Licence Edition Equitable : vers des archives ouvertes de la création ?

Open Window. Par Tom Haymes. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Présentée lors du Salon du Livre de Paris, la Licence Édition Equitable proposée par C & F Editions, a déjà fait l’objet de plusieurs commentaires, louant cette initiative visant à garantir un certain nombres de droits aux lecteurs de livres numériques. Elle se rapproche en cela de la récente Déclaration des Droits de l’Utilisateur de Livres Numériques proposée outre-Atlantique et s’inscrit dans le mouvement de protestation contre les DRM qui s’est exprimé lors du Salon du Livre cette année.

Cette licence propose en effet de créer « entre lecteur et éditeur un contrat équitable et durable« , en excluant pour ce dernier le recours aux DRM (verrous  numériques) afin de garantir au lecteur certaines facultés essentielles : le droit de lire sur les supports de son choix (interopérabilité), le droit de copier sur des supports personnels (copie privée), le droit de changer de format, le droit de copier des extraits ou le droit de faire circuler dans un cercle de proximité.

Après avoir discuté avec Hervé Le Crosnier sur son stand, à l’origine de cette initiative, j’aimerais revenir sur un autre aspect de cette licence, qui a fait l’objet de moins de commentaires, mais qui me paraît important dans la mesure où il pourrait introduire dans le domaine de la création la logique des archives ouvertes.

La licence ne consacre pas seulement des droits au profit du lecteur ; elle propose également d’instaurer un équilibre entre les droits du lecteur et les droits de l’éditeur (on verra qu’il s’agit même d’un tryptique, avec les droits de l’auteur).

Les auteurs disposent des Licences Creative Commons pour indiquer au lecteur ce qu’il peut faire avec leur œuvre. La Licence Édition Équitable vise à remplir le même rôle pour définir les droits du lecteur et ses responsabilités envers le processus éditorial.

C & F Editions a en effet déjà publié des livres papier sous licence Creative Commons (voir un exemple ici sous licence Creative Commons Attribution-Pas d’usage commercial). Cette ouverture est concevable pour l’édition classique (certains en ont même fait un modèle économique à part entière), mais elle peut poser problème avec le livre numérique, dans la mesure où un utilisateur peut tout à fait mettre à disposition à titre gratuit un fichier sous licence CC-BY-NC (y compris en P2P), ce qui est difficilement compatible avec son exploitation commerciale.

L’idée de la licence Edition Equitable consiste à dissocier le droit de l’auteur sur le texte « brut » des droits de l’éditeur sur la version « transformée » à l’issue du processus de mise en forme de l’oeuvre, aboutissant à l’eBook.

Ainsi, selon les termes de la licence, l’auteur conserve la possibilité de placer son oeuvre originale sous licence Creative Commons (ce qui implique qu’il ne cède pas ses droits à l’éditeur de manière exclusive, comme avec un contrat d’édition classique). L’éditeur conserve cependant des droits exclusifs sur la version eBook qu’il aura produite, sous réserve de respecter les facultés essentielles  garanties au lecteur par la licence. Le lecteur de son côté dispose du droit de copier et de rediffuser le contenu « brut » de l’oeuvre :

Le lecteur/lectrice a le droit de rediffuser le contenu de l’œuvre en respectant les volontés de l’auteur quand elles sont exprimées par une licence d’usage. Ceci est distinct de la rediffusion du document édité (livre, notamment livre numérique, album musical, et cela plus encore s’il s’agit d’œuvres de collaboration ou de compilation).

On voit donc que des droits différents sont attachés à différentes « manifestations » de la même oeuvre (pour parler en langage FRBR) : il ne sera pas permis de faire des copies et de diffuser gratuitement les versions au format ePub mises en forme par l’éditeur, mais rien n’empêchera l’auteur de diffuser son texte original sur un blog ou site personnel, ni aux lecteurs d’en faire de même (si l’auteur le permet, en plaçant son texte sous une licence CC, par exemple)

Cette logique de droits dissociés me paraît particulièrement intéressante, dans la mesure où elle introduit dans le secteur de la création littéraire la logique des archives ouvertes. Dans le modèle de l’Open Access, les auteurs d’articles de revues scientifiques concluent avec les éditeurs des contrats spécifiques de cessions de droits limitées, de manière à pouvoir conserver la faculté d’auto-archiver une version de leur production, soit sur un site personnel, soit dans une archive ouverte.

Dans certains modèles d’Open Access, l’auteur peut archiver un pre-print, c’est-à-dire son propre « manuscrit numérique »,  antérieur à la mise en forme opérée par l’éditeur (PDF éditeur). On est alors très proche de la logique de la Licence Édition Équitable (voyez ici) :

[…] in terms of content, post-prints are the article as published. However, in terms of appearance this might not be the same as the published article, as publishers often reserve for themselves their own arrangement of type-setting and formatting. Typically, this means that the author cannot use the publisher-generated .pdf file, but must make their own .pdf version for submission to a repository.

C’est par exemple un tel système d’auto-archivage qui est accepté par la célèbre revue scientifique Nature :

When a manuscript is accepted for publication in an NPG journal, authors are encouraged to submit the author’s version of the accepted paper (the unedited manuscript) to PubMedCentral or other appropriate funding body’s archive, for public release six months after publication. In addition, authors are encouraged to archive this version of the manuscript in their institution’s repositories and, if they wish, on their personal websites, also six months after the original publication.

Étendre cette logique de l’Open Access au domaine de la création me paraît particulièrement intéressant. A titre personnel, je n’accepte plus de céder mes droits de manière exclusive pour des projets d’édition, qu’il s’agisse d’ouvrages ou d’articles. Cela heurte de front mes convictions et je sais que je suis loin d’être le seul auteur dans ce cas !

Des appels avaient déjà été lancés pour construire un pont entre la logique des archives ouvertes et l’édition numérique générale. Pierre Mounier et Marin Dacos appelaient ainsi dans les colonnes du Monde en mai 2010, à sortir le livre numérique de l’impasse, en faisant le choix de « l’édition électronique ouverte » impliquant que l’eBook soit « lisible, manipulable et citable« , en phase  avec la « culture web » des utilisateurs. La licence Edition Equitable constitue un premier effort pour construire une telle passerelle.

Il est également frappant de voir que la Licence Edition Equitable se rapproche dans son esprit du système du Freemium adopté par Revues.org, destiné à servir de modèle économique durable au libre accès. Les articles de Revues.org en HTML demeurent en accès libre et gratuit, mais ces mêmes contenus, en format ePub et assortis de services et fonctionnalités ajoutés, font l’objet d’un accès payant, par le biais de formules d’abonnement.

Ces modèles, qui distinguent selon les manifestations différentes des mêmes oeuvres, repositionnent la valeur du travail éditorial dans l’environnement numérique, non sur l’accès exclusif, mais sur les services associés aux contenus (voir le billet consacré par Silvère Mercier à ces questions de migration de la valeur dans l’environnement numérique,  déjà largement à l’oeuvre dans le domaine de la musique).

En l’état, la Licence Edition Equitable n’a cependant pas encore la consistance d’une « véritable » licence. Elle ressemble davantage aux Common Deeds des licences Creative Commons (versions simplifiées destinées au grand public) et il manque encore à formaliser un véritable « code » qui traduirait les droits et obligations découlant des principes énoncés en termes juridiques. On pourrait se tourner pour cela vers les outils déjà mis en place pour l’Open Acces et notamment la Copyright ToolBox de la fondation SURF.

Il conviendrait également d’étudier quelles sont les répercussions de cette licence, destinée à encadrer les rapports entre l’éditeur et le lecteur, sur le contrat d’édition signé entre l’éditeur et l’auteur. Comme le montre l’expérience de l’Open Access, c’est dès ce niveau que se jouent beaucoup des libertés du lecteur. Hubert Guillaud a également lancé des pistes intéressantes (ici), en préconisant d’ajouter au concept de Licence Edition Equitable des dispositions garantissant certains droits aux auteurs, notamment en terme de rémunération, tout comme le commerce équitable assure un revenu décent aux producteurs.

Ce travail de formalisation de la Licence Édition Équitable mérite à mon avis sérieusement d’être entrepris, et il serait d’autant plus intéressant qu’il soit conduit de manière collaborative entre juristes, utilisateurs d’eBooks, auteurs et bien entendu éditeurs, dont on espère qu’ils seront nombreux à rejoindre C & F Editions dans cette initiative.

Ils seraient en tout cas bien avisés de le faire pour sortir de l’impasse dans laquelle les sirènes législatives actuelles sont en train de les enfermer…

En refusant le web et son ouverture par crainte du piratage, en tentant de clôner le livre imprimé – sa représentation, ses usages de lecture, son mode de distribution et jusqu’à son modèle économique, sur le support numérique, en n’accordant pas une place primordiale à l’innovation et à l’imagination, les principaux acteurs du monde de l’édition se sont engagés dans une voie sans issue (Pierre Mounier et Marin Dacos).

