Creative Commons se prononce pour une réforme globale du droit d’auteur

C’est un changement de position important que vient d’opérer l’organisation internationale Creative Commons, par le biais d’une déclaration officielle publiée hier, intitulée « Soutenir la réforme du droit d’auteur« . Cette nouvelle orientation constitue l’une des décisions majeures adoptées lors du Sommet Global qui s’est tenu à Buenos Aires cet été.

Creative Beauty. Par Kalexanderson. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Je traduis ci-dessous en français le texte de la déclaration.

Creative Commons (CC) a ouvert une nouvelle approche dans la manière de faire fonctionner le droit d’auteur durant les dix dernières années. Les licences CC facilitent de nouvelles pratiques sociales, éducatives, technologiques et commerciales et soutiennent la production en réseau de la connaissance et de la culture.

Nous sommes des ambassadeurs dévoués de nos licences et de nos outils, et nous faisons de la pédagogie auprès des utilisateurs, des institutions et des décideurs pour leur montrer les bénéfices positifs découlant de l’adoption des licences CC. Nos licences offriront toujours des options volontaires pour les créateurs désirant partager leurs oeuvres selon des conditions plus ouvertes que celles prévues par le système en vigueur du droit d’auteur. Mais la vision de CC – un accès universel à la recherche et à l’éducation, ainsi qu’une participation complète à la culture – ne pourra pas se réaliser seulement à travers des licences.

Autour du monde, plusieurs gouvernements nationaux sont en train de mettre à l’étude ou de s’engager dans des réformes de leurs lois sur le droit d’auteur. Certains proposent des modifications qui élargiraient le champ des usages possibles des oeuvres protégées sans la permission des titulaires de droits. En réaction, il a parfois été avancé que le succès significatif des licences CC signifiait que la réforme du droit d’auteur n’était pas nécessaire – que les licences étaient en mesure de résoudre tous les problèmes que les utilisateurs pouvaient rencontrer. Ce n’est certainement pas le cas. Les licences CC constituent un apport, mais pas une solution définitive aux problèmes du système du droit d’auteur (Creative Commons are a patch, not a fix, for the problems of the copyright system). Elles ne s’appliquent qu’aux oeuvres dont les créateurs décident consciemment d’accorder contractuellement le droit au public d’exercer des droits exclusifs que la loi leur attribue automatiquement. Le succès des licences ouvertes démontre les bénéfices que le partage et les usages transformatifs peuvent apporter aux individus et à la société dans son ensemble. Cependant, CC opère dans le cadre des lois sur le droit d’auteur, et d’un point de vue pratique, seule une petite portion des oeuvres protégées seront couvertes par nos licences.

Notre expérience a renforcé notre conviction que pour assurer des bénéfices maximum à la fois pour la culture et pour l’économie à l’heure du numérique, la portée et la forme du droit d’auteur avaient besoin d’être révisées. Aussi bien conçu que puisse être un système de licences, il ne pourra jamais pleinement réussir ce qu’un changement de la loi pourra accomplir, ce qui signifie que la réforme législative est toujours à l’ordre du jour. Le public tirera avantage de droits plus étendus d’utiliser l’ensemble de la culture humaine et de la connaissance pour le bien de tous. Les licences CC ne sont pas un substitut des droits des utilisateurs et CC soutient les efforts en cours pour réformer les lois sur le droit d’auteur dans le sens d’un renforcement des droits culturels et d’une extension du domaine public.

Lawrence Lessig. Par Joy Ito. CC-BY. Source : Flickr.

Pourquoi cette déclaration est-elle importante ? En réalité à l’origine, les Creative Commons ont été créés en lien avec un projet global de réforme du droit d’auteur. C’est très clair dans les ouvrages de Lawrence Lessig notamment, qui fut le principal instigateur de ce projet (relire L’avenir des idées, Free Culture, Remix). Après l’allongement de la durée du droit d’auteur opérée aux Etats-Unis par le Mickey Mouse Act et une défaite subie devant la Cour suprême dans l’affaire Eldred c. Ashcroft, Lessig et son entourage décidèrent de changer de tactique. Si la loi ne pouvait être réformée, alors on essaierait de « hacker » le système par le bas en donnant directement les moyens aux créateurs d’offrir des libertés plutôt que de poser des restrictions. C’est le tour de force accompli par Creative Commons, à partir du modèle des licences libres proposées dans le domaine des logiciels.

