Une victoire pour le domaine public : un cas de copyfraud reconnu par un juge français

Le Tribunal de Grande Instance de Paris a rendu le 27 mars dernier un jugement intéressant, dans la mesure où il se prononce sur une pratique de copyfraud, c’est-à-dire une revendication abusive de droits sur le domaine public. Comme le dit très justement Pier-Carl Langlais, le copyfraud c’est « l’inverse du piratage », mais il n’existe que très peu de décisions en France ayant eu à connaître de ce genre de cas.

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Illuminated Bible. Closeup. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

L’affaire ici porte sur l’édition de manuscrits médiévaux. La librairie Droz – maison d’édition en Suisse de livres d’érudition, spécialisée dans le Moyen-Age et la Renaissance – a fait transcrire par des paléographes un certain nombre de manuscrits médiévaux pour les ajouter à son catalogue. En 1996, un contrat a été conclu avec les éditions Classiques Garnier pour que ces textes soient inclus dans un CD Rom de poésie française. La librairie Droz met fin à ce contrat en 2004, mais elle constate en 2009 que ses textes figurent sur le site Internet des Classiques Garnier dans un « Grand Corpus des littératures françaises , francophone du Moyen-Age au XXème siècle ». Ne parvenant pas à un accord avec Garnier, Droz décide de les attaquer en justice, estimant que ses droits de propriété intellectuelle sur ses textes ont été violés et que leur publication en ligne  sans son accord constituait une « contrefaçon ».

Toute la question était de savoir si les transcriptions de ces manuscrits constituaient des oeuvres nouvelles ou si l’on devait considérer qu’elles appartenaient elles aussi au domaine public

(Pour télécharger le jugement, cliquez ici).

Quelle nature pour les transcriptions de manuscrits ? 

Or c’est là que les choses deviennent très intéressantes, car pour que sa demande soit valable, il fallait au préalable que la librairie Droz parvienne à établir qu’elle disposait bien d’un tel droit de propriété sur ces textes. Or comme elle soutenait qu’il y avait « contrefaçon », cela signifiait qu’elle estimait que ces transcriptions de manuscrits médiévaux constituaient de « nouvelles oeuvres » protégeables par le droit d’auteur, indépendantes des oeuvres originales appartenant au domaine public fixées sur les manuscrits. C’est l’un des arguments que Droz fait valoir devant le juge :

La société Librairie Droz soutient que ces textes sont originaux et protégés par le droit d’auteur, même s’ils sont publiés sans apparat critique ni index. Elle déclare que la paléographie repose sur des choix opérés par l’auteur et qui reflètent sa personnalité.

C’est précisément sur ce point que les Editions Garnier ont contre-attaqué en soutenant qu’une telle transcription ne pouvait accéder à la protection du droit d’auteur :

Les défendeurs font également valoir que la société Librairie Droz n’établit pas l’originalité des textes visés. Ils rappellent que le travail des éditeurs scientifiques ou paléographes consiste à retranscrire le texte ancien et à l’accompagner de l’apparat critique, de notes historiques, d’index, de glossaires. Ils expliquent que les textes du Moyen-Age étant tombés dans le domaine public, la protection revendiquée porte sur la transcription réalisée par les éditeurs scientifiques. Ils font valoir que cette protection ne peut être accordée que si l’oeuvre seconde est elle-même originale et que le travail de transcription qui consiste à restaurer un texte ancien en cherchant à lui être le plus fidèle possible ne peut donner lieu à une oeuvre originale. Ils relèvent que la société Librairie Droz n’effectue aucune comparaison entre le texte d’origine et sa retranscription de telle sorte qu’elle ne dégage aucun élément d’originalité et ils ajoutent que la comparaison entre plusieurs transcriptions d’un même texte ancien fait apparaître qu’elles aboutissent à des résultats à peu près identiques. Ils rappellent que le travail de la Librairie Droz ne consiste pas à traduire les textes anciens dans un Français moderne mais à les transcrire dans leur propre langage.

