Réutilisation d’extraits vidéo : l’insupportable asymétrie entre la télévision et les créateurs du web

On connaît la citation de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Mais nous allons voir qu’en matière de droit d’auteur, la loi telle qu’elle existe aujourd’hui peut conduire au contraire à ce que les forts écrasent les faibles, avec au passage de lourds dégâts sur la liberté d’expression et de création. La vidéo ci-dessous le démontre de manière éclatante, en prenant pour exemple la question de la citation des contenus audiovisuels.

Intitulée « Utilisation d’extraits : TV vs Web« , elle a été produite par le vidéaste Jday et constitue le sixième numéro de sa série « Culture Tube » qu’il diffuse sur sa chaîne YouTube. Il y rend compte d’une situation d’asymétrie assez choquante, entre d’une part les YouTubeurs qui ne peuvent reprendre dans leurs vidéos des extraits d’émissions de télévision en raison des restrictions imposées par le droit d’auteur et d’autre part, les chaînes de télévision qui ne se gênent pas de leur côté pour inclure des vidéos piochées sur Internet dans leurs programmes, parfois dans le mépris le plus total des droits de leurs créateurs.

Asymétrie choquante

Certains des exemples cités sont complètement hallucinants. Une chaîne « d’informations » comme BFM TV a ainsi été capable d’aller récupérer une vidéo produite par un amateur totalisant 800 000 vues sur Youtube, pour la rediffuser sur son propre site sans l’accord de la personne en question. Pire, la chaîne n’a pas hésité à indiquer un autre nom à la place de celui de l’auteur et à modifier la date pour mieux brouiller les pistes. Malgré les demandes répétées adressées par cet internaute à BFM TV pour qu’ils retirent la vidéo, la chaîne s’y est obstinément refusée et elle figure toujours sur leur site à ce jour.

Cet exemple représente sans doute un cas extrême, mais Jday montre que les hypothèses où les chaînes de télévision reprennent des extraits de vidéos de Youtubeurs sans leur accord et en dissimulant la source sont en réalité devenue légion. Cet état de fait est d’autant plus choquant qu’à l’inverse, les chaînes de télévision – y compris celles du secteur public – interdisent la reprise d’extraits de leurs propres vidéos. Elles le font notamment en demandant à ContentID, le système de filtrage automatique qui surveille les contenus sur Youtube, de bloquer les vidéos intégrant des extraits de leurs programmes. Se faire repérer par ContentID signifie pour les internautes subir des avertissements appelés « strikes », les privant de certaines des fonctionnalités de leur chaîne et pouvant conduire à sa suppression au bout de trois rappels à l’ordre.

On se retrouve donc dans une situation complètement déséquilibrée, dans laquelle les chaînes de télé se sont en quelque sorte arrogées sauvagement un droit de citation audiovisuelle, en sachant très bien qu’elles courent peu de risques, puisque rares sont les vidéastes amateurs qui sont en mesure d’aller leur intenter un procès pour faire valoir leurs droits. Au pire, elles peuvent parfois subir un « bad buzz », mais seuls les Youtubeurs les plus connus peuvent s’appuyer sur une communauté suffisamment forte pour intimider les chaînes de télé, tandis que les petits ne pourront rien faire pour se défendre. En revanche, les créateurs sur le Web sont de leur côté soumis au Robocopyright de Youtube, qui les oblige à prendre des risques conséquents pour pouvoir réutiliser des contenus produits par des chaînes de télé.

Le casse-tête juridique de la citation audiovisuelle

Or cette situation trouve très largement son origine dans le Code de Propriété Intellectuelle. La loi en matière de droit d’auteur a bien prévu une exception pour la citation d’oeuvres protégées, mais la jurisprudence des tribunaux français tend à considérer qu’elle n’est applicable que pour les textes et pas pour les autres types de contenus, comme la musique ou les oeuvres audiovisuelles. Il en résulte que si un critique littéraire peut tout à fait effectuer de courtes citations des romans qu’il commente, un vidéaste ne pourra pas faire de même avec des extraits de films ou d’émissions de télévision. Pourtant, critiquer un contenu audiovisuel sans pouvoir le montrer, au moins sous forme de courts extraits, constitue une contrainte drastique, et nombreux sont les Youtubeurs préférant courir le risque d’une sanction plutôt que de se priver de leurs moyens d’expression (voir par exemple ci-dessous).