 


17 réflexions sur “Licence Edition Equitable : vers des archives ouvertes de la création ?

  1. Merci pour cet article. En effet, il y a du pain sur la planche, mais un vrai besoin pour nous au moment de la diffusion de fichiers numériques.

  2. Bonjour Lionel

    La licence proposée est un pas important. Mais prend-elle la mesure complète des choses ?

    En réalité aujourd’hui dans le numérique, c’est plus un quatuor qu’un trio auquel on a affaire avec entre le monde de l’édition (auteur-éditeur) et le lecteur un intermédiaire supplémentaire qui permet de retrouver le livre ou le document numérique et qui se rémunère sur un autre marché, celui de l’attention. Autrement dit, le rôle des bibliothèques, confiné jusqu’ici à un écosystème particulier et donc sans vrais enjeux juridiques et économiques sauf pour quelques niches, est aujourd’hui avec les moteurs et les médias sociaux partie prenante de l’économie générale du document numérique.

    Je ne sais comment cela peut se traduire en terme de licence, mais ne pas intégrer ces joueurs dans le raisonnement me parait être une erreur. Ils créent de la valeur symbolique aussi bien pour l’auteur, l’éditeur, le lecteur, mais ils récupèrent de la valeur financière à leur principal profit et sans partage.

    Oui à l’ouverture et à l’équilibre des droits, mais entre toutes les parties prenantes.

    1. Bonjour,

      Vous avez raison de souligner l’importance de ce « quatrième mousquetaire » dans l’écosystème du livre numérique : commentateur, médiateur, propulseur.

      Je pense qu’il faut bien dissocier les individus qui jouent ce rôle de recommandation (les propulseurs, comme dit Thierry Crouzet) des méga-acteurs, qui mettent en place les plateformes sur lesquelles ont lieu les actes de médiation (type média sociaux).

      Pour les individus-propulseurs, la licence Edition Equitable produit des effets qui les aidera à remplir ce rôle de médiation, ce que ne permettent pas les contenus cadenassés par les DRM.

      C’est d’ailleurs l’une des raisons qui font qu’un nombre croissant de bibliothécaires appellent au boycott des offres verrouillées, car cette fermeture empêche la bibliothèque de repositionner son rôle vers la propulsion de contenus.

      Thierry Crouzet, sa très intéressante proposition de « commando éditorial« , proposait d’intégrer le rôle des propulseurs dans la chaîne du livre numérique.

      Pour ces propulseurs (individus ou institutions), il me semble que la licence, en permettant un accès libre au contenu des œuvres, offre déjà une solution.

      Par contre, vous avez raison de dire que les grosses plateformes de médias sociaux, sur lesquelles ont lieu les actes de médiation « récupèrent la valeur financière à leur principal profit et sans partage ». Cependant, il me semble difficile de régler cette question au niveau d’une telle licence, car je vois mal Facebook par exemple constituer une partie !

      Aux Etats-Unis, une telle question pourrait relever du fair use ; en France, on glisserait rapidement vers le paratisme ou la concurrence déloyale.

      La question de la médiation numérique est certainement à intégrer dans ce débat, mais à condition de bien dissocier les différents types d’acteurs impliqués dans cette fonction.

      Cordialement,

      Calimaq

  3. Bonjour Lionel,

    Merci pour cet excellent papier qui synthétise clairement notre objectif en lançant cette licence Edition Equitable.

    J’espère que tu vas accepter de faire partie de l’équipe juridique pour transformer ce qui n’est effectivement qu’un recueil d’objectifs en une forme juridique plus stable.

    La question des intermédiaires de recommandation est effectivement importante, et il faut remercier Jean-Michel de toujours la remettre au centre. Comme Lionel je ne sais pas vraiment comment… Quand un moteur va indexer un fichier epub (ce qui ne va pas tarder, si ce n’est déjà fait), il va pouvoir faire des liens vers le livre (équitable) ou ses parties (inéquitable : si la partie est sous une licence ouverte, le texte en est effectivement disponible, mais pas la « forme éditée »). On a là un premier élément pour faire des distinctions.