Le noeud gordien de l’affaire tourne donc autour de la question de l’originalité. Avec la mise en forme, il s’agit d’un des deux critères nécessaires pour qu’une création puisse être considérée comme une « oeuvre de l’esprit ». La jurisprudence estime q’une oeuvre est originale si elle porte « l’empreinte de la personnalité de l’auteur », c’est-à-dire qu’elle exprime la sensibilité propre du créateur, par le biais des choix créatifs effectués lors de la réalisation de l’oeuvre. Ici, s’agissant de la transcription de textes médiévaux, il faut reconnaître que la question n’était pas si simple à trancher. L’établissement d’un texte à partir d’un ensemble de manuscrits n’est pas une opération mécanique. Elle implique parfois d’écarter certaines sources et d’en compléter d’autres, un peu comme c’est le cas également avec certaines « restaurations » de tableaux.

Mais au final, le juge a apporté une réponse limpide, considérant que ces transcriptions ne constituaient pas des « oeuvres dérivées » originales, protégeables par le droit d’auteur. Il procède pour cela en deux temps.

 Tous les choix ne mènent pas au droit d’auteur 

Le juge commence par admettre que la transcription peut en effet conduire à effectuer des choix au cours de l’établissement d’un texte (et plusieurs dépositions d’experts sont citées dans la décision, prouvant que le juge a pu se faire une idée assez claire du processus) :

Il ressort de ces éléments que le travail de transcription d’un texte médiéval dont le manuscrit original a disparu et qui est reconstitué à partir de différentes copies plus ou moins fidèles, supposent la mobilisation de nombreuses connaissances et le choix entre plusieurs méthodes. Il apparaît que la restitution du texte original se heurte à des incertitudes qui vont conduire le savant à émettre des hypothèses et à effectuer des choix dont les plus difficile donneront lieu de sa part à des explications et des commentaires dans le cadre d’un apparat critique.

Il apparaît également que l’éditeur afin de faciliter la compréhension du texte, va en modifier la présentation par une ponctuation ou une typographie particulière (espaces, majuscules, création de paragraphes).

Ce travail scientifique ne consiste donc pas en une simple transcription automatique et repose sur des choix propres à l’éditeur.

Cependant, la présence de choix au cours du processus de transcription et d’édition du texte n’est pas jugé suffisante par le tribunal, qui ajoute un critère « intentionnel » à la définition de l’originalité :

Néanmoins, il convient de rappeler que le droit de la propriété intellectuelle n’a pas vocation à appréhender tout travail intellectuel ou scientifique mais uniquement celui qui repose sur un apport créatif qui est le reflet de la personnalité de son auteur.

Or en l’espèce, le savant qui va transcrire un texte ancien dont le manuscrit original a disparu, à partir de copies plus ou moins nombreuses, ne cherche pas à faire oeuvre de création mais de restauration et de reconstitution et il tend à établir une transcription la plus fidèle possible du texte médiéval, en mobilisant ses connaissances dans des domaines divers.

Il va effecteur des choix, mais ceux-ci ne sont pas fondés sur la volonté d’exprimer sa propre personnalité mais au contraire sur le souci de restituer la pensée et l’expression d’un auteur ancien, en utilisant les moyens que lui fournissent les recherches scientifiques dans différents domaines […]

Il apparaît donc que la société Librairie Droz n’apporte pas la preuve que les textes bruts exploités par la société Classiques GN sont protégés par le droit d’auteur. Ainsi ses demandes qui sont uniquement fondées sur la contrefaçon, doivent être rejetées.

On aboutit donc à ce que les textes issus du processus de transcription sont dans le domaine public, tout comme l’est l’oeuvre originale fixée sur les différentes copies du manuscrit. Pour parler comme un bibliothécaire, la manifestation de l’oeuvre produite au terme du travail de transcription et d’édition reste bien dans le domaine public, tout comme l’oeuvre elle-même.

Sale temps pour le copyfraud… 

Une telle décision n’est pas anodine, car elle concerne en réalité les pratiques de copyfraud, c’est-à-dire de revendications abusives de droits sur le domaine public. Sur la base d’un tel jugement, qui est formulé de manière relativement générale et comporte une analyse détaillée du travail d’édition de textes anciens, on voit bien qu’il ne doit plus être possible dorénavant de revendiquer de droits d’auteur sur une transcription scientifique.

