Riposte graduée et loi Hadopi : où en est-on après le vote du Parlement européen ?

La semaine aura été très mouvementée, mais il y a des images qui parlent d’elles-mêmes :

Vote de l'amendement Bono au Parlement Européen
Vote de l'amendement Bono au Parlement Européen

635 députés présents mercredi dernier au Parlement européen et une large majorité (407 voix favorables, soit 88 % des suffrages exprimés) pour réaffirmer leur attachement à l’amendement 138/46, dit amendement « Bono », qui condamne en puissance le mécanisme de la riposte graduée au nom de la protection des droits et libertés fondamentales en Europe.

Une image à mettre en parallèle avec l’état de l’Assemblée nationale française, quasiment vide le 3 avril dernier lors du vote de la loi Hadopi. En ce jour où nous célébrons la fête de l’Europe, je laisse chacun juger librement de la valeur démocratique comparée de ces deux scrutins …

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Concrètement, où est-on maintenant et qu’elle peut être l’incidence du vote du Parlement européen sur le processus d’adoption de la loi Hadopi et sur son avenir ? Question très complexe, à vrai dire …

L’amendement 138/46 en question a été adopté dans le cadre du vote du Paquet Télécom, un ensemble de 5 directives européennes ayant vocation à actualiser les règles relatives au marché communautaire des télécommunications et à instaurer une nouvelle instance de régulation au niveau européen (pour en savoir plus, voir ce dossier sur le site du Parlement européen, et pour un regard plus critique la veille réalisée par la Quadrature du Net). Outre les aspects techniques et économiques qui constituent le cœur du Paquet Télécom, les directives abordent des points en lien direct avec l’exercice des droits et libertés dans l’environnement numérique, comme le respect de la vie privée, le principe de neutralité des réseaux et le mécanisme de riposte graduée en lien avec la lutte contre le piratage.

Le texte de l’amendement 138/46 voté par les députés européens est le suivant :

(…) aucune restriction aux droits et libertés fondamentales des utilisateurs finaux ne doit être prise sans décision préalable des autorités judiciaires, notamment conformément à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne concernant la liberté d’expression et d’information, sauf lorsque la sécurité publique est menacée, auquel cas la décision peut intervenir ultérieurement .

Cette formulation très directe a été préférée à un texte de compromis proposé par Catherine Trautmann (député socialiste et rapporteur du Paquet Télécom) pour conciler les positions du Parlement européens et du Conseil de l’Union européen, qui évitait de mentionner explicitement l’autorité judiciaire et de renvoyer à la Charte des droits fondamentaux, ce qui aurait peut-être été moins brutal vis-à-vis de la France;

Le maintien en l’état de l’amendement Bono est donc un signal très fort envoyé par les députés européens, à la fois à la France et au Conseil de l’Union Européenne qui défendent bec et ongles le principe d’une riposte graduée permettant l’intervention d’une simple autorité administrative (comme le sera l’Hadopi) à la place de l’intervention du juge pour prononcer la coupure de l’accès à Internet.

Beaucoup de commentateurs estiment que le vote du Parlement européen consacre l’accès à Internet comme une liberté fondamentale. Il est vrai que c’est l’interprétation qui ressort nettement des débats et les déclarations de la Commissaire européen Viviane Redding à l’issue du scrutin vont elles aussi  dans ce sens :

La quatrième chose que j’aimerais souligner est la reconnaissance du droit à l’accès à Internet. Les nouvelles règles reconnaissent explicitement que l’accès à Internet est un droit fondamental, comme la liberté d’expression et celle de l’accès à l’information. Ainsi, ces règles assurent que toute mesure prise en regard de l’accès ou de l’utilisation de services et d’applications doit respecter les droits fondamentaux et les libertés individuelles, y compris le droit à la vie privée, la liberté d’expression et l’accès à l’information et à l’éducation, ainsi qu’à un procès équitable.

Mais les choses ne sont peut-être hélas pas aussi simples …

En effet, le texte de l’amendement 138 ne dit  pas explicitement que l’accès à l’internet constitue bien une liberté fondamentale de l’utilisateur final. Toute la question maintenant consiste à déterminer si l’on peut ranger l’accès à internet au rang des droits et libertés fondamentales des citoyens européens, en tant qu’élément indissociable de la liberté d’expression et du droit à l’information, consacrés à l’article 11 de la Charte de l’Union européenne. L’opinion dominante, à laquelle je me joins sans réserve, est d’accord avec cette interprétation, même s’il est vrai que le texte de l’article 11 de la Charte est loin d’être aussi précis (Liberté d’expression et d’information 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. 2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés).

La stratégie du gouvernement français consiste justement à jouer avec les ambiguïtés des textes pour dénier à l’accès à Internet le rang de liberté fondamentale, ce qui permettrait habilement de rejeter la riposte graduée en dehors du champ de l’amendement 138. La réaction de Christine Albanel suite au vote du Parlement européen va dans ce sens. En gros, la France ne serait même pas concernée !

