De Notre-Dame-des-Landes à la vallée d’Humbligny : quelles possibilités d’instituer des lieux en biens communs ?

La semaine dernière est paru un article sur le site de Libération qui montre que les opposants au projet d’aéroport occupant le site de Notre-Dame-Des-Landes sont déjà en train d’imaginer la suite, en se référant au vocabulaire des biens communs. L’idée est d’arriver à empêcher, au cas où le projet d’aéroport serait abandonné, que des gros exploitants ne s’approprient le terrain investi actuellement pour développer des cultures intensives :

A la ferme de Bellevue, qui accueillera débats et concerts ce week-end, 120 hectares squattés sont cultivés depuis un an et demi par le collectif Copain (400 adhérents, plutôt jeunes, de la Confédération paysanne) et des paysans bio. Et, ici, l’objectif est de dépasser la propriété privée des terres pour privilégier les usages communs.

Retour aux sources des communs

Les terrains réservés au projet d’aéroport avaient été constitués par l’Etat en ZAD (ou Zone d’Aménagement Différé), mais les occupants en ont fait une Zone A Défendre pour laquelle ils envisagent un avenir en communs, sous le signe du partage de la propriété :

«Communaux.» La société civile immobilière (SCI) qui se constitue, ouverte à des groupes militants et collectifs, sera capable de lever des fonds nécessaires à l’achat collectif de terres. Et parmi les zadistes qui cultivent des potagers, certains, comme Jean-Joseph, voient déjà «le retour des communaux revendiqués par la paysannerie brûlant les titres de propriété en 1788, la vraie base de la Révolution». Car «la terre aux paysans d’abord, pas d’accord : on est pour la terre à tout le monde ».

Ce type de discours sur les « communaux » renvoie à la racine historique des biens communs : les champs et les forêts sur lesquelles les populations sous l’Ancien Régime disposaient de droits coutumiers d’usages collectifs (glanage, pâturage des troupeaux, ramassage de ressources, etc) qui ont peu à peu été démantelés par le mouvement d’enclosures ayant accompagné l’essor de la propriété privée et préparé la voie à la Révolution industrielle. L’histoire de ce moment crucial est racontée et analysée dans l’ouvrage fondamental d’Edward P. Thompson La guerre des forêts, récemment traduit en français et publié aux éditions La Découverte, augmenté d’une présentation par Philippe Minard qui fait le lien avec les enjeux contemporains autour des biens communs (voir ci-dessous)

Libérer des lieux

Il n’y a pas uniquement à Notre-Dame-Des-Landes que des militants cherchent à imaginer des solutions pour placer des lieux physiques en dehors du régime d’appropriation privative en vue de favoriser les usages en commun. Sur le site de financement participatif Leetchi, l’association Vallée d’Humbligny a lancé un projet de création d’une « Yourte Open Source » qui rejoint de tels objectifs :

Aujourd’hui nous lançons un appel pour nous aider à réaliser une yourte contemporaine et sa documentation sous licence libre. Cette Yourte, parmi d’autres projets, nous permet d’expérimenter concrètement une ambition plus générale […]

Nous pensons qu’il est urgent de créer des territoires libérés dédiés à l’innovation citoyenne, à la créativité et à l’expérimentation de projets rendant possibles d’autres manières de vivre.  Ils seraient accessible à tous ceux qui le souhaitent et gérés collectivement. Ils seraient des espaces d’accueil privilégiés de tous les projets dont les finalités sont l’intérêt général, le bien-commun et la valeur sociale plutôt que le profit. Nous souhaitons par nos recherches et l’expérience que nous allons conduire donner des moyens opérationnels et juridiques aux citoyens de co-produire des espaces-publics sur lesquels bâtir des institutions nouvelles et organiser la vie différemment.

En s’inspirant des principes du logiciel libre, ce projet vise à dé-marchandiser le terrain concerné, en rendant impossible sa revente. De la même manière qu’un logiciel libre peut faire l’objet d’usages commerciaux, sans pour autant que quiconque puisse se le réapproprier à titre exclusif, des lieux pourraient être ainsi « sanctuarisés » juridiquement :

Pour créer ce lieu libre, nous le libérerons du marché immobilier en élaborant un modèle juridique avec l’aide de l’association CLIP ( consulter le texte « Pour un archipel de lieux en propriété d’usage« ) . L’association CLIP travaille à réaliser un hack – une astuce – juridique pour rendre impossible la revente de celui-ci et à créer une circulation entre les lieux hors-marché sur la base de la propriété d’usage. Ainsi hors marché et donc non achetable mais uniquement utilisable, lorsqu’un projet sollicitera l’accès a un espace, l’utilité sociale ou sa dimension écologique prévaudra sur tout autre argument.

De l’immatériel au matériel

Cette mention de la « propriété d’usage » fait référence aux faisceaux de droits (bundle of rights) qui sont au coeur de la manière dont l’approche par les biens communs, notamment chez Elinor Oström, envisage la gestion des ressources partagées. Elle a notamment accordé une attention particulière aux régimes de « communal proprietorship » dans lesquels le droit d’aliénation de la ressource est supprimé et montré que cette formule permettait souvent une gestion plus durable.

Après avoir été déployée grâce aux licences libres dans le champ de l’immatériel, celui des logiciels et des autres oeuvres de l’esprit, on voit à présent cette démarche d’institution de biens communs rétroagir sur le plan physique. Le mouvement de l’Open Hardware a constitué une première manifestation de cet investissement des biens matériels par la logique des Communs. On avait pu en voir une manifestation éclatante dans le projet Open Source Ecology et son kit de construction du Village Mondial, composé de 50 machines agricoles Open Source.

Mais on voit de Notre-Dame-Des-Landes aux Yourtes Open Source que les lieux eux-mêmes pourraient être saisis par ces tentatives de dépassement de la propriété. La dynamique des tiers-lieux et de mise en communs des moyens de production – Fab Labs, Hackerspaces, espaces de co-working – peut elle aussi se raccrocher à cette tendance.

Conjurer la véritable « Tragédie des Communs »

Dans l’ouvrage Commun : Essai sur la révolution au XXIème siècle, Pierre Dardot et Christian Laval expliquent que le noeud du combat pour les biens communs se situe précisément dans cette redéfinition  – ou plutôt – dans cette sortie en dehors de la propriété (cf. p 481) :

L’usage instituant des communs n’est pas un droit de propriété, il est la négation en acte du droit de propriété sous toutes ses formes parce qu’il est la seule forme de prise en charge de l’inappropriable.

La véritable « Tragédie des Communs » a commencé lorsque les lieux – champs, landes, forêts – qui servaient de supports aux usages communs ont été enclos afin d’exproprier les populations de leurs droits d’usage collectifs. Conjurer cette tragédie aujourd’hui passe par la réinvention de lieux en communs, ni publics, ni privés, mais ouverts.

[Mise à jour du 30/06/2015] : Les occupants de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes continuent à faire référence aux Communs pour réfléchir sur le devenir de ce territoire et des communautés qui y vivent désormais :

Nous sommes tous, désormais occupants sans droit ni titre aux yeux de lʼEtat que nous soyons anciens locataires, agriculteurs en lutte, ou personnes ayant fait le choix de venir vivre ici illégalement pour empêcher les travaux et occuper des terres. Cʼest à nous, en approfondissant les pratiques extra-légales dʼaujourdʼhui, de créer une forme de propriété collective fondée sur les usages communs du territoire, par et pour ceux qui habitent, défendent ou cultivent ce bocage. Cʼest à nous de faire communauté pour devenir Commune et ainsi se projeter dans un décrochage durable de ce territoire vis à vis des pouvoirs institués, pour peupler les années à venir dʼune tentative qui susciterait autre chose que le désir dʼun retour à lʼordre.


7 réflexions sur “De Notre-Dame-des-Landes à la vallée d’Humbligny : quelles possibilités d’instituer des lieux en biens communs ?