Cela ne sera possible que sur les ajouts spécifiques produits par l’éditeur, manifestant une réelle valeur ajoutée originale (exemples donnés par le juge : introduction, notes de bas de pages, notes critiques, glossaires, index). La notion d’originalité joue ici un rôle décisif : c’est elle qui fait que des choix effectués dans le cadre de la mise en oeuvre de compétences techniques ou de connaissances n’ouvrent pas droit à la protection du droit d’auteur. Le droit français marque ici sa spécificité par rapport au droit anglais notamment. Il existe au Royaume-uni une théorie dite du « sweat of the brow » (huile de coude), selon laquelle le simple produit d’un « effort, travail ou compétences » peut être protégé par le copyright.

Si on élargit la focale, on se rend compte en raisonnant par analogie que d’autres pratiques qui ont cours largement en France sont sans doute dénuées de toute base légale. C’est le cas par exemple de la revendication de droits d’auteur sur des photos fidèles d’oeuvres en deux dimensions appartenant au domaine public, comme des tableaux. Beaucoup d’institutions culturelles appliquent un copyright sur de telles reproductions, reconnaissant un droit d’auteur au photographe. Mais si on suit bien cette décision, on se rend compte que cette approche ne tient pas et qu’elle relève bien d’une forme de copyfraud. Les restaurations de tableaux, d’édifices ou de films auront de la même façon bien du mal à pouvoir se prévaloir du droit d’auteur.

Mais le domaine public reste toujours invisible… 

Si cette décision peut apparaître comme une victoire pour le domaine public, il ne s’agit cependant pas d’une consécration de la notion par la jurisprudence. Effet, alors que la société Garnier se réfère au domaine public dans sa défense, le juge n’utilise pas une seule fois cette expression par la suite. Au lieu de se demander si une atteinte a été portée à l’intégrité du domaine public, il cherche au contraire la présence d’une oeuvre protégée par le droit d’auteur. Le domaine public encore une fois n’apparaît « qu’en creux » dans cette décision. Il n’est pas au centre du raisonnement du juge et ce n’est pas ce qu’il cherche à protéger. Même une décision positive comme celle-ci montre que le domaine public reste l’homme invisible de la jurisprudence française !

A noter également que pour la librairie Droz, cela a des conséquences pratiques non négligeables. Cette société perd son procès et voit mis à sa charge le règlement des dépens (paiement des frais de justice). Mais cela ne va pas plus loin. Garnier ne peut pas contre-attaquer en faisant valoir qu’on a porté atteinte à une faculté qu’il aurait dû pouvoir légitimement exercer grâce au domaine public. Le copyfraud ici est reconnu et neutralisé, mais il n’est pas sanctionné par le juge.

Ce cas nous montre l’intérêt qu’il y aurait à faire entrer une définition positive du domaine public dans le Code de Propriété Intellectuelle, tel que je l’avais proposé dans un billet en 2012 et tel qu’une proposition de loi déposée l’an dernier par la députée Isabelle Attard le suggère. Avec une telle disposition, le raisonnement du juge pourrait changer : c’est bien la protection du domaine public que l’on pourrait invoquer en justice et au-delà de se défendre en faisant admettre  l’absence de droit d’auteur. Par ailleurs, il serait encore plus efficace que la revendication abusive de droits sur le domaine public devienne un délit et puisse être sanctionnée par le juge pénal, tout comme la contrefaçon. Ici Garnier pourrait se retourner contre Droz et obtenir sa condamnation. Un tel mécanisme serait sans doute de nature à dissuader les copyfraudeurs en puissance qui sont légion en France…

Cette décision constitue donc un pas en avant pour le domaine public en France, mais pas la victoire décisive qui aboutirait à sa consécration.

PS : Grand merci à Mathieu Perona de m’avoir signalé ce jugement !

Mise à jour du 14/04/2014 : je vous recommande d’aller lire ce billet sur le blog Hypothèses « Apocryphes », écrit par un doctorant réalisant une édition critique de texte ancien qui donne son sentiment sur cette décision.