Christine Albanel prend acte du vote intervenu ce matin au Parlement européen, amendement qui n’a aucun lien direct avec le projet de loi Création et Internet et qui a pour seul effet d’en retarder l’adoption définitive. L’accès à Internet à son domicile ne s’est vu reconnaître le statut de  » liberté fondamentale  » à l’égal, par exemple, de la liberté de croyance, de la légalité des peines ou du droit de propriété, dans aucun pays du monde.

Les députés s’opposant à la loi Hadopi (de droite comme de gauche) ont d’ailleurs tâché à plusieurs reprises lors des débats à l’Assemblée de mercredi d’introduire des amendements reconnaissant l’accès à Internet comme une liberté fondamentale, nécessitant l’intervention du juge, mais ces arguments ont été inlassablement balayés par la Ministre de la Culture et par Franck Riester, le rapporteur UMP de la loi (voir ici pour une synthèse de ces débats, avec de très intéressants développement sur l’articulation entre les procédures pénales et administratives).

Nous sommes donc confrontés à une question cruciale, qui dépasse de très loin le seul champ juridique : en ce début de 21ème siècle, faut-il considérer l’accès à internet comme un vecteur essentiel pour l’exercice des libertés ? L’Union européenne dit oui avec force et la France pour l’instant dit non (il y a des jours où l’on aurait presque envie de s’excuser, si vous voyez ce que je veux dire !).

Pour trancher ce désaccord majeur, il faudrait soit que l’article du Paquet télécom se fasse plus précis et vise explicitement l’accès à Internet comme une liberté, soit qu’un juge se prononce sur la question et lève l’ambiguïté par une interprétation authentique. C’est peut-être d’ailleurs ce qui se passera si l’opposition saisit le Conseil Constitutionnel lorsque la loi Hadopi sera définitivement adoptée. Les députés essaieront nécessairement d’attirer le juge constitutionnel sur le terrain des libertés fondamentales et nous verrons bien la réponse des neuf sages !

D’ici là, je serais hélas plus nuancé que beaucoup de commentaires sur le portée du vote du Parlement européen. C’est sans doute politiquement un signal très fort envoyé par l’Europe à la France contre le système de la riposte graduée, mais juridiquement, les obstacles restent nombreux. Il faut savoir par exemple que plusieurs pays en Europe (Angleterre, Pologne …) ne reconnaissent pas à la Charte des droits fondamentaux de l’Union d’effet direct. Il peut également se poser un problème de subsidiarité, car le Parlement européen ne peut pas normalement imposer des contraintes dans l’organisation de la Justice des Etats-membres. Tout cela se soldera donc certainement par des batailles devant les tribunaux, à la fois au niveau national et européens, qui pourront durer de nombreuses années avant que la riposte graduée ne soit enterrée …

Côté français, on peut donc penser que le législateur va continuer à pratiquer la politique de l’autruche vis-à-vis de l’Europe pour en finir le plus vite possible avec le vote de la loi Hadopi. Les députés n’ayant pu cette semaine en terminer avec la discussion des amendements, une dernière séance est prévue le mardi 12 mai, avec un vote solennel, procédure particulière qui renforce la publicité du scrutin et permet de voir la position de chaque député (ce qui augure peut-être de certaines défections dans la majorité …). Le texte reprendra ensuite la voie de la navette parlementaire vers le Sénat qui l’examinera le 13 avec la possibilité éventuellement de l’amender à son tour … ce qui nécessiterait un nouveau passage par l’Assemblée pour trancher définitivement ! Autant dire que les jeux ne sont peut-être pas complètement faits …

Côté européen, les choses s’annoncent encore plus complexes. Le vote de l’amendement Bono dans sa version originale crystalise un désaccord de fond entre le Parlement européen et le Conseil de L’Union européenne. Dès lors le Paquet télécom doit repasser devant le Conseil des ministres européens qui va être placé devant une alternative très délicate : soit adopter les directives avec l’amendement 138 au risque de heurter frontalement la France, soit accepter de retarder l’adoption du Paquet télécom de plusieurs moins juste pour sauver la riposte graduée et la loi Hadopi … La décision du conseil est prévue cette fois pour le 12 juin.

Je terminerai avec deux citations qui me paraissent bien décrire tout cet imbroglio :

L’une de Catherine Trautmann, dans les colonnes du Monde :

Avec Hadopi, la France a tout gâché.

L’autre de Roland C. Wagner, l’écrivain de science fiction, dans un entretien accordé au site Ecrans :

Hadopi constitue un obstacle mental à la recherche de solutions innovantes.

Si cet article vous a intéressé, voir aussi sur S.I.Lex :




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