  1. Plusieurs problemes denonces ici pointent la meme source: le droit de propriete.
    Ce droit n’est pas un mal en soi, mais sa generalisation a tout et n’importe quoi (et les risques que cela s’etende encore, voir le billet sur les donnees personnelles) est une aberration qu’il faut contenir.
    Il serait temps de se rendre compte que tout n’a pas vocation a etre approprie, sans quoi nous reviendrons a une situation moyen-ageuse, avec un « seigneur » proprietaire de tout, et des « serfs » se voyant magnanimement « offert » un droit d’utilisation (avec contrepartie evidemment: argent, travail…) facilement revocable.
    Vu la tendance actuelle, il va y avoir du boulot: les lois et leur interpretation tendent en ce moment plus a elargir ce domaine, ou a le contourner tout en acceptant sa presence, qu’a le limiter et lui refuser completement de s’appliquer a certains domaines.

  2. Merci en particulier pour le lien vers le CLIP. Cela pourrait aussi être rapproché des démarches qui visent à faire sortir le foncier du marché spéculatif telles que les CLT (voir : https://www.youtube.com/watch?v=ipPwNYFqdyQ et les derniers articles du dossier de l’AITEC : http://aitec.reseau-ipam.org/IMG/pdf/Pass10_Pages-FR-OKweb.pdf) et bien sur La foncière de Terre de Liens http://www.terredeliens.org/la-fonciere. Il y a de plus en plus de site que les gens cherchent à transformer en communs, aussi bien en milieu rural qu’urbain. Cela fait un moment que je pense qu’il serait intéressant d’avoir une réflexion / action sur cette problématique en particulier…

    1. Bonjour Frédéric,

      Merci pour ces précisions. Effectivement, je n’ai pas fait le rapprochement avec le projet Terre de liens, alors qu’il était évident.

  3. En France au 18e siècle, le même mouvement des enclosures menés par les nobles qui voulaient récupérer de larges domaines a existé en France et en Angleterre, mais s’il a bien réussi outre-Manche, il a échoué en France… par la reconnaissance de la propriété des paysans par les tribunaux (royaux). La Révolution Française est une révolution de petits propriétaires. Elle a renforcé la propriété, reconnue comme un droit de l’homme (article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Elle a par contre amorcé un énorme mouvement de transfert de propriétés, en particulier avec la vente des biens nationaux. Dans le Royaume Uni, cette redistribution n’a pas eu lieu.
    En ce qui concerne les terres communales, ce ne sont pas des terres sans propriétaires, mais des propriétés des communautés. Il sont loin d’être ouverts à tous, et les forains (dans le sens d’étrangers à la communauté) ne sont pas les bienvenus… Collectif, oui, mais pas pour tout le monde !

  4. Bonjour et merci pour cet article. Une nuance importante que vous ne précisez pas: il ne faut pas les sortir du marché spéculatif, mais de l’économie tout simplement. Ces territoires ne doivent pas rester des marchandises que l’on échange contre de l’argent obtenu par le travail…. sinon, ils ne sont libérés de rien du tout ( et en tout cas pas du capitalisme). Et il est indispensable que la libéralisation juridique soit accompagnée d’une entente sociale particulière…à moins de croire à la ‘main invisible’ la liberté en soi ne résoudra pas tout !
    C’est pour cette raison que nous la complétons par une restriction dans son usage aux activités non-marchandes et à un accès égalitaire à la ressource. Afin que notre lieu puisse devenir un espace où des insititutions se créent pour permettre de vivre la vie en dehors du capitalisme. A propos de ces sujets, le livre instructif « après l’économie de marché » polémique entre Friot et Jappe: http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Apres-l-economie-de-marche.html
    Si vous souhaitez approfondir ces sujets, n’hésitez pas à nous rendre visite, nous contacter. Bonne journée !

    1. Merci pour ces précisions. Je ne suis pas un spécialiste de cette problématique des lieux en biens communs. J’irai voir cet ouvrage pour en apprendre davantage.

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