Mais avec le temps, le sens premier de cette entreprise s’est perdu (à mesure aussi que Lawrence Lessig se mettait progressivement en retrait de la direction de Creative Commons). Et une autre conception a fini par prendre le dessus au sein même de la communauté Creative Commons. L’idée s’est généralisée que CC ne faisait que proposer des licences aux créateurs, mais que l’organisation n’avait pas à prôner en tant que telle une réforme du droit d’auteur. Il revenait aux individus de choisir et Creative Commons n’avait rien à imposer. C’est d’ailleurs une tendance que l’on retrouve au-delà de Creative Commons dans la sphère de la Culture libre et des licences libres.

Pour Creative Commons, les choses allaient assez loin, car ses représentants qui étaient souvent investis dans des actions de lobbying pour pousser des réformes, devaient respecter une sorte de « devoir de réserve » et faire une claire distinction entre leurs propres positions et la « neutralité » de l’organisation. C’est à présent une chose qui va pouvoir changer, puisque Creative Commons se prononce en faveur de la réforme globale du droit d’auteur, renouant avec ses racines politiques.

Ce changement a été débattu lors du sommet global de Buenos Aires où Lawrence Lessig est intervenu pour donner une conférence brillantissime, intitulée « Ces lois qui restreignent la créativité« .

A l’occasion de cette présentation, Lessig a envoyé un message très clair à la communauté :

Nous devons partager davantage et pouvoir le faire légalement. Mais pour que cela puisse advenir, il faut que la loi change. Nous devons obtenir des changements effectifs dans la loi pour que ces libertés soient garanties.

A vrai dire, Lessig n’a jamais changé de cap à ce sujet. Dans L’avenir des idées, livre publié en 2001, Lessig faisait déjà une série de propositions de réformes législatives dont la principale était la réduction de la durée du droit d’auteur et le rétablissement d’un enregistrement obligatoire des oeuvres, afin de redonner sa place au domaine public. Mais il prônait également clairement la légalisation du partage assortie de la mise en place de financements mutualisés :

Le Congrès devrait autoriser l’échange de fichiers en créant un système de licence obligatoire. Cette taxe ne devrait pas être fixée par une industrie dont l’intention délibérée est de saper ce nouveau mode de diffusion. Elle devrait être mise en place, ici comme ailleurs, par des régulateurs publics cherchant à installer un équilibre.

Ce point  de vue rejoint les propositions avancées par la Quadrature du Net de légalisation du partage non-marchand accompagnée de la mise en place d’une contribution créative, dont le but est justement de faire échapper ces financements à la main mise des intermédiaires pour redonner le pouvoir au public. Les Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées contiennent un programme global de réforme du système en 14 points, porteur d’une alternative réelle aux dérives actuelles.

Creative Commons cite d’ailleurs à la fin de sa déclaration La Quadrature du Net comme une des organisations, aux côtés d’EFF, l’Open Knowledge Foundation ou l’Open Rights Group, dont elle soutient l’action en faveur d’une réforme. En France, d’autres collectifs agissent aussi dans ce sens. Nous avons porté devant la mission Lescure avec SavoirsCom1 des propositions globales pour promouvoir les biens communs de la connaissance, dont certaines commencent à produire effet. Les citoyens se mobilisent également et une action exemplaire est sur le point d’aboutir pour envoyer aux députés des livres comportant un programme de réforme du droit d’auteur. Le 31 octobre, SavoirsCom1 organise également une journée sur le domaine public à l’Assemblée nationale pour engager le débat sur cette question essentielle dans le prolongement du rapport Lescure.

Le changement de politique de Creative Commons constitue donc une avancée très positive, qui favorisera l’engagement de la communauté dans l’action en direction des pouvoirs publics. L’an dernier, j’avais chroniqué sur OWNI les 10 ans de Creative Commons en terminant ainsi :

Au bout de 10 ans, les Creative Commons ont fait leur preuve quant à leur capacité à organiser la circulation et la réutilisation des contenus en ligne, tout en apaisant les relations entre les auteurs et le public. Certaines propositions de réforme du droit d’auteur vont à présent plus loin, en suggérant de placer tous les contenus postés sur le web par défaut sous un régime autorisant la réutilisation à des fins non-commerciales des oeuvres.

Une telle proposition avait été appelée Copyright 2.0 par le juriste italien Marco Ricolfi et elle aurait abouti dans les faits à faire passer par défaut le web tout entier sous licence CC-BY-NC. Pour revendiquer un copyright classique (tous droits réservés), les titulaires de droits auraient eu à s’enregistrer dans une base centrale.