La loi a prévu une autre marge de manœuvre en ce qui concerne les parodies, qui sont elles aussi couvertes par une exception au droit d’auteur. C’est d’ailleurs à peu près la seule base légale en droit français à partir de laquelle peuvent s’exercer des « usages transformatifs », consistant à produire des oeuvres dérivées en modifiant des oeuvres préexistantes. Mais les pratiques transformatives vont sur Internet bien au-delà des simples parodies, en prenant la forme de mashup ou de remix dont l’intention n’est pas forcément de faire rire ou de se moquer. Et les fameux algorithmes de Youtube qui font la police du droit d’auteur sur la plateforme sont de toutes façons absolument dénués d’humour et incapables de distinguer une parodie d’une simple reprise d’extraits, ce qui les conduits à bloquer sans distinction les vidéos qu’ils repèrent.

Le rapport Reda, espoirs et déception…

C’est la raison pour laquelle le rapport de l’euro-députée Julia Reda, chargée de préparer la position du Parlement européen sur la réforme du droit d’auteur, avait initialement prévu trois mécanismes qui auraient permis de mieux sécuriser les « pratiques transformatives » :

1) L’introduction d’un droit de citation audiovisuelle, explicitement consacré par le droit européen ;

2) Une exception de parodie élargie, applicable y compris en dehors d’un contexte humoristique ;

3) Une norme ouverte (Open Norm) permettant d’interpréter de manière plus souple les exceptions, à l’image du fair use américain (usage équitable) invocable pour se défendre en cas d’accusation de violation du droit d’auteur.

Un groupe de Youtubeurs français avaient d’ailleurs apporté son soutien à ces propositions du rapport Reda, dans cette vidéo de campagne produite avec la participation de la Quadrature du Net.

Hélas, ces trois mesures n’ont pas survécu aux nombreux amendements qui ont été déposés pour revenir sur les propositions les plus innovantes de Julia Reda et le vote final du Parlement européen a évacué du texte cette question des usages transformatifs et de la citation audiovisuelle. Pourtant, quelques victoires ont été obtenues à propos d’autres exceptions au droit d’auteur, comme la liberté de panorama, que les euro-députés ont accepté de soutenir suite à une large mobilisation des internautes. Mais pour la citation audiovisuelle, la pression des lobbies des industries culturelles et des sociétés de gestion collective s’est avérée trop forte.

La mobilisation des vidéastes était importante, mais à défaut d’obtenir aussi le soutien massif des internautes – qui sont pourtant des millions à les suivre sur Youtube –  il n’est pas encore possible politiquement de faire bouger les lignes.

Perspectives d’évolution ?

Est-ce à dire que tout est perdu et que l’on doit se résoudre à subir sans rien pouvoir faire la triste situation d’asymétrie dépeinte par la vidéo de MisterJday ? Heureusement, non.

Au niveau européen, la Commission doit à présent préparer d’ici à la fin de l’année 2015 un projet de nouvelle directive sur le droit d’auteur, sans être juridiquement liée par le vote du Parlement européen sur le rapport Reda. Il est assez improbable cependant qu’elle y insère d’elle-même une exception en faveur de la citation audio-visuelle, mais cela ne signifie pas que cette question ne pourra être à nouveau être posée au Parlement européen lorsque le texte y viendra en débat. Ce processus d’élaboration de la nouvelle directive va de toutes façons prendre plusieurs années, ce qui laisse le temps de tirer les conclusions de l’échec du rapport Reda pour mieux organiser la mobilisation, en impliquant cette fois plus largement les internautes eux-mêmes.

Au niveau français, des marges de manœuvre existent également, qui peuvent être sollicitées sans attendre la nouvelle directive. La mission Lescure en 2013 avait déjà recommandé d’étendre l’exception de citation à tous les types de contenus. Non seulement la France peut opérer une telle réforme, mais elle est même en un certain sens obligée de le faire, depuis qu’une décision Eva Maria Painer de la Cour de Justice Européenne a clairement indiqué en 2013 que l’exception de citation était applicable en dehors du texte. Cette analyse a même été confirmée par un rapport remis l’an dernier au CSPLA, organe pourtant peu réputé pour son audace en matière d’évolution du droit d’auteur… Pour l’instant, le projet de loi élaboré par le Ministère de la Culture ne contient aucune disposition relative à la citation audiovisuelle, mais là encore, il sera sans doute possible à la rentrée d’agir au niveau des parlementaires pour que la question soit au moins discutée à l’occasion de l’examen de cette loi.

