Le Nyan Cat appartient au public : un mème n’est pas une marque !

Les noms de Charlie Schmidt et Orlando Torres ne vous disent sans doute rien, mais ces personnes sont à l’origine de deux des mèmes les plus célèbres de l’histoire d’Internet, à savoir le Keyboard Cat et le Nyan Cat. Ils ont attaqué en justice la semaine dernière Warner Bros et 5th Cell pour avoir fait apparaître leurs créations comme des personnages dans le jeu vidéo Scribblenauts.

L’auteur du Nyan Cat explique sa décision par le fait qu’il n’est pas d’accord avec l’usage commercial qui a été fait de sa création :

Je n’ai jamais tenté d’empêcher les gens de faire des créations qui contribuent artistiquement et ne sont pas à but lucratif. Mais il s’agit d’un usage commercial, et ces entreprises elles-mêmes sont les protectrices de leur propre propriété intellectuelle

Les deux plaignants ont en effet enregistré des copyrights et des marques sur le Nyan Cat et le Keyboard Cat, qu’ils comparent avec le logo de Warner Bros :

Le logo Warner Bros est aussi un mème, même s’il ne s’agit que de deux lettres à l’intérieur d’un bouclier. Bien sûr WB emploie des armées d’avocats spécialisés dans le copyright et les marques pour protéger sa propriété intellectuelle, y compris son logo.

Tout ceci pourrait paraître logique, et le juriste Jonathan Bailey explique sur son site que ces plaintes montrent que les mèmes sont des créations comme les autres. Mais il y a quelque chose qui ne va pas dans ce raisonnement et appliquer les principes classiques de la propriété intellectuelle à un phénomène comme les mèmes pose même un GROS problème, comme le démontre très bien le site Techdirt :

Ce qui définit un mème est la transmission de personne en personne. Le mot a été forgé par Richard Dawkins, qui voulait faire une analogie avec la propagation biologique par « l’imitation ». Et cet élément crucial – la transmission par le passage de personne en personne – est justement passé sous silence dans la définition que donne l’avocat de ces deux « créateurs » de mèmes, qui vont jusqu’à soutenir que le logo de Warner Bros est lui-même un mème. Mais ce n’est est pas un. Il ne gagne pas de signification culturelle en passant de personne en personne.

Et ce point est décisif dans cette affaire. La signification culturelle du Nyan Cat et du Keybopard Cat ne vient pas Schmidt ou de Torres. Il y a des milliers et des milliers de vidéos semblables sur Internet. Mais comme tous les bons mèmes, ces deux là ont acquis une signification culturelle particulière parce que des masses de personnes de sont appropriées ces idées pour créer à partir d’elles. Que Schmidt et Torres surgissent à présent pour réclamer une « propriété » sur la qualité mimétique de ces oeuvres est juste insultant. C’est un affront infligé à la communauté des personnes qui ont rendu ces deux mèmes populaires.

[…] Les deux créateurs de ces mèmes ont grandement bénéficié, non pas de leurs propres efforts, mais de ceux de ces millions de personnes qui se sont transmis des oeuvres à la base assez navrante pour les rendre célèbres. Les voir apparaître dans un jeu vidéo n’a fait qu’accroître encore l’attention et la popularité dont bénéficie ces mèmes.

Ces propos sont extrêmement intéressants, car ils montrent bien que la notion même de « propriété » ne peut être appliquée à des objets aussi collectifs que des mèmes, qui constituent moins des oeuvres que des « marqueurs » sociaux échangés à grande échelle.

La qualité même d’auteur ou de créateur peut facilement être contestée aux deux plaignants dans cette affaire.
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Pour le Keyboard Cat, la vidéo originale a été publiée en 2007 par Charlie Schmidt sur Youtube. Mais ce n’est que deux ans plus tard qu’elle commencera à devenir virale, lorsqu’un autre utilisateur du nom de Brad O’Farell la publie à son tour, en la renommant Play him off, Keyboard Cat, ce qui change son sens en la transformant en une vidéo idéale pour illustrer des fails. Par ailleurs, pour les vingt cinq premières secondes, Schmidt s’est inspiré de la musique du jeu vidéo Dragon’s lair.

Pour le Nyan Cat, si c’est bien Orlando Torres qui a produit l’animation du chat volant, c’est un autre utilisateur, saraj00n, qui a combiné la vidéo avec le son Nyanyanyanyanyanyanya! trois jours plus tard. Et cette piste sonore avait été créée plus d’un an auparavant par un troisième utilisateur, daniwellP.

L’idée même d’originalité, qui sous-tend la propriété induite par le droit d’auteur, n’a guère de sens dans le cas de phénomènes comme les mèmes, dont le statut n’émerge qu’au fil des réutilisations collectives. C’est pourquoi il est abusif de les assimiler à des marques, voire même à des « oeuvres de l’esprit, qui supposent une forme arrêtée par le créateur individuel. Il ne peut s’agir de marques, puisque dans les deux cas, ni Schmidt, ni Torres ne sont à l’origine des appellations Keyboard Cat et Nyan Cat, qui sont apparues ensuite.

C’est pourquoi il sera extrêmement intéressant de suivre cette affaire pour voir comment les juges traiteront les prétentions des deux plaignants. Les mèmes finissent par devenir la propriété du public qui les consacrent par l’usage et on avait déjà vu avec l’affaire du Harlem Shake qu’il est artificiel de vouloir les faire rentrer dans les cases de la propriété intellectuelle. L’épisode récent de Nabilla déposant une marque sur son fameux « Non mais allô quoi ! » avait aussi montré toute l’absurdité d’un placage des concepts propriétaires sur les mèmes.

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André Gunthert vient de publier un article intitulé « La culture du partage ou la revanche des foules » dans lequel il explique avec brio en quoi le statut des créations est bouleversé par les pratiques d’appropriation numérique :

Qu’il s’agisse de la création de fausses bandes annonces sur YouTube, de détournements parodiques, de l’hommage imitatif des covers (version personnelle d’un morceau de musique) ou de la circulation virale des mèmes (jeu appropriable de décontextualisation de motif), les conditions de l’appropriabilité numérique ne s’autorisent que d’expédients et de tolérances fragiles: la protection de l’anonymat ou de l’expression collective, la nature publicitaire ou politique des contenus, la volatilité ou l’invisibilité des publications, la méconnaissance de la règle, et surtout les espaces du jeu, de la satire ou du second degré, qui, comme autrefois le temps du Carnaval, sont des espaces sociaux de l’exception et de la transgression tolérée… Le remix profite généralement de la zone grise formée par les lacunes du droit, des oublis du contrôle ou de la dimension ludique. Mais ces conditions font du web l’un des rares espaces publics où l’appropriation collective est admise.

Reste à consacrer pleinement ces droits du public, pour lui restituer ce qui lui appartient.

[Mise à jour] : finalement, l’affaire s’est conclue par un arrangement conclu en septembre 2013. Warner Bros va pouvoir continuer à utiliser l’image du Nyan Cat et du Keyboard Cat dans le jeu Scribblenaughts, mais les deux « créateurs » de ces mèmes vont toucher une rémunération. Il est dommage que les juges ne soient pas prononcés sur le fond à propos de la validité douteuse des titres de propriété revendiqués sur ces deux personnages.