On retrouve une logique similaire dans les propositions qui visent à faire consacrer la légalisation du partage non-marchand entre individus des oeuvres, qu’il s’agisse des Éléments pour la Réforme du droit d’auteur de la Quadrature du Net ou du programme du Parti Pirate.

Si de telles réformes venaient à être mises en oeuvre, c’est l’ensemble du système du droit d’auteur qui serait modifié dans la logique des Creative Commons. Le régime juridique de base d’Internet deviendrait grosso-modo la licence CC-BY-NC et les auteurs pourraient toujours choisir d’aller plus loin en employant des licences encore plus ouvertes (CC-BY, CC-BY-SA, etc).

Les Creative Commons ont montré la voie ; à nous à présent de changer la loi !

PS : certaines communautés en France, notamment orientées autour du logiciel libre, peuvent être hostiles à la fois aux Creative Commons et aux propositions de légalisation du partage non-marchand. Rappelons à leur intention que Lessig et Creative Commons ne sont pas les seuls à appeler de leurs voeux ces réformes de la loi. Richard Stallman défend lui aussi la légalisation du partage et la mise en place de financements mutualisés pour la création :


15 réflexions sur “Creative Commons se prononce pour une réforme globale du droit d’auteur

  1. Pour le PS, tu devrais sans doute remplacer « hostiles à la fois aux Creative Commons » par « hostiles à certains contrats Creative Commons considérés comme non libres, tel que NC et ND »… puisque je ne vois pas trop en quoi les libristes seraient contre certaines licences réellement libres.

  2. Concernant Stallman, il n’est le chef que d’un courant du Logiciel Libre (il y a à côté ce qu’on appelle l’Open Source, qui est opposé au principe du copyleft et n’emploie pour le dire vite que des licences de type CC-BY), donc je ne suis pas sûr que sa seule opinion suffise à faire autorité. De plus, il a toujours entretenu un certain flou sur le statut à accorder aux travaux artistiques, tenant au fait qu’il est opposé à la modification sur les œuvres d’opinion :

    « La troisième catégorie renferme les travaux esthétiques ou de divertissement, où le plus important est la sensation ressentie en regardant l’œuvre. La question de la modification est ici très difficile : d’un côté on trouve l’idée que ces œuvres reflètent la vision d’un artiste, et que toute modification viole et brise cette vision. D’autre part, il ne faut pas oublier le processus du folklore, où des modifications apportées en chaîne par de nombreuses personnes produisent parfois un résultat extrêmement riche. Même si ce sont des artistes qui créent, les emprunts à des travaux précédents sont parfois fort utiles. Certaines pièces de Shakespeare se sont inspirées d’œuvres antérieures. Si le droit du copyright aujourd’hui en vigueur avait alors été appliqué, de telles pièces auraient été illégales. C’est donc une question difficile que de décider comment réguler la publication de versions modifiées d’œuvres esthétiques ou artistiques, et il nous faudra peut-être subdiviser cette troisième catégorie pour résoudre ce problème. Par exemple, on peut imaginer de traiter les scénarios de jeux vidéo d’une manière ; peut-être est-il souhaitable que quiconque puisse en publier des versions modifiées. Mais peut-être qu’un roman doit être traité différemment ; peut-être que toute publication commerciale devrait faire l’objet d’un accord avec l’auteur. »

    Source: http://www.gnu.org/philosophy/copyright-and-globalization.html#opinions

    On sent bien le tiraillement, qui laisse la porte ouverte à ceux qui estiment qu’il doit en être avec l’art comme avec le logiciel: droit d’étudier, de copier, de modifier et de commercialiser pour tous sans restriction. Et c’est ainsi que se plaque l’opposition traditionnelle dans ce milieu du « gratuit » contre le « libre » (que les gens entendent par ailleurs souvent comme « libre de droits », entretenant encore la confusion). Il faut bien dire aussi que l’approche juridique leur donne plutôt raison, car la loi ne traite pas différemment (sauf au niveau du droit moral, me semble-t-il) logiciel et art, tous deux relevant du droit d’auteur sans que jamais ça n’ait paru poser aux artistes et aux développeurs plus de problèmes que cela. Peut-être vaudrait-il mieux prendre le problème à partir des pratiques, qui n’ont elles pas grand chose à voir, comme en témoigne cette conférence donnée par LL de Mars au RMLL : http://www.framablog.org/index.php/post/2013/10/04/ll-de-mars

