Quand le droit des marques nous enlève les mots de la bouche

[L’équipe de Framasoft a traduit la dernière chronique de Cory Doctorow, parue dans les colonnes du Guardian à propos des dérives du droit des marques. Alexis Kaufman m’a demandé d’en rédiger l’introduction et j’ai volontiers accepté. Je poste ici le texte et voici le lien vers la traduction sur le Framablog. Grand merci à eux, parce que ce texte est important !]

Parmi les droits de « propriété » intellectuelle, le droit des marques n’est pas celui qui soulève habituellement le plus de contestations. Pourtant avec son article « Trademarks : the Good, The Bad and The Ugly », Cory Doctorow tire la sonnette d’alarme à propos d’une dérive inquiétante : le glissement progressif vers une forme d’appropriation des mots du langage. Au rythme où vont les choses, prévient-il, le droit des marques pourrait bien finir littéralement par nous « enlever les mots de la bouche« .

Because He Wouldn’t Shut Up. Par joshjanssen. CC-BY-ND. Source : Flickr

Pour tout l’or des mots…

On pourrait croire qu’il s’agit d’un fantasme, mais les dérapages en série des Trademark Bullies, ces firmes qui utilisent le droit des marques comme moyen d’intimidation, montrent qu’il n’en est rien : Facebook cherche ainsi à s’approprier les mots Face, Book, Wall et Mur ; Apple attaque une épicerie en ligne polonaise qui avait le malheur de s’appeler « a.pl » ; Lucasfilm fait la chasse aux applications Androïd dont le nom comporte le terme « Droid », déposé comme marque après Star Wars, même quand elles n’ont rien à voir avec les robots de ses films…

I will find the droids I’m looking for. Par Stephan. Cc-By-Nc-SA. Source : Flickr

On pourrait citer encore de nombreux exemples, parfois terriblement cyniques, comme lorsqu’il y a quelques jours « Boston Strong », le cri de ralliement des habitants de la ville de Boston, a fait l’objet de plusieurs dépôts de marques par des fabricants de bière ou de T-shirts juste après les attentats ayant frappé la ville. On ne recule devant rien pour « l’or des mots »…

Ces dérives prêteraient presque à rire si elles ne nous faisaient glisser peu à peu dans un monde passablement dystopique. Ainsi lors des Jeux Olympiques à Londres en 2012, les médias qui n’avaient pas acheté les droits pour couvrir les épreuves ont préféré dire « The O-word » plutôt qu’employer le terme « Olympic » et de risquer des poursuites en justice de la part du CIO. Il est vrai que ce dernier n’a pas hésité à invoquer le droit des marques pour museler des opposants à la tenue des Jeux à Londres. Nous voilà presque dans Harry Potter, avec des marques-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom !

Le café Olympic à Londres portait ce nom depuis des années. Il a été obligé de se rebaptiser Café ‘Lympic, à cause de la police des marques du CIO.

Ces dérives ne sont hélas pas confinées aux pays anglo-saxons et on peut déjà déceler en France les signes d’une montée en puissance de la police du langage par les marques. La semaine dernière, Findus se plaignait devant le CSA que les médias avaient fait un usage abusif de sa marque durant l’affaire des lasagnes à la viande de cheval. L’an passé, une institutrice avait été contrainte par le journal Le Figaro de changer le titre de son blog, « la classe de Mme Figaro », alors qu’il s’agissait de son propre nom ! Et le village de Laguiole en Aveyron s’est  « débaptisé » symboliquement en 2012, pour protester contre un troll local ayant déposé « Laguiole » dans toutes les classes au point de privatiser ce terme en empêchant les autres commerçants de l’utiliser…

Demain, donnerons-nous notre langue aux marques ?

Face à ces dérapages inquiétants, l’article de Cory Doctorow a l’immense mérite de rappeler que le droit des marques est avant tout un droit instauré au bénéfice du public, pour le protéger de la fraude. Il ne devrait pas être interprété comme conférant aux firmes une « propriété » sur les termes du langage et on rejoint là une critique que Richard Stallman et bien d’autres après lui adressent à la notion même de « propriété intellectuelle ». Le droit des marques devrait être considéré, non comme un droit de propriété, mais comme un droit du public et les mots du langage devraient rester des biens communs, insusceptibles d’appropriation privative.

Scrabble Tiles and Scrapbooking Letters 1. Par electic porcupine. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Pourtant après les expressions et les mots, on trouve à présent des cas où des firmes essaient de contrôler l’emploi de simples lettres de l’alphabet ! Audi veut s’approprier la lettre « Q », Apple le « I » et Topps, un fabricant de cartes à collectionner, s’attaque à la lettre V ! Le glissement vers une conception « propriétaire » du langage risque bien de s’accentuer encore, car le numérique s’articule de plus en plus autour d’un « capitalisme linguistique« , dont les moteurs de recherche et leurs adwords nous ont déjà donné un avant-goût. Google par exemple est avant tout un marchand de mots et c’est sur cette exploitation du langage qu’il a construit son empire.

Dans ses romans de science-fiction, comme Pirate Cinema, Cory Doctorow a déjà critiqué avec brio les excès de la « propriété » intellectuelle. Mais c’est un auteur français qui est sans doute allé le plus loin dans l’anticipation des conséquences de l’appropriation du langage.

Dans la nouvelle « Les Hauts® Parleurs®« , Alain Damasio imagine que dans un futur proche, les États finissent par vendre leurs dictionnaires à des multinationales qui s’arrogent ainsi un monopole sur l’usage public des mots. Il faut désormais payer une licence à ces propriétaires du langage pour publier un livre ou prononcer un discours, mais une fraction de la population entre en résistance pour récupérer les droits sur certains mots et en inventer d’autres, qu’ils s’efforcent de mettre à nouveau en partage en les plaçant sous copyleft. En réaction, le système n’hésite pas à réprimer férocement ces idéalistes…

Trade My Mark, par RERO.

Ce scénario catastrophe paraît irréaliste, mais les juges français ont déjà eu à connaître une affaire, dans laquelle l’auteur d’un dictionnaire de la langue cajun avait attaqué en justice un romancier qui avait abondamment puisé dans son ouvrage pour écrire son livre. Le tribunal a exigé que l’auteur du dictionnaire soit cité dans les crédits du roman, mais il a refusé de lui reconnaître la qualité de co-auteur, au motif qu’il ne pouvait prétendre contrôler les mots de la langue cajun.

Au rebours de cette logique appropriative, la base France Terme des néologismes produits par la Commission de Terminologie fait heureusement partie des (rares) jeux de données placées en Open Data par le Ministère de la Culture.

Les mots et les ©hoses

Ce jugement protecteur à propos du dictionnaire cajun a été rendu sur la base du droit d’auteur, mais le droit des marques étend de son côté peu à peu l’emprise du droit exclusif sur le langage. Google a ainsi récemment obtenu le retrait d’un nouveau mot du dictionnaire suédois, simplement parce qu’il estimait que ce terme pouvait contribuer à la dilution de sa marque…

En arriverons-nous un jour à des extrémités telles que celles imaginées par Alain Damasio ? L’avenir nous le dira, mais Lewis Carroll, autre grand visionnaire, nous avait déjà averti en 1871 qu’il existe un rapport profond entre la propriété des mots et le pouvoir.

Voyez cet extrait d’un dialogue figurant dans « De l’Autre côté du miroir » entre Alice et un personnage en forme d’oeuf appelé Humtpy Dumpty :

-« Lorsque j’utilise un mot », déclara Humpty Dumpty avec gravité,  » il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifierait – ni plus ni moins « .

-« Mais le problème » dit Alice, « c’est de savoir si tu peux faire en sorte que les mots signifient des choses différentes ».

-« Le problème », dit Humpty Dumpty, « est de savoir qui être le maître, c’est tout « !

