Domaine public : James Bond et le syndrome de Sherlock

Cette année, il va se produire quelque chose d’assez étrange, puisque James Bond va entrer dans le domaine public au Canada, mais pas dans la majorité des autres pays du monde. En effet, l’auteur britannique Ian Fleming est mort en 1964 et la durée du droit d’auteur est fixée au Canada à 50 ans après le décès de l’auteur. Mais cette durée est plus longue dans plusieurs autres pays du monde : l’oeuvre de Ian Flaming ne rentrera ainsi dans le domaine public qu’en 2035 en Angleterre ou en France, voire même seulement en 2049 aux États-Unis.

Couvertures des romans de Ian Fleming mettant en scène James Bond. Image par SchroCat, Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Il n’en reste pas moins qu’au Canada, les droits patrimoniaux sur l’oeuvre de Ian Fleming sont éteints depuis le 1er janvier, ce qui permet par exemple de rééditer librement les douze romans originaux dont les aventures du plus fameux des agents secrets sont tirées. Les choses sont plus complexes en ce qui concerne la numérisation et la mise en ligne de ces mêmes romans sur Internet. En effet si Internet est mondial, l’application du droit d’auteur reste très largement territoriale et l’on a déjