Les univers persistants comme Second Life présentent la particularité d’être « saturés » de propriété intellectuelle.
A la différence du monde réel, où des pans entiers de notre environnement n’ont pas été « créés » et échappent (encore…) à l’emprise du droit d’auteur, tous les éléments constitutifs de Second Life sont des créations et peuvent être considérés comme des œuvres de l’esprit protégées.

Ce caractère « démiurgique » des univers persistants n’est pas sans conséquence juridique. Dans un monde où le copyright est en chaque chose, beaucoup d’activités peuvent devenir problématiques, voire littéralement irréalisables. Déjà dans l’environnement réel, la combinaison du droit à l’image et du droit d’auteur rend particulièrement complexe le fait de prendre des photos ou de tourner des vidéos, surtout s’il s’agit de les publier par la suite. Dans Second Life, ces actions nécessiteraient théoriquement pour être licites l’obtention d’une cascade d’autorisations de la part des multiples titulaires de droits sur les éléments représentés.
Or, comme le rapporte EFF, les conditions générales d’utilisation (CGU) de Second Life ont été modifiées au début du mois d’avril pour permettre de réaliser de manière plus fluide certaines actions, comme les captures d’écran (snapshots) et le tournage de machinimas. Ces dernières constituent des cas particulièrement intéressants d’œuvres dérivées. Il s ‘agit de séquences animées en 3D, réalisées à partir de prises de vue effectuées à l’intérieur d’un univers persistant, comme Second life, ou d’un jeu en ligne massivement multi-joueurs (MMPORG), comme World of Warcraft. Ces séquences animées sont montées comme des films, afin de constituer de nouvelles œuvres, et elles peuvent également utiliser directement le moteur 3D employé pour faire tourner les univers.
Ces pratiques, représentatives de la culture du Remix, peuvent parfois donner naissance à de nouvelles œuvres très élaborées et constituer de vraies petits bijoux d’animation (voyez ci-dessous, un remake de Blade Runner, réalisé avec le moteur de Second Life).
Une telle création n’en constitue hélas pas moins un véritable sac de nœuds juridiques (et un nid à contentieux potentiel). Elle superpose en effet les droits de l’utilisateur qui l’a conçue, ceux de la plateforme qui lui a fourni les outils pour le faire, les droits d’autres utilisateurs qui ont pu créer des éléments repris dans la vidéo, mais aussi ici les droits sur l’œuvre parodiée ! Sans compter que de son côté, l’utilisateur peut se prévaloir pour se défendre de certaines exceptions comme le fair use (usage équitable), si on considère le droit américain applicable, ou le droit à la parodie, à la satire et au pastiche qui existe chez nous…
Pour sortir de cette ambiguïté, certaines firmes à l’origine de jeux en ligne massivement multi-joueurs, comme Microsoft ou Blizzard, ont déjà décidé d’autoriser par le biais de licences spécifiques, la réalisation de machinimas, dans la mesure où ces pratiques ne visent aucun but commercial.
Second Life a choisi de son côté de mettre en place un système plus original. Les CGU indiquent à présent que les résidents de l’univers acceptent de se conférer les uns les autres une licence pour reproduire, diffuser, modifier et créer des œuvres dérivées à partir de tous les éléments qui apparaissent dans les espaces publics de l’univers.
Pour se réserver des droits d’usage sur une création, le Liden Lab (l’entité qui développe Second Life) indique que les résidents devront les conserver dans des espaces accessibles seulement sur autorisation, en paramétrant en conséquence les droits d’accès à leurs terrains.
Cela signifie d’une certaine façon que, dans Second Life, le droit d’auteur est valable seulement dans les espaces privés et qu’il s’efface dès lors qu’un titulaire « divulgue » sa création et la fait paraître en public. Une conception plutôt renversante de l’équilibre des droits, mais assez inspirante, il me semble…

Il en est ainsi parce que, contrairement à d’autres univers persistants (comme World of Warcaft de Blizzard), Second Life ne revendique pas de droits sur les créations que les utilisateurs produisent en utilisant les applications mises à leur disposition dans le monde virtuel. Les résidents sont fortement incités à produire des User Generated Content, qui forment la substance même de l’univers ; mais ils conservent leurs droits sur leurs créations et il leur est même possible d’en faire commerce (Second Life possédant sa propre monnaie – le Linden Dollar – pour régler ces échanges).
Jusqu’à présent, les utilisateurs pouvaient paramétrer leurs créations de manière à autoriser ou interdire certaines actions de la part des autres utilisateurs, grâce à un système incorporé de gestion des droits. Ces permissions recouvraient par exemple les actions de copier ou de modifier une création (ce qui ressemblent aux conditions des licences Creative Commons), mais aussi des actions plus originales comme celles de transférer (donner) l’objet à un autre personnage ou encore tout simplement celle de le déplacer d’un lieu à un autre.
Cette micro-gestion des droits devait déjà permettre de réguler bien des interactions entre avatars, mais elle était insuffisante pour les captures d’écrans ou les machinimas qui impliquent, au delà des personnages et des objets, l’espace public dans lesquels ils apparaissent. Les juristes d’EFF avaient d’ailleurs sonné l’alarme sur le fait que ces pratiques pourraient générer un contentieux important et défendaient l’idée qu’elles pourraient être couvertes par le fair use américain ou que Second Life devrait chercher à inventer de nouvelles règles, adaptées à un mode virtuel, plutôt que de lui appliquer la formule du copyright.
C’est chose faite à présent, grâce à cet usage astucieux de la distinction espace public/espace privé.
On est ici frappé de voir que le monde virtuel adopte des solutions auxquelles les juges dans le monde réel ont fini par se ranger, pour éviter des formes d’appropriation démesurée de l’espace public. En France, la Cour de Cassation a ainsi renoncé à consacrer un droit à l’image des biens, pour éviter qu’on ne puisse prendre la photo d’un paysage ou d’une rue sans avoir à solliciter l’accord d’une kyrielle de propriétaires. En Allemagne, il existe une liberté de panorama, qui permet de photographier un espace public, quand bien même il comporte des œuvres de l’esprit protégées.
Mais on remarque des similitudes plus troublantes encore. Par exemple, il semblerait qu’obtenir le consentement des avatars représentés dans des machinimas soit encore nécessaire, dès lors qu’ils sont reconnaissables, ce qui ressemble beaucoup à une forme de « droit à l’image » (mais étrangement cette règle ne vaut pas pour les captures d’écran). Voilà qui devrait intéresser certains juristes comme Olivier Itéanu, qui imagine que les avatars pourraient dans un avenir (proche ?) devenir de véritables sujets de droits et se voir reconnaître le bénéfice de certains droits de la personnalité, liés à l’identité numérique de la personne humaine qu’ils représentent et dont ils constituent l’extension virtuelle.

On pourrait se demander en retour dans quelle mesure le monde réel (ou du moins l’Internet) ne devrait pas s’inspirer de la solution développée par Second Life. En effet, la distinction public/privé a longtemps joué un rôle régulateur important en matière de propriété intellectuelle en conférant une appréciable souplesse au système. C’est elle par exemple qui permet la copie privée, tant que les reproductions sont réservées à l’usage du copiste. C’est elle également qui autorise les représentations dans le cadre du cercle de la famille, ou encore le prêt privé. Or sur Internet, lieu d’apparition publique par excellence, ce caractère privé des activités s’efface et, dès lors qu’elles s’effectuent en ligne, des opérations comme la copie, la représentation ou le prêt offrent prise au droit d’auteur.
Pourtant, internet connaît lui aussi des formes d’espaces plus ou moins « privés », comme les mails (reconnus par la loi comme des correspondances privées), les intranets ou même les réseaux sociaux, qui permettent de constituer des cercles plus ou moins fermés, assez semblables à celui de la famille ou des amis proches (par exemple sur Facebook).
Pourquoi ne pas imaginer que les règles du droit d’auteur reconnaissent le caractère privé de ces pratiques, malgré leur nature numérique, pour leur appliquer les tolérances reconnues par le code aux usages privés de l’environnement physique ?
On pourrait aller encore plus dans la science-fiction juridique et appliquer au web tout entier la solution dégagée par Second Life, pour régler les problèmes de propriété intellectuelle. Tout titulaire de droits décidant de poster une création en ligne accepterait de conférer à tous les internautes un droit de reproduction, de rediffusion, de modification et de création d’œuvres dérivées. Vous pensez que je nage en pleine utopie ? Peut-être… Mais nous ne serions alors pas loin de la notion d’un Copyright 2.0, qui avait été avancée en 2008 par Marco Ricolfi, consistant à faire passer le web sous une licence proche de la Creative Commons BY-NC (pas d’usage commercial). Un très sérieux rapport de l’Intellectual Property Office anglais avait proposé à la fin de l’année dernière d’introduire une exception générale conférant aux internautes un droit à la réutilisation créative des contenus en ligne à des fins non commerciales. Et après tout, une licence globale bien pensée pourrait aussi avoir cet effet..
Ce serait reconnaître au web la nature d’un espace public de la création et du partage, tout en permettant aux créateurs de réserver leurs droits en maintenant leurs œuvres dans des espaces « privés », dont l’accès serait réservé (ou payant).
La propriété privée restreinte aux espaces privés et l’espace public transformant en bien commun tout objet que l’on y ferait paraître : voilà une idée qui me plaît !