Enfin, le changement pourrait aussi venir de la jurisprudence française. En avril dernier, dans une intéressante affaire impliquant la réutilisation de photographies par un artiste plasticien pour la création d’œuvres dérivées, la Cour de Cassation a en effet pour la première fois accepté de mettre en balance le droit d’auteur avec la liberté d’expression, en visant la Convention de sauvegarde des droits de l’homme de l’Union européenne. Cette approche paraît rompre avec la tradition française selon laquelle les exceptions ne constituent pas de véritables droits pouvant être revendiqués par les utilisateurs. Il reste à voir cependant comment les juges du fond vont à présent interpréter ces nouveaux principes dégagés par la Cour de Cassation, mais certains considèrent que cette jurisprudence pourrait marquer l’avènement d’un « fair use à la française ». L’affaire concerne la parodie, mais il n’y a pas de raison que, s’il elle venait à être entérinée, cette nouvelle conception de l’équilibre des droits ne s’étende aussi à la citation.

***

Aujourd’hui, comme l’a montré de manière éclatante Jday avec sa vidéo, la loi sur le droit d’auteur est très loin « d’affranchir le faible » face aux puissants.

Les vidéastes sur YouTube sont théoriquement censés eux-aussi pouvoir bénéficier de sa protection, mais le déséquilibre du rapport de force avec des titulaires de droits comme les chaînes de télévision est patent. Cette situation les place dans une situation intenable de dépendance et contrairement à ce que soutiennent aussi souvent les titulaires de droits, des plateformes comme YouTube profitent complètement de cet état de fait. Car elles sont les seules à pouvoir mettre en œuvre automatiquement une « police privée du droit d’auteur », que les chaînes de télé lui demandent d’assurer pour elles.

La consécration de la citation audiovisuelle par la loi profiterait en réalité à tout le monde. Une exception donnerait aux Youtubeurs et aux chaînes de télévision la possibilité de se citer réciproquement, sans risquer d’enfreindre la loi. Elle serait aussi bénéfique pour l’écosystème global de la création, en favorisant l’innovation et la production de nouvelles oeuvres, tout en limitant le rôle joué aujourd’hui par les plateformes centralisées.

Les tenants d’une conception dure du droit d’auteur ont remporté une bataille lors du vote du rapport Reda, mais ils sont loin d’avoir gagné la guerre. Les vidéastes qui ont émergé grâce à Internet constituent l’une des meilleures choses qui soient arrivées depuis longtemps en matière de création audiovisuelle. Si le public nombreux qui les apprécie prend conscience de l’importance de se faire entendre pour les défendre, la liberté finira par trouver sa voie.

 

 

 


15 réflexions sur “Réutilisation d’extraits vidéo : l’insupportable asymétrie entre la télévision et les créateurs du web

    1. Heu ouais asymetrie… ya des chaines dont le contenu est 100% volé à la télévision genre cazap sur youtube avec 183 millions de vues…

  1. Ce desequilibre dans les lois sur le droit d’auteur (et le copyright ailleurs) est visible dans de nombreux cas, pas seulement entre television et createurs du web.

    De maniere generale, toute violation de copyright est traite durement quand elle commise par un particulier ou une petite entreprise, mais balayee comme une « erreur de bonne foi » si elle vient d’une entite ayant un poids suffisant (politiciens, grandes entreprises).

    Le pire est que les « erreurs pardonnables » sont generalement bien plus graves que les « crimes abominables ». Ainsi, les grandes entreprises peuvent s’attribuer des droits qu’elles n’ont pas, voire s’arroger la paternite d’une oeuvre la ou les particuliers n’utilisent que quelques extraits ( souvent meme en en attribuant correctement la source). Ou encore, de grandes entreprises diffusent commercialement a leur profit exclusif des oeuvres dont ils n’ont pas les droits (ou detournent a leur profit les revenus d’une diffusion par l’auteur reel) la ou elles poursuivent des particuliers pour en avoir diffuse sans but lucratif.
    Tout cela continuera tant que l’attitude « stricte » des pouvoirs publics ne sera dirigee que contre les « faibles » et jamais contre les « puissants ».

    Je trouve ridicule cette guerre menee par les detenteurs de droit contre le public, mais cette asymetrie et l’hypocrisie qui l’accompagne sont proprement insupportables. Cette forme d’appropriation qui aurait pu etre acceptable si elle etait raisonnable devient intolerable dans sa portee et son traitement favorisant les seuls grands aggregateurs de droits.

