Open Data RIP ? La réutilisation des informations publiques bientôt dissoute dans le droit des bases de données ?

La nouvelle vient de tomber que le Tribunal Administratif de Poitiers a rejeté le recours de NotreFamille.com dans le contentieux qui l’opposait aux Archives départementales de la Vienne à propos de la réutilisation commerciale de données d’état civil. La décision du tribunal n’est pas encore accessible, mais elle paraît s’appuyer sur des motifs particulièrement surprenants et inquiétants pour le mouvement d’ouverture des données publiques.

En effet, généralement, le débat à propos de la réutilisation des données d’archives se place plutôt sur le terrain de « l’exception culturelle » prévue par l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, qui a donné lieu à de nombreux contentieux. La dernière décision rendue par la Cour d’Appel de Lyon à propos du conflit entre NotreFamille.com et les archives du Cantal paraissait néanmoins avoir apporté des clarifications importantes, dans un sens favorable à la réutilisation des données culturelles moyennant les exigences légitimes de protection des données personnelles qu’elles peuvent contenir.

En faisant prévaloir le droit des bases de données sur la réutilisation des informations publiques, le tribunal administratif de Poitiers risque de mettre tout le mouvement d'ouverture des données publiques en cage...(L'Oiseau bleu_Bird cage_04. Par ajari. Cc-BY. Source : Flickr)
En faisant prévaloir le droit des bases de données sur la réutilisation des informations publiques, le tribunal administratif de Poitiers risque de mettre tout le mouvement d’ouverture des données publiques en cage…(L’Oiseau bleu_Bird cage_04. Par ajari. Cc-BY. Source : Flickr)

Mais cette fois, c’est le droit des bases de données, semble-t-il, qui a été avancé comme fondement juridique pour refuser la réutilisation des données publiques. Guillaume de Morant sur le site de la Revue française de généalogie indique :



Les arguments utilisés par le tribunal s’appuient sur le droit de la propriété intellectuelle.
Le département de la Vienne est considéré comme un producteur de bases de données et à ce titre bénéficie de la protection de leur contenu, puisqu’il atteste « d’un investissement financier, matériel ou humain substantiel ». L’indexation et la mise en ligne des registres paroissiaux et d’état civil par communes a effectivement coûté 230.000 € au Conseil général, sans compter le temps passé par le personnel des archives. Le département peut donc faire ce qu’il veut de ses bases de données, accepter ou non leur réutilisation.

Ce raisonnement est vraiment très surprenant. Bien sûr, il existe un droit des bases de données reconnu par la loi française, dont peuvent théoriquement bénéficier les services d’archives. Mais ce droit doit s’articuler avec les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 relative à la réutilisation des informations publiques.

C’est une nécessité logique, sinon cela reviendrait à dire que les administrations pourraient user à leur guise du droit des bases de données pour mettre en échec le droit à la réutilisation des informations publiques. La loi de 1978 a d’ailleurs anticipé ce problème et elle prévoit des mesures pour articuler propriété intellectuelle et droit à la réutilisation.

L’article 10 consacre ainsi le principe du droit à la réutilisation des informations publiques :

Les informations figurant dans des documents produits ou reçus par les administrations mentionnées à l’article 1er, quel que soit le support, peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d’autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus.

Ce droit fait cependant l’objet d’exceptions, dont une concerne l’articulation avec la propriété intellectuelle :

Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l’application du présent chapitre, les informations contenues dans des documents : […]

c) Ou sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.

Il est bien indiqué ici que ce sont seulement lorsque les droits de propriété intellectuelle appartiennent à des TIERS qu’ils peuvent faire échec au droit à la réutilisation.

Pour donner une exemple concret, cela signifie par exemple que si les archives de la Vienne détiennent dans leurs collections des oeuvres protégées par un droit d’auteur (photos, ouvrages, presse, etc), cela ne rend pas les informations contenues dans ces documents réutilisables pour autant. Le droit de propriété intellectuelle prime alors sur le droit à la réutilisation et c’est bien logique. La CADA explique cela très clairement sur son site Internet : elle accepte que ces documents protégés par le droit d’auteur puissent être communiqués, mais pas que les informations qu’ils contiennent puissent être réutilisées.

La CADA a eu cependant une interprétation assez extensive de cet article, car elle a considéré que les agents publics doivent être considérés comme des tiers par rapport à l’administration, même  quand ils créent des oeuvres de l’esprit dans le cadre de leurs missions de service public, et cela peut parfois générer des complications en matière d’ouverture des données publiques.

Mais ces considérations n’ont pas ici à entrer en ligne de compte, car si l’on suit la loi sur les bases de données, c’est bien le département de la Vienne, en tant que personne morale, qui est le titulaire originel du droit des bases de données. Il ne s’agit donc nullement d’un tiers par rapport à l’administration.

On ne voit absolument pas comment le Tribunal Administratif de Poitiers a pu retenir cet argument, qui fait prévaloir de manière abusive le droit des bases de données et présente le risque de faire littéralement disparaître le droit à la réutilisation des informations publiques. Un tel jugement paraît bien fragile et sera sans doute renversé en appel.

Il faudra attendre d’avoir la décision en main pour comprendre exactement les ressorts de cette étrange décision (je ferai alors une mise à jour de ce billet). Mais si l’on suit cette direction, il est clair que le mouvement d’ouverture des données publiques en France (et pas seulement des données culturelles) sera sérieusement hypothéqué.

C’est encore un cas où un droit de propriété intellectuelle fait obstacle à l’exercice d’un droit reconnu aux citoyens…

PS : pour dépasser l’analyse purement juridique et replacer cette affaire dans la perspective de la problématique des biens communs de la connaissance, je vous recommande d’aller lire le billet écrit par Jordi Navarro sur son blog « Game of Commons : l’hiver vient« .

Citation on ne peut plus explicite quant aux enseignements qu’il tire de cette affaire et que je partage complètement :

[L’utilisation du droit des bases de données] a au moins le mérite de montrer clairement les choses. Les Conseils Généraux qui ont refusé la demande de Notrefamille.com n’ont en réalité qu’une seule volonté : celle de s’octroyer une exclusivité pour la diffusion des biens communs.

Ne nous y trompons pas, la protection des données personnelles qui était invoquée jusqu’alors par d’autres départements n’était qu’un leurre. Le seul objectif poursuivi est celui de demeurer les seuls à diffuser des reproductions de documents d’archives.

Et cela n’est pas tolérable.


30 réflexions sur “Open Data RIP ? La réutilisation des informations publiques bientôt dissoute dans le droit des bases de données ?

  1. « Les Conseils Généraux qui ont refusé la demande de Notrefamille.com n’ont en réalité qu’une seule volonté : celle de s’octroyer une exclusivité pour la diffusion des biens communs. »
    En attendant les bases de données dorment bien tranquillement, sans être exploitées. Mais qu’elles les diffusent plus largement alors !
    Je pense également en analogie,aux nombreux fonds numérisés divers conservés par ces mêmes institutions publiques ,qui faute de vision, de savoir faire. Attendent ,également, la rencontre avec leurs publics.
    Et toujours ses mots: partage, diffusion, promotion de nos collections et fonds, accès à la culture… Nos missions !

  2. Bonsoir,

    Il convient de faire attention car en réalité ce qui est vraiment en jeu dans le dossier NF c’est l’usage commercial des bases de données publiques.
    C’est bien la notion marchande qui pose problème.
    NF ne ferait pas payer l’accès aux données personne ne s’offusquerait, bien au contraire. En réalité NF ne veut pas payer le coût de la numérisation et faire payer la consultation.
    Tant que NF refusera l’évidence que nous ne voulons pas voir exploiter commercialement les données publiques ils devront faire face aux refus et aux levées de boucliers des historiens, généalogistes et archivistes.