37 réflexions sur “Une victoire pour le domaine public : un cas de copyfraud reconnu par un juge français

  1. Paradoxalement, je trouve (sans m’en plaindre) dommage que la transcription ne soit pas protégé (peut être le devrait il sous un autre nom que droit d’auteur avec un délai plus court ?) car il y a tout de même un réel travail derrière. Et à partir du moment que les personnes qui ont retranscrit le texte ne cherchent pas à s’assurer l’exclusivité en essayant de garder pour elle même l’oeuvre originale (pour empêcher d’autre transcription), libre aux autres de passer du temps à transcrire l’oeuvre eux même. Mais ne pas protéger cette transcription c’est un peu ne pas respecter le temps passé à cette transcription. Et étant donné que ceci ne prive personne de liberté (encore une fois libre aux autres de transcrire eux même) je pense que ce travail devrait être protégé et que c’est une protection légitime, bien plus que d’autres protections actuelles du droit d’auteur.

    1. Je peux comprendre ce type de réactions, mais il faut bien voir que l’esprit du droit d’auteur français n’est pas de protéger le travail, mais bien la créativité. C’est une confusion très souvent faite et cette décision rappelle de manière très nette cette distinction. Par ailleurs, n’oublions pas que dans le travail de transcription, le domaine public reste bien la matière première sous-jacente et il paraît aussi légitime que ce domaine public ne soit pas effacé par la transcription. Libres aux paléographes de produire de la valeur ajoutée par le biais de notes explicatives, d’introduction, de glossaire, etc, qui eux peuvent être protégés parce qu’original. Mais le texte en lui-même reste libre. Par ailleurs, concernant l’exclusivité, ce n’est pas si simple. Car comme le note le juge, le même travail de transcription accompli sur un texte aboutit souvent à des résultats proches (heureusement d’ailleurs, s’agissant d’un travail scientifique). Dès lors si l’on reconnaît une protection au premier qui établit un texte, alors ils auront beaucoup de mal à produire un texte suffisamment différent pour échapper à la contrefaçon. Pire, ils pourraient même être tentés d’introduire des différences dans leurs transcriptions par rapport à la première, juste pour des raisons juridiques et pas scientifiques. Par ailleurs, comme on le voit très bien ici, ce système profitait visiblement à des éditeurs qui s’arrogeaient des monopoles sur les textes.

      Bref, je suis d’accord avec vous qu’il existe des dérives plus graves du droit d’auteur que celle-ci, mais ce jugement me paraît sain pour l’avenir. Maintenant, c’est surtout la question du modèle économique des filières de transcription des textes qu’il faut repenser. C’est un champ qui s’ouvre pour les humanités numériques notamment et il me semble que l’ouverture que consacre cette décision ouvre la voie à des méthodes collaboratives.

  2. @Matheod : je pense que pour que une vraie valorisation et protection du domaine public, il faut changer de perspective. Le fait de transmettre une œuvre au plus grand nombre est en soi une récompense. Peu de personnes ont accès au texte pour faire une transcription, sauf si elle se trouve numérisée. Un choix entre le domaine public et une licence CC-BY temporaire dans le cadre d’une recherche privée, et un DP obligatoire dans le cadre d’une recherche publique, ne seraient-ils pas préférables ?

  3. Pour ma part, je trouve que cette « victoire » n’en est pas une du tout, et vos commentaires montrent une réelle méconnaissance de ce qu’est l’édition d’un texte ancien, et notamment médiéval puisque c’est la grande spécialité de Droz.
    Vous écrivez:

    Mais quel texte? L’art de l’éditeur (au sens ancien, ou anglo-saxon du terme) de texte ancien consiste justement à établir le texte, ce qui est tout sauf simple. Lorsqu’il y a plusieurs manuscrits, il y a des variantes, des interpolations, des fautes, des lacunes, et c’est à l’éditeur du texte de travailler sur cela, par le biais de ce qu’on appelle des conjectures, pour proposer un texte, texte qui pourra être très différent de celui proposé par un autre éditeur dont les méthodes et les choix ne seraient pas les mêmes.
    Autrement dit, si par exemple dans une famille de manuscrits on lit « Tu quoque fili », dans une autre « Tu quoque filia », et dans un manuscrit isolé « Et tu, fili mi », un éditeur va choisir, en fonction du contexte, de la tradition, etc., une des leçons. Un autre éditeur pourra très bien en choisir une autre. Un troisième pourra très bien dire que de toute façon, c’est une interpolation, et enlever cette phrase du texte. Et au final, il faudra parler de Machinus Trucus, « Histoire de Rome », édition Chose ou édition Chouette. Ne pas mentionner le nom de l’éditeur serait laisser le lecteur dans l’ambiguïté: de quel texte s’agit-il? De quelle version? Celle où c’est une fille, ou celle ou c’est un fils?
    Ce cas de figure ne se poserait pas si on se contentait de transcrire et de publier un manuscrit précis, fautes et lacunes incluses, sans rien modifier. Or ce n’est jamais le cas. Toute publication sérieuse de texte ancien (comme chez Droz), est basé sur le principe de l’établissement d’un texte du à une personne qui a fait des choix personnels.
    Maintenant, ce qui va arriver avec ce genre de jugement idiot, c’est que plus aucun éditeur ne voudra publier de texte ancien, puisque n’importe quel kéké pourra ensuite en reprendre librement le texte: à quoi bon engager des frais sur ça?
    Ensuite, pour compenser, peut-être qu’on mettra les manuscrits en ligne, mais qui les lira?

    1. Bizarrement, le passage de vous que je voulais citer ne s’affiche pas. Le revoici:
      « Libres aux paléographes de produire de la valeur ajoutée par le biais de notes explicatives, d’introduction, de glossaire, etc, qui eux peuvent être protégés parce qu’original. Mais le texte en lui-même reste libre. »

    2. Votre réaction révèle une incompréhension de cette décision de justice. Le tribunal reconnaît tout à fait que des choix peuvent intervenir dans le processus de transcription. Mais il ajoute que ce n’est pas suffisant pour être éligible à la protection du droit d’auteur, parce que : « le droit de la propriété intellectuelle n’a pas vocation à appréhender tout travail intellectuel ou scientifique mais uniquement celui qui repose sur un apport créatif qui est le reflet de la personnalité de son auteur. »

      Les choix dont vous faites état relèvent de la mise en oeuvre de savoirs-faire, techniques et connaissances, mais de l’expression d’une sensibilité, au sens où l’entend le juge français pour déceler une démarche créative. Cette jurisprudence est tout à fait conforme à l’esprit du droit d’auteur français.

      Que cela ait une incidence sur le modèle économique de l’édition critique, je veux bien l’entendre. Mais la légitimité d’un modèle qui reposait sur le rajout d’une couche de propriété intellectuelle sur des oeuvres nées au Moyen Age, pouvant durer plus d’un siècle mérite d’être interrogée. Comme je le dis en réponse à un autre commentaire, il existe un courant dans la recherche actuelle, appelé Digital Humanities, dont une partie des travaux porte sur le renouvellement de l’étude des textes anciens par le biais du numérique. Il y a d’autres modèles à inventer que celle de l’édition proporiétaire pour la transcription de textes anciens.

      Le ton de votre propos révèle surtout que vous paraissez ressentir une sorte de « blessure narcissique », à l’idée que votre travail ne soit pas considéré comme une oeuvre protégeable par le droit d’auteur. C’est bien révélateur également d’une dérive de notre époque, qui ne conçoit pas qu’une production puisse avoir de la valeur en dehors de l’application du droit d’auteur.

      Le juge a donc parfaitement pris en compte les éléments que vous avancez et sa réponse est logique.

      1. « Comme je le dis en réponse à un autre commentaire, il existe un courant dans la recherche actuelle, appelé Digital Humanities, dont une partie des travaux porte sur le renouvellement de l’étude des textes anciens par le biais du numérique.  »
        Ce mouvement, comme vous dites, repose sur la mise en ligne d’éditions anciennes, pas toujours très bonnes. Extrêmement rares sont les éditions nouvelles directement mises en ligne. Et parmi ces extrêmement rares, celles qui le sont gratuitement le sont encore plus. Ce travail a un coût, qu’on le veuille ou non. Et les subventions pour des textes qui ne touchent qu’une minorité d’érudits sont quasiment inexistantes.
        Pour ce qui est de la « blessure narcissique », je vous laisse seul juge.

        1. le droit d’auteur n’a pas prétention à permettre la rémunération des auteurs, mais à protéger les œuvres à caractère originale. C’est le sens de ce jugement.

          Pour préparer moi même une édition critique, je connais le temps d’investissement dedans. Mais j’ai moi-même prétention à faire abstraction de ma personnalité dans l’édition critique, pour produire un travail scientifique. Dès lors mon édition critique sera certes un reflet de mon travail, mais pas un reflet de mon esprit. Il n’y a pas donc pas de raison qu’elle soit protégée par le droit d’auteur.

          C’est bien la volonté de scientificité de l’édition critique qui est à l’origine de cette jurisprudence. Cela étant, ceci pose question : avec une telle compréhension aucun article scientifique ne pourrait être protégé par droit d’auteur, puisque tous prétendent à l’objectivité.

          Je trouve en revanche regrettable que l’article présente le conflit comme portant sur une transcription. Cela va bien au delà de la question de la transcription.

          1. Merci pour ce retour d’expérience.

            Certains se posent en effet la question de savoir si le droit d’auteur fait vraiment sens pour les travaux de recherche : http://droitsdauteur.wordpress.com/2012/04/02/pourquoi-le-droit-dauteur-na-aucun-sens-pour-un-chercheur/

            La présente décision du tribunal ne va pas aussi loin, mais elle repose sur des principes qui font que la question peut être théoriquement posée.

            Pour l’insistance sur la transcription, elle vient sans doute de moi, car la décision porte plus largement sur l’édition critique, dans ses différents aspects.

            1. A mon avis si la décision est confirmée en appel puis en cassation, une grande part des œuvres scientifiques vont se voir refuser la protection par droit d’auteur. Il est vrai cependant que dans le domaine de la recherche historique, il existe un topos (à mon avis fondé) sur le lien entre l’œuvre historiographique et l’historien, qui permettrait de maintenir des droits d’auteurs.

              Effectivement le jugement insiste sur autre chose que la transcription. Sans doute que pour la transcription la réponse d’absence de droit d’auteurs allait de soi. Mais le jugement est fluctuant sur les termes, preuve s’il en est du manque de connaissance dans ce domaine.

              Voir mes propres commentaires. http://apocryphes.hypotheses.org/389

              1. On ne peut pas à mon sens étendre les principes dégagés par ce jugement à l’ensemble de la production scientifique. La Cour de Cassation a eu par exemple à connaître en décembre dernier d’un cas impliquant le service de fourniture à distance d’articles scientifiques RefDoc de l’INIST. Saisi par un chercheur en droit qui se plaignait de la violation de ses droits, la Cour a bien reconnu l’existence d’une contrefaçon, ce qui prouve qu’à ses yeux les articles constituaient bien des oeuvres protégées : http://www.archimag.com/article/Condamnation-Inist-Refdoc-ferme-ses-portes Néanmoins, les défendeurs en l’espèce n’ont pas soulevé la question de l’applicabilité du droit d’auteur aux articles, mais je pense que la réponse aurait été positive si cela avait été le cas.

                Pour ce qui est de votre dernière remarque, c’est le propre des juges dans tous les domaines de ne pas être des spécialistes des questions qu’ils tranchent. Ils peuvent se faire éclairer par des dépositions d’experts et ils l’ont fait dans ce jugement et entendant des paléographes. Certes, pour un spécialiste, la décision peut paraître flottante sur la terminologie. Mais j’incline à penser que cette distance des juges avec les domaines qu’ils examinent les aide aussi souvent à s’abstraire des préjugés propres aux personnes qui sont plongés dans une discipline et à mieux trancher au regard des principes juridiques. Sinon, on assisterait à des applications « corporatistes » du droit et je ne pense pas que ce serait bon.

                Merci de partager vos réflexions à propos de cette décision sur votre blog Hypothèses. Vous soulevez des questions particulièrement intéressantes.

                1. oui, oui pour être fils de juristes, je sais parfaitement que ceux ci ne sont pas spécialistes des domaines qu’ils ont à juger. Et c’est tant mieux. Ceci n’était qu’une parenthèse.

                  Je pense que la maison Droz doit se mordre les doigts. C’est en voulant insister sur la qualité du travail scientifique qu’elle a fourni la perche pour exclure le droit d’auteur.