Second Life n’est certainement plus le réseau social le plus prometteur, mais il a souvent servi de laboratoire juridique et fait émerger des questions essentielles. Dès 2003, la question de la propriété des objets créés dans Second Life par les utilisateurs ouvrait la voie à la réflexion sur le statut juridique des User Generated Content. En 2006, à l’occasion de l’affaire des CopyBots (des robots automatiques permettant de copier le contenu de l’univers), Second Life avait choisi une voie innovante, en mettant en place un système d’auto-régulation des pratiques, plutôt que d’appliquer les règles du droit d’auteur. Les conflits qui naissent dans l’univers pointent également la question de la nature de la propriété des objets virtuels (comme ici cette affaire de piratage de… sex toys !), et de ses rapports avec la propriété des objets physiques.
La récente modification des CGU de l’univers constitue également un exemple intéressant ce que j’appelle le Copydown (autre forme d’aménagement du Copyright, au-delà du Copyleft, dont j’avais déjà constaté l’existence à propos du droit à la réutilisation des images, notamment dans les CGU de Flickr). Les Conditions Générales d’Utilisation des plateformes de contenus utilisent en effet le consentement des utilisateurs qui les acceptent pour neutraliser les effets du droit d’auteur et mettre en place de nouvelles règles du jeu. Outre le Copyright et le Copyleft (avec qui il partage la même nature contractuelle), il faut à présent prendre en compte ce Copydown – fort mal connu, il me semble – pour cerner les multiples avatars de la propriété intellectuelle à l’heure du numérique.
Et pour finir en se mettant le feu aux méninges, regardez la vidéo ci-dessous : des acteurs « réels » parodient l’univers de Second Life en jouant le rôle d’avatars. Qui viole les droits de qui et doit-on appliquer au réel les règles du monde virtuel ? Ou vice-versa ? Mais où ai-je rangé mon tube d’aspirine ?
Mise à jour du 21/04/10 : Je vous recommande de lire le billet écrit par André Gunthert à propos du retrait des parodies de La Chute de Youtube pour violation des droits d’auteur. Il évoque lui aussi cette idée que Facebook, par sa fermeture et la sélectivité avec laquelle on peut partager des contenus, reconstitue une forme d’espace « privé » favorisant le partage de contenus vidéos :
Entretemps, un concurrent nouveau [de Youtube] est apparu, appuyé sur la dynamique du groupe d’amis. En proposant une adaptation en ligne de la copie privée, Facebook a réalisé le seul espace web compatible avec l’avidité industrielle. Dont les conditions sévères sont la fermeture et l’inexportabilité des contenus.
Les capacités d’adaptation du monde virtuel sont vraiment impressionnantes ! Billet instructif, merci !
Encore un billet très instructif, et très inspirant. Il me semble qu’effectivement si on ne devait changer qu’une seule chose au droit d’auteur, mais qui serait tout changer, ça serait de considérer que toute oeuvre est présumée libre de droits sauf déclaration (dépôt) contraire. Ca résoudrait bien des problèmes.
Oui, je partage votre avis concernant le progrès que pourrait amener une procédure d’enregistrement des oeuvres, conditionnant leur protection.
Lawrence Lessig a formulé des propositions en ce sens, pour trouver un remède au problème des oeuvres orphelines (voir ici). Le rapport de l’Intellectual Property Office anglais que je cite dans le billet avançait lui aussi des arguments très intéressants, en faveur de l’établissement d’une forme d’enregistrement, en montrant que ce serait même bénéfique aux titulaires de droits.
Pour ma part, j’estime que la procédure d’enregistrement est même plus conforme à l’esprit du droit d’auteur (y compris à la française) que la protection automatique qui s’attache actuellement aux oeuvres dès leur création. En effet, le droit d’auteur est profondément subjectiviste et il fait la part belle à la volonté de l’auteur. Il serait donc tout à fait cohérent de conditionner l’attribution de la protection à une manifestation de volonté claire de l’auteur. Parallèlement, il est complètement aberrant que le droit français empêche les créateurs de renoncer à leurs droits sur les oeuvres qu’ils créent, en les versant par anticipation dans le domaine public. Cette protection de l’auteur contre lui-même est un non-sens.
On pourrait aussi dire que tout droit est la contrepartie d’un devoir. Si l’auteur veut bénéficier d’une protection, il devrait satisfaire à certains devoirs, comme celui d’enregistrer son œuvre, sans compter que cet acte aurait une portée civique et contribuerait à l’intérêt commun (en empêchant que l’oeuvre ne devienne orpheline un jour par exemple).
Enfin, l’enregistrement serait conforme à la vraie nature du droit d’auteur, qui ne constitue qu’une exception temporaire par rapport à l’état « naturel » du savoir et des idées : le domaine public.
Je vous invite ce sens à relire le Public Domain Manifesto publié par Communia.
Merci pour cet article très bien construit. Je ne connaissais pas votre site.
A la suite de cette lecture, je ne peux m’empêcher de penser à cette vidéo de Serge Soudoplatoff : http://www.dailymotion.com/video/xchhe2_serge-soudoplatoff-les-vraies-ruptu_tech
C’est donnant-donnant !
Alexandre