton, qui n’est pas une pensée du désespoir, car nous devrions éprouver de la joie en traversant les vertiges ontologiques, même si c’est une expérience difficile et périlleuse.
Ayant profité du confinement pour lire « 101 livres pour les sciences sociales » dirigé par Lemieux, j’ai eu plaisir à retrouver les ouvrages de Descolas, Latour et Tsong dans votre analyse qui illustre encore une fois la pertinence et les limites de ces grilles de lectures pour s’approprier les phénomènes contemporains.
Je souhaiterais amener quelques propositions visant à susciter le débat à ce sujet.
L’ « expérience naturelle » que nous vivons n’était pas nécessaire à mon avis pour faire prendre conscience de l’impact de l’activité humaine sur son environnement et du retour de bâton qui nous attend. Il me semble que cela fait consensus depuis longtemps même parmi les acteurs qui tentent de faire croire l’inverse. Il me semble également que le fait que les crises d’ampleurs sont amenées à se multiplier est également une connaissance répandue.
Le capitalisme ne manque pas de moyens pour faire face à cet état de fait. Si les crises sont amenées à se multiplier, pour devenir la « nouvelle normalité », elles restent par définition des état de surcharges temporaires du système. Chaque nouvel épisode est l’occasion de constater la capacité de certains acteurs à actionner des leviers à la mesure de ces surcharges pour survivre. On constate que certains sont très efficace. La multiplication des crises donne toute l’occasion aux organisations de les maîtriser pour les déployer dans un temps record. À mesure que les organisations et les individus développeront des capacités d’anticipation, d’innovation et de réorganisation avancées, la résilience globale est appelée à augmenter et donc à limiter la remise en cause des principes sous-jacents du système.
Si on en revient sur la « scalabilité » des activités capitalistes dans le prolongement des travaux de Tsong, on remarque que ces leviers de résiliences sont à la fois globaux (confinement effectifs à leur annonce, plan de milliers de milliards d’euros, etc.) et locaux (bricolages individuels de masques, aide pour les courses, culture partagée). Le capitalisme sait faire prendre de l’échelle aux initiatives locales réplicables. Il vit également très bien du non réplicable. Les nombreux leviers (à la fois globaux locaux et scalables) de développement de l’économie informelles, sociale solidaire et numérique, sont disponibles et actionnés pour rendre objectivement le système plus résilient à toutes les échelles.
En comptant le nombre de personnes au chômage partiel ou complet on constate qu’une part significative de la société est privé de son moyen de subsistance sans leviers institutionnels ou bricolages individuels lorsque l’activité est réduite à son stricte nécessaire. Dire que le monde se porterait mieux à l’intensité d’activité en confinement est très violent. En société les individus sont interdépendants. L’idée que chacun devrait avoir un accès direct à la subsistance revient souvent à nier la complexité du phénomène humain.
Le populisme se développe également en réaction au mouvement écologique qui ne propose rien de vivable non plus pour une part significative de la population durant la période de transition du système qui correspond à toute leur vie à l’échelle individuelle. Il convient également de noter que ce sont toujours les plus démunis qui pâtissent des périodes d’instabilité. Les élites sortent gagnantes car elles disposent de ressources diversifiées pour adresser un large panel de situations.
La question de l’horizontalité, de la verticalité, de l’intégration du non-humain est une bonne chose mais elle n’est pas suffisante. Il faut prendre en compte les temporalités, mettre les modèles en mouvement et en actions. C’est un peu la limite des modèles structuralistes de Descolas et Latour qui sont efficaces pour rendre compte de la diversité des points de vues mais pas de leur mise en mouvement. Ils rendent mal compte d’action qui ne correspond jamais aux archétypes.
La transition écologique nécessite aujourd’hui des modèles opérationnels, pragmatiques, car il faut se rappeler que c’est dans le cadre des opérations que les individus sont en situation les plus précaires.
« La question de l’horizontalité, de la verticalité, de l’intégration du non-humain est une bonne chose mais elle n’est pas suffisante. Il faut prendre en compte les temporalités, mettre les modèles en mouvement et en actions. »
Juste pour signaler mon total adhésion sur ce passage.
Cela étant dit, pour Latour, pour le peu que j’en ait lu je le catégoriserait plutôt parmi les postmodernes plus que les structuraliste même s’il s’en défend (ça me surprend pas qu’il s’est fait « attrapé » par Sokal).
Bref, avec ces histoires de réseaux hybrides avec de l’humain, non-humain, etc. j’ai l’impression d’avoir à faire à des concepts figés mis en bouillie, comme si j’étais devant à un diagramme de venn avec 30 ensembles.
Ça me semble obscurcir plus qu’autre chose et effectivement une prise en compte des catégories en mouvement seraient beaucoup plus intéressant à mon sens (la dialectique, c’était quand même bien au final)
Loin de toutes ces réflexions d’experts, en ce qui me concerne, j’ai trouvé votre article joyeux, bienvenu et extrêmement intelligent! Un hymne à la vie dans sa globalité… Bien à vous.