    Sinon, que les plate-formes se rémunères sur l’économie de l’attention en négligeant le financement de la création qui est pourtant à la source de leurs revenus (cf. par exemple la façon dont Google veut rejeter les fermes de contenu qui distraient les internautes, et n’aportent plus la valeur ajoutée nécessaire à l’entretien de l’attention), c’est une réalité à laquelle toute la chaîne culturelle doit faire face. Comment effectivement protéger le maillon éditorial est une bonne question.

    Nous allons proposer un collectif de travail sur la licence pour avancer de façon ouverte et coopérative. Le modèle de Pédauque va nous servir ici aussi.

    Hervé Le Crosnier

    1. Bonjour Hervé,

      Oui, ce sera avec grand plaisir que j’essaierai d’apporter une contribution à la formalisation de cette licence, en participant aux travaux de cette équipe juridique.

      Pour ce qui est du rapport avec l’économie de l’attention, que souligne JM Salaün, je reconnais qu’il s’agit d’une question importante, mais je doute fort que la licence Edition Equitable puisse avoir un quelconque effet sur les moteurs de recherche et les plateformes de partage de contenus… Ce sont déjà des acteurs que les décisions de justice ou les lois ont du mal à atteindre, alors ne présumons pas trop de la force d’un simple contrat.

      En revanche, je pense que la licence Edition Equitable peut avoir des effets (positifs, je précise) sur les « propulseurs », qui ont eux aussi à voir avec cette économie de l’attention (on peut voir d’ailleurs à ce sujet, ce billet de Thierry Crouzet, où il montre comment peut se reconfigurer la « chaîne du livre » avec le numérique, et dans laquelle il intègre ces propulseurs). L’accès au contenu et la « citabilité » sont des éléments essentiels pour permettre aux propulseurs de jouer leur rôle et il me semble que de ce point de vue, la Licence Edition Equitable apporte un plus.

      A bientôt sans doute sur ce sujet.

      Calimaq

  4. Pourquoi ne pas commencer à publier une liste d’éditeurs qui sont dans l’esprit de la Licence d’Edition Equitable. Cela donnerait un petit coup de pouce à ces petites maisons pionnières.

  5. Une remarque importante : il manque à la licence d’édition équitable, dans sa version actuelle (0.99), une clause sur la rémunération équitable des auteurs.

    1. Oui, vous avez tout à fait raison de souligner ceci. Si le but est d’instaurer un mode d’édition durable et équitable, il est important que la licence ne constitue pas seulement un pacte entre l’éditeur et le lecteur, et que la figure essentielle de l’auteur ne soit pas laissée de côté.

      Avec la licence Edition Equitable telle qu’elle existe, l’auteur gagne une faculté importante : celle de pouvoir réutiliser son propre texte brut, en dehors de l’édition numérique réalisée par l’éditeur, par exemple pour la diffuser sur un site ou blog personnel.

      Mais il serait essentiel d’inclure dans cette licence des éléments relatifs à la rémunération des auteurs, ainsi qu’une limitation stricte de la durée de cession des droits (et pas seulement une absurde « clause de rendez-vous).

      C’est d’ailleurs en ce sens qu’Hubert Guillaud est intervenu sur le site ouvert pour commenter cette licence : http://edition-equitable.org/index.php?contenu=contributions

      J’ajouterais une chose importante également dans cette licence Edition équitable : prendre en compte les usages collectifs, notamment l’usage pédagogique et de recherche, ainsi que les usages en bibliothèque.

      Merci pour votre commentaire.

      Calimaq

      1. Si on parle de licence d’édition équitable, en référence sans doutes au commerce équitable, il est paradoxal d’oublier l’auteur. Mais vous avez raison de souligner que cela ne se résume pas au montant des droits (je crains de ne pas avoir tout saisi, vous voulez dire qu’un auteur pourrait vendre son livre sur son blog !).

        Revenons au nerf de la guerre : quelle serait selon vous cette rémunération équitable des auteurs ?
        Si on prend le taux pour le livre papier à 10% et le taux de l’auto édition à 70% (via Apple par exemple), la moyenne serait de 40%. Cela me semble un bon ordre de grandeur sachant notamment que les auteurs donnent depuis bien longtemps un fichier (word) et qu’on leur demandera peut-être bientôt un fichier au format livre numérique (epub). Bien sur, une maison prestigieuse pourra se permettre de donner un peu moins et tandis qu’une toute petite maison devra se rapprocher des taux de l’auto-édition.

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