    NF a les mêmes droits que chacun d’entre-nous de travailler sur les images diffusées par les archives via le web ou en salle de lecture. Évidemment cela ne leur convient pas car ils veulent faire l’indexation dans des régions où le téléphone est quasiment un luxe alors parler de l’ADSL …

    NF ne reverse pas son travail aux services détenteurs des archives ce qui fait qu’ils se gardent une exclusivité de fait sur les documents.
    Tout chercheur digne de ce nom reverse une copie de son travail aux services concernés afin que tous en profite (oui je sais ce n’est pas toujours le cas). Cela devrait même être une condition sine quanom, dès lors qu’il y a une diffusion de faite quel que soit le support.

    1. Bonjour,

      Non, ce n’est pas ce que dit ce jugement. Le tribunal n’examine à aucun moment la question spécifique de la réutilisation commerciale. C’est bien de réutilisation en général dont il est question. Et c’est bien l’un des très gros problèmes de ce jugement, car le droit des bases de données ne fait pas dans le détail et beaucoup d’usages non commerciaux vont faire les frais de l’application du droit des bases de données aux sites d’archives.

      Notez ailleurs qu’avec Notre Famille, le problème n’est pas l’usage commercial en lui-même, mais les risques d’enclosures qui existent sur l’information, du fait de la position potentiellement dominante de ce type d’acteurs. L’usage commercial n’est pas problématique en lui-même et des ressources produites par la collectivité peuvent être mises à disposition des acteurs commerciaux. Faudrait-il par exemple que les routes départementales soient gratuites pour les particuliers, mais deviennent payantes pour les véhicules des entreprises ? Ce serait ridicule. Mais pourquoi accepter l’usage commercial pour les routes et pas pour les archives numérisées ?

      Pour ce qui est du reversement des apports de NF, il est tout à fait possible de fixer cette exigence tout en gardant l’ouverture. Il faudrait pour cela que les données produites par les archives soient placées sous une licence comportant une clause de partage à l’identique (Share Alike). C’est par exemple ce que les Archives municipales de Toulouse ont choisi de faire et c’est à mon sens le meilleur moyen d’éviter que des acteurs comme Notre Famille ne deviennent problématique, sans pour autant sacrifier l’Open Data et le principe de réutilisation des données publiques.

      1. Je ne dis pas le contraire quant au contenu du jugement. Je suis d’accord qu’il y a potentiellement un risque plus général.

        Si NF ne faisait pas payer pour accéder aux informations il n’y aurait jamais eu d’affaire. Tout le monde y trouvait son compte et personne ne trouverait à redire. J’aurais donné tort sans conteste aux AD!
        Le problème vient d’abord du fait que NF veuille faire payer pour accéder au contenu du document; de ce fait les efforts de numérisation doivent être payés par l’acteur qui en profite et cela NF n’en veut surtout pas et considère qu’il peut faire un profit maximum avec des documents publics sans bourse déliée.

        La clause SA ne protège pas de l’exploitation commerciale! Seule la NC le fait. Le SA ne provoque pas le versement du travail dérivé.
        Si reversement la SA permettrait aux AD de mettre aussi en ligne le même fichier donc NF ne veut surtout pas verser son travail dérivé. C’est la politique du « je prend et ne donne rien »! Pour moi c’est assimilable à un vol ou détournement du bien commun. On doit tous profiter du travail d’exploitation des données aux conditions initiales d’accès donc gratuit puisque déjà payer par nos impôts.

        Tant que NF fera payer les données dérivées du bien public il y aura une contestation de son ‘droit’ à réutilisation! Le jour où ils décideront d’abandonner le payant sur ces données il n’y aura plus de justification au refus. DE toute façon il n’y a pas refus puisque qu’il y a renvoi vers l’usage commun qui lui déplait pour des motifs purement économiques que je décris dans mon post initial.

        C’est donc en cela que le fait pour NF de faire payer l’accès EST le problème et que c’est bien ici qu’il faut insister.

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