    1. Stallman a en effet une certaine conception du statut de l’oeuvre, distinguée de l’oeuvre d’opinion et de l’oeuvre utilitaire. Ce point de vue n’est pas inintéressant et il est même consacré d’une certaine manière dans les lois américaines et anglaises, avec des effets plutôt positifs (notamment sur la disctinction oeuvres utilitaires/oeuvres d’art) https://scinfolex.com/2011/08/05/cest-dans-les-casques-de-stormtrooper-que-lon-fait-le-meilleur-copyright/

      Mais je ne parle pas de cela dans mon PS. Je parle de son soutien à la légalisation du partage et à la mise en place de financements mutualisés, sur des bases qui ressemblent beaucoup aux propositions de la Quadrature à propos de la contribution créative.

    2. Bonsoir,

      Modifier une œuvre littéraire peut en dénaturer l’esprit et en cela je ne suis pas favorable au droit de modification. D’autant que cela n’apportera RIEN, parfois même au contraire cela détruira l’œuvre. L’écrivain a écrit un texte d’une certaine façon qui lui est propre et là on n’a pas le droit de modifier. La modification n’apportant rien de plus. Je ne parle pas des fotes d’ortografe, encore que parfois c’est volontaire!
      Par contre partager cette même œuvre c’est la faire vivre.
      Une adaptation cinématographique peut aussi faire vivre le ‘roman’. Le scénario n’étant qu’une adaptation de l’œuvre originale. Nous ne sommes pas dans le cas de la modification du livre! D’ailleurs les films issus de livres devraient systématiquement dire adapté de tel œuvre de UNTEL.
      La même chose avec une statue! Comment peut-on la modifier sans la dénaturer? Impossible.

      Pour le logiciel la chose est différente puisque la modification tend à apporter un plus. Dans ce cas la modification est utile et ne change pas la nature initiale du programme.

      Par contre dans tous les cas l’usage de l’œuvre peut amener d’autres utilisations non pensées initialement par l’auteur. C’est ce que l’on appelle des œuvres dérivées. Là par contre nous avons le problème de la licence de la nouvelle œuvre. Il faut éviter que celle-ci ne devienne privative et les licences CC sont là pour aider. Personnellement je choisit systématiquement le BY-NC-SA, le ND se devant d’être la règle mais levée lorsque l’on me fait une demande. Le ND n’est pas non plus en soit une interdiction dès lors que l’esprit initial est respecté.

      C’est sur ce dernier point que le droit d’auteur DOIT être réformé. Seul l’auteur peut décider (les descendants n’ont pas de droit de changer les règles). L’esprit de l’original et de l’auteur DOIT être respecté.
      Mais soyons clair un auteur veut être vu/lu/utilisé sinon il ne crée rien. Dès lors le partage est indispensable ET nécessaire. Certes il faut qu’il vive. Internet permet de nouveaux moyens de diffusion et de financement, mais le droit d’auteur reste scotché sur un modèle économique où internet n’existait pas et même était inimaginable.

      Si Richard STALLMAN est prudent c’est bien au contraire qu’il est parfaitement conscient que plusieurs modèles peuvent cohabiter sans pour autant nier la liberté du consommateur de biens culturels.

      Amitiés

  3. Justement, j’essaie de vous expliquer pourquoi on peut difficilement se servir de ce que dit Stallman pour convaincre les libristes réticents. Stallman et plus généralement la FSF se sont en effet toujours abstenus de statuer si les œuvres autres que les logiciels devaient être libres ou non, or la première chose que vous entendez lorsque vous intégrez ces communautés c’est « pas gratuit, libre ».

    Dans ce milieu, celui qui ne s’intéresse qu’à la gratuité est vu comme une sorte de minable profiteur, car celle-ci est conçue comme un simple effet de bord du système de production libriste, auquel même le pur utilisateur est censé adhérer; et rien ne justifiant clairement que ce système ne pourrait pas convenir à la production artistique, c’est ainsi que se forge l’opposition au simple partage non-marchand, qui continue à exclure a priori le public de la production quand le cœur du libre est au contraire de l’inviter à y participer (pas question d’œuvres dérivées, qui posent problème jusque dans la pensée de Stallman).

  4. Libres de copier, libres de partager, libres de télécharger, libres d’utiliser, libres de diffuser, libres de bidouiller, libres d’imprimer, et le tout dans l’anonymat (sans inscription nécessaire, sans le moindre DRM). Voilà ce que nous pouvons atteindre.

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