Ne nous laissons pas prendre aux mots…

Ci-dessous le lien vers l’article de Cory Doctorow traduit par l’équipe du Framablog.

Marques déposées - le bon, la brute et le truand, par Cory Doctorow (+ Calimaq) - Framablog 2013-05-06 15-18-49


15 réflexions sur “Quand le droit des marques nous enlève les mots de la bouche

  1. Merci pour cet excellent billet, qui m’amène à rappeler que Porsche a été obligé de renommer son coupé créé en 1963, initialement appelé 901, parce que Peugeot avait un droit de propriété intellectuelle sur les noms de modèles de voitures à 3 chiffres dont un zéro en seconde position. C’est donc parce que Peugeot s’était approprié l’expression régulière « ?0? » que naquit la Porsche 911 qui fête son cinquantenaire ;-)
    Une remarque : je ne sais pas ce qu’il en est pour les « Droids » de Star Wars mais il n’y a pas de tréma sur le « i » de la marque « Android ».

    1. Merci pour cet exemple excellent des revendications de Peugeot sur le « ?0? », qui manquait à ma culture du Trademark Madness ! Cette histoire incroyable est bien attestée http://en.wikipedia.org/wiki/Porsche_901

      On notera par contre que l’histoire selon laquelle Bill Gates aurait cherché à breveter le 0 et le 1 est un hoax http://www.theonion.com/articles/microsoft-patents-ones-zeroes,599/ Mais un jour peut-être…

      Pour la dernière remarque de votre commentaire, vous avez raison. C’est en français que Droïd prend un tréma sur le « i », mais pas en anglais : http://en.wikipedia.org/wiki/Star_Wars:_Droids

      1. Ah j’avais pas vu que vous citiez ce hoax désopilant (ou pas tant que ça…) !

        En tous cas j’adore le Copyright Madness. C’est un outil très puissant pour déciller nos contemporains et leur faire mesurer toute l’absurdité du droit des marques.

        1. Copyright / Trademark Madness. De toutes façons c’est exactement la même folie systémique et prédatrice.

  2. Et si quelqu’un doute que de telles dystopies puissent se développer, insidieusement ou brutalement, dans nos contrées, qu’il se figure en effet le comportement dictatorial du CIO à Londres, et la volatisation des droits des personnes (physiques comme morales) devant l’impératif économique revendiqué par cet odieux organisme.

    La démarche capitaliste rampante d’appropriation du vivant passe évidemment par l’appropriation du langage, et son instrumentalisation. Le droit des marques est l’un des compartiments de la « propriété intellectuelle » les plus abusifs, hasardeux et délirants. Abusif parce que les enseignes nous abreuvent de leurs marques, de leurs logos, de leurs messages publicitaires, tout en prétendant interdire absolument tout détournement, toute critique, et même toute réutilisation non autorisée. C’est dire que ces industries piétinent ouvertement le plus élémentaire droit à l’expression en faisant primer leurs droits patrimoniaux privatifs. Le monopole d’exploitation que constitue une marque finit par devenir une sorte d’expropriation du public, au bénéfice d’une unique entité privée. Comme je vous le faisait remarquer il y a peu sur un mode ludique, le temps n’est plus très loin où je ne sais quelle firme prétendra s’approprier le 0 et le 1, comme le voulait le hoax qui circulauit sur Bill Gates à la fin des années 90.

    La privatisation du langage est sans doute encore plus choquante que les brevets déposés sur des souches génétiques, des logiciels ou des idées. La langue est le siège des idées. Klemperer a parfaitement montré comment les régimes totalitaires parvenaient à s’installer, puis à conserver le pouvoir, en détournant le sens des mots, et en reconstituant la langue à sa façon. Orwell n’a fait ensuite qu’illustrer cela. Et plus proche de nous, Alain Bihr a décrit comment des mécanismes comparables à ceux des régimes totalitaires étaient également à l’oeuvre dans nos sociétés néolibérales (http://www.monde-diplomatique.fr/2008/02/GOUVERNEUR/15609).