    3. Vous avez la réponse ici

      La société Librairie Droz soutient que ces textes sont originaux et protégés par le droit d’auteur, même s’ils sont publiés sans apparat critique ni index

      Sans apparat critique, ni index.

      Le simple fait d’avoir des notes de bas de page ou quelques éléments critiques (révélant l’esprit de l’auteur) auraient protégé les textes.

      Ce n’est pas le cas, la contrefaçon ne peut pas être prouvée.

      Vous voulez être protégés. Mettez des commentaires personnels dans votre texte.
      A remarquer, on parle d’un index. Un simple index.

      Ensuite, pour compenser, peut-être qu’on mettra les manuscrits en ligne, mais qui les lira?

      Tous ceux qui auraient été prêts à payer l’éditeur pour les lire, non ?

      Ensuite, s’il y a bien une chose que je comprends mal, c’est que la librairie Droz n’ait pas prévu dans son contrat que les éditions Classiques Garnier devaient retirer tous les textes concernés de leur corpus en cas de rupture de contrat, et ceci sur tout support. Ce sont des professionnels. Ils auraient dû, a minima, envisager le cas.

      Maintenant, comme le dit Calimaq, ce jugement est intéressant car, à présent, rien n’empêche un particulier (ou une bibliothèque) d’extraire les oeuvres qui ont déclenché l’affaire, pour les ouvrir à tous les publics. Puisqu’il n’y a pas contrefaçon pour les éditions Classiques Garnier, il n’y aura pas contrefaçon pour tout le monde.

      Une grosse porte vient de s’ouvrir pour la réappropriation du domaine public, même si personne n’en a parlé. Car, on peut l’appliquer à beaucoup d’éléments du domaine public…

      Bien cordialement
      B. Majour

    4. « Maintenant, ce qui va arriver avec ce genre de jugement idiot, c’est que plus aucun éditeur ne voudra publier de texte ancien, puisque n’importe quel kéké pourra ensuite en reprendre librement le texte: à quoi bon engager des frais sur ça? »
      Si les documents originaux sont librement accessibles au public d’une manière ou d’une autre (numérisation…), je m’en fiche complètement, on va bien trouver quelqu’un d’intéressé pour faire le travail, et si le travail est collaboratif il n’en sera que plus efficace cf. Wikipedia qui fonctionne sur un modèle économique fort différent mais n’en n’est pas moins efficace. Je pourrais ajouter le travail de gens comme http://www.ebooks-bnr.com/ ou encore http://imslp.org/ qui eux ne planquent pas les partitions du domaine public confiées par le ministère de la culture sous prétexte de « diffuser le patrimoine ancien » au fond d’un coffre fort pour que personne n’y ait accès et vendre fort cher des mauvaises copie/transcriptions.
      Cela vous chagrine, mais le modèle économique dit « de la rareté » va avoir de plus en plus de mal à résister au modèle économique dit « de l’abondance ». Il faut s’adapter. Le phonographe et la radio on éradiqués les kiosques à musique des jardins publics, mais ils ont apportés d’autres formes de diffusion de la musique intéressantes et qui n’ont pas détruit le patrimoine en fin de compte…

      Au fait, je n’ai vu nulle part de sanction applicables au copyfraud. C’est interdit, c’est tout. C’est un peu jeune quand on voit les arsenaux lourds mis en place dans l’autre sens quitte à se faire au détriment des principes fondamentaux de la démocratie.

  4. Ah, et pour finir, ce qui est fort comique dans l’affaire est que les textes mis en ligne par Classiques Garnier… ne sont pas directement accessibles au public!
    C’est là, que se trouve le vrai copyfraud.

    1. Le principe même du domaine public est de pouvoir en faire une exploitation économique.

      Mais en vertu de ce jugement, Garnier ne peut plus empêcher quiconque ayant accès à ces textes de les copier et de les republier librement sur Internet. Dès lors, l’enclosure d’accès peut très facilement être levée, à charge pour Garnier de faire évoluer son modèle économique vers une réelle valeur ajoutée à base de services.

  5. c’est un détail, et j’ai honte de moi, mais des années de dictées ont laissé des traces indélébiles… « condamné aux dépens » et pas « aux dépends »

  6. Bonjour,

    Une question : si une transcription n’est pas protégée par le droit d’auteur, cela veut dire qu’on n’est pas tenu d’en citer l’auteur (droit moral) ?
    Donc, on cite seulement l’auteur ancien ?

    1. D’un point de vue strictement juridique, oui : pas d’obligation de citer la personne qui a transcrit. Mais l’obligation juridique n’est pas tout. Ce n’est heureusement pas le seul mode de régulation des pratiques. Il y a des considérations méthodologiques, scientifiques et déontologiques qui font que citer le nom de la personne qui a transcrit sera considéré comme une bonne pratique. J’ai lu beaucoup de réactions qui redoutaient que les personnes qui transcrivent ne soient plus citées. J’en doute beaucoup. C’est comme si l’on pensait que le droit d’auteur est le seul mode de régulation possible des pratiques. Mais c’est faux.

    1. Et l’obligation n’est pas la même chose que l’effectivité. Combien d’obligations juridiques chaque jour violées sans aucun recours ; mais aussi symétriquement, combien de bonnes pratiques observées quotidiennement volontairement sans avoir à être imposées par le droit ?

      La loi, les moeurs… Montesquieu a écrit de belles pages là-dessus. A garder constamment en tête.

  7. Soit on cite l’auteur car il est « auteur », soit il n’est pas « auteur », et alors pourquoi le citer ?
    Il y a là quelque chose qui cloche, à mon sens…

    1. Parce qu’un chercheur qui fait méthodiquement son travail cite ses sources de manière précise. Il le fait d’abord parce que c’est un élément à part entière de sa démarche, pas pour respecter une obligation légale.

      Le transcripteur d’un texte ancien, même s’il n’est pas « auteur » au sens juridique de sa production, n’en reste pas moins une source. Il est important de le citer, car comme le dit très bien le juge, il n’a pas un rôle « neutre » vis-à-vis de l’établissement du texte, même si son apport n’est pas « original » (au sens de créatif). Plusieurs versions d’un même texte ancien peuvent exister, il paraît donc légitime qu’un chercheur consciencieux indique précisément sa source et ça passe par l’indication du nom du transcripteur.

  8. Si on suit le raisonnement tenu par les juges, on s’aperçoit qu’il est transposable exactement à la traduction : un traducteur ne cherche pas à affirmer sa personnalité mais bien au contraire à restituer celle de l’auteur original. Il y a de grandes similitudes entre la transcription et la traduction et la plupart des traductions faites par des traducteurs compétents ont de grandes similitudes entre elles; en tout cas en prose. Donc, nous SAVONS DESORMAIS QUE LES TRADUCTEURS SONT TOUS COUPABLES DE COPYFRAUD.

    1. J’aurais du mal à vous suivre sur ce point. Il y a beaucoup plus de marge de manoeuvre dans une traduction que dans une transcription pour laisser place à l’originalité. La traduction des oeuvres d’Edgard Poe par Beaudelaire porte incontestablement sa marque. Bien entendu, il s’agit ici aussi d’une affaire d’originalité et il se peut que les juges considèrent qu’une traduction n’est pas originale, car trop littérale. Mais avec la transcription, ils ont estimé que le type d’activité était en lui-même non protégeable par le droit d’auteur. Donc non, je ne dirais pas que la protection par le droit d’auteur des traductions relève du copyfraud.

  9. Peu familier du monde de l’édition, je m’interroge sur l’accès aux supports originaux d’une œuvre dont le contenu est entré dans le domaine public. Pour dire les choses autrement, et donner un exemple simple, le propriétaire privé du manuscrit d’un roman désormais libre de droits, peut-il refuser la consultation et la transcription de celui-ci ? J’ai cru comprendre que oui, du fait qu’il reste bien propriétaire du support… mais alors pourrait-il aussi prétendre en avoir le complet abusus, jusqu’à sa destruction ?
    La réponse supposée soulève d’autres remarques : quand un ouvrage littéraire entre dans le domaine public, un nouvel éditeur serait-il donc tributaire d’un texte déjà publié ? Même dans le cas le plus simple d’un manuscrit unique et homogène, dépourvu de ratures, variantes internes et repentirs, comment publier à nouveau cette œuvre en s’assurant que la version éditée serait bien conforme à l’original ?

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