  2. Pour moi les mésaventures que vous décrivez apprennent deux choses : dans leur ensemble, et pour reprendre l’expression de l’universitaire américain Siva Vaidhyanatha, de « copyright poors » les créateurs web sont en train de devenir collectivement « copyright richs », c’est-à dire qu’ils sont à leur tour détenteurs de droits : la TV devient régulièrement utilisatrice de ce type de contenus et certaines émissions peuvent, pourquoi pas, en devenir à court terme dépendantes. Par contre atomisés comme ils le sont aujourd’hui, individuellement les créateurs web n’ont concrètement aucun pouvoir pour faire respecter leurs droits hormis les rares youtubers capables d’agréger sur leur nom propre une communauté importante. Comment en leur temps s’y sont pris les «auteurs de télévision » et qui se souvient encore des combats menés dans les années 80 par ceux-là mêmes qui aujourd’hui empêchent les youtubers de les citer alors qu’eux-mêmes se sont à l’époque amèrement plaints de ce que les auteurs de cinéma ne les autorisaient pas à le faire ? La réponse est simple ; ils se sont organisés collectivement en profession, non pas pour réclamer une diminution des droits des auteurs de cinéma, mais pour demander à ce que les auteurs de télévision soient traités à l’égal de ceux du cinéma. Comme un syndicat des youtubers finira bien par émerger un jour où l’autre, je me demande bien quelle sera sa plateforme revendicative ? Va-t-il vraiment militer pour un droit de courte citation audiovisuelle élargi ou se contentera-t-il de demander l’égalité de traitement avec les auteurs de télévision…et par là même devenir de facto à son tour un adversaire farouche du droit de citation audiovisuel ? Pour peu qu’un groupe de youtubers un peu représentatif et suffisamment gênant réclame un peu trop fort la courte citation audiovisuelle, je vous parie qu’on leur proposera en retour l’égalité de traitement, c’est à dire que les plus bruyants d’entre eux seront admissible au répertoire de la SCAM. Que feront-ils alors ? Je suis peut-être un peu pessimiste mais même formulé sur le ton de la blague, autant la mise en abîmes que la conclusion de la vidéo de MisterJDay donne la réponse. Le problème n’est pas le média, qu’il soit TV, web ou cinéma. Le problème c’est la professionnalisation

    1. Bonjour,

      Effectivement, votre réflexion est intéressante et elle envisage un scénario qui pourrait très bien se réaliser. Toutes les formes d’usages transformatifs sont soumis à ce type de tensions lorsqu’ils commencent à être monétisées. C’est le cas aussi dans les fanfictions, avec le systèle Kindle Worlds http://www.amazon.com/gp/feature.html?docId=1001197421 ou avec les mods pour les jeux vidéo : http://www.journaldugamer.com/2015/04/28/steam-valve-annule-mods-payants-fin-skyrim/

      Beaucoup de créateurs d’oeuvres transformatives recherchent une forme de professionnalisation et c’est bien normal, pour être en mesure de se consacrer à titre principal à la création. Les Youtubeurs (ou du moins une petite partie d’entre eux) sont sans doute ceux qui ont le plus de chances actuellement d’y arriver; Il n’est donc pas impossible qu’ils finissent par s’organiser pour défendre leurs intérêts. Il existe d’ores et déjà une certaine porosité avec le milieu de la télévision (certains Youtubeurs étant embauchés par la télévision).

      Néanmoins, la consécration d’une exception de citation (entre autres réformes en faveur de l’ouverture) constituerait le moyen de sortir de ce cycle, en mettant tout le monde dans une position de réciprocité, y compris les « petits créateurs ». Sinon, on ne fera éternellement que reconstituer un phénomène de « castes » où la faculté de créer sera réservée à un petit nombre, en laissant les autres dans l’illégalité (et donc la « prohibition culturelle » que dénonce par exemple depuis longtemps Lawrence Lessig).

      Si l’on veut tenir compte du fait qu’Internet met dans les mains du grand nombre la possibilité de créer, la consécration d’une exception en faveur des usages transformatifs paraît la seule solution tangible à long terme.

      Mais nul doute que le scénario que vous envisagez pourra être tenté à terme par les ayants droit pour éviter ce type de réformes.

      Pour l’instant, je dirais qu’en France, la communauté des Youtubeurs est trop embryonnaire pour que l’on en soit déjà là, mais cela finira par arriver.

  3. Bonjour,

    Une chaine local à exploiter des vidéos de ma bande demo que j’avais mis sur Facebook sans mon autorisation.

    Il ont fait un sujet entier avec de 1 minute 30, certe en citant la source, mais sans mon autorisation

    je leur ai envoyé une facture de droit d’auteur, il ne veulent pas payer…

    je suis à deux doigt de vouloir passer par une procedure tellement ç’est gens non aucun respect…

    Est ce que c’est arriver à quelqu’un ici ? est ce qu’il a eu raison ?

    Merrci

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.