    Le primat du droit des marques sur le caractère commun et libre de la langue est l’un des signes les plus éclatants de l’hypertrophie monstrueuse de la « propriété intellectuelle », et de l’arraisonnement des biens communs (dont la langue fait naturellement, ontologiquement partie). Une langue est un protocole de communication, à l’instar des langages informatiques qui ont permis l’avènement des résaeaux. S’approprier une langue, de manière privative donc exclusive, c’est asseoir un contr^ôle total sur les idées, et donc sur les populations. Les abus du droit des marques sont des symptômes du degré d’abstraction prédatrice où nous en sommes.

    Contre cela, il y a évidemment les concepts d’open data ou de licence libre, mais je crois fermement qu’au-delà, il faut tout simplement résister et mépriser ces appropriations sauvages, utiliser chaque mot quand bon nous semble, comme bon nous semble, et ne pouvoir être combattu que par d’autres mots, certainement pas par un quelconque procès devant un tribunal.

    En clair : marques, puisque vous saturez l’espace public de vos injonctions à la consommation, et prétendez régir certaines de nos expressions, sachez qu’à l’opposé, nous mépriserons vos signes et nous les réapproprierons toujours, au bénéfice de tous.

  3. le dépôt de mots représentant un « slogan » d’une marque, çà me fait doucement rire, comme si trois mots alignés (ou même pire, un seul mot) appartenaient à une marque ou à une personne comme étant quelque chose pouvant être « déposé » ( et donc ne plus être cité ).
    droîde, aphérèse d’androïde (16è siècle) http://fr.wikipedia.org/wiki/Andro%C3%AFde

    Le langage appartient à l’humanité, passée présente et futur, et non à une poignée de technocrate diplômé en branding en manque d’inspiration (qui n’en auraient pas eut pour leur slogan sans ce passé, présent et futur justement, et qui n’en aurait pas eut sans leurs études, en partie financée par les taxes qui pèsent sur toutes leurs communautés, pauvres et moins pauvres).

    Moi, je sais pas mais… se faire passé pour un génie parce qu’on aligne trois mots « à déposer d’urgennnnnce donc, sinon mon génie ne sera pas reconnu ! », c’est pas un peu exagéré niveau nombrilisme ?

    J’ai quelques popositions (oui oui popositions, c’est un nouveau mot que je viens d’inventer et que je vais peut-être déposer d’ailleurs, c’est entre bullshit, bon sens et vérité):

    1. Les marques n’ont rien à foutre sur wikipedia, à la limite son inventeur mais sans sa marque quand elle est déposée (faut pas vouloir le beurre, l’argent du beurre et en plus ne rien partagé… ou pire, en exploitant la misère du monde pour enrichir sa marque… grâce à une pseudo mondialisation qu’on finance en partie biensur, enfin pas moi vu que je travail pas pour l’instant, mais vous oui, et finalement mondialisation qui est réservée à une élite et qu’on nous miroite comme étant ouverte à tous…).
    2. Seuls les noms exotiques ne faisant pas parties du dico peuvent être déposés (sinon pourquoi pas faire rentré Nutella dans le dico tant qu’on y est ? peut-être d’ailleurs qu’il y est ?).
    3. Les dico ne peuvent pas comporter de marques déposées et exotiques donc, mais uniquement le nom de son inventeur s’il passe un vote étique pour son « intronisation » dicho…tomique.
    etc…

    le bon sens à de l’avenir et ce n’est qu’une question de bon sens… (et de popositions)

  4. l’homme n’acquière de valeur que par les chiffres :)
    Hier c’était les terres… qu’ils possédaient, aujourd’hui ce sont les mots et demain…

  5. Je suis étudiante en PI à Londres et j’écris ma dissert sur le trademark bullying. Copyright madness et cet article sont super intéressants et très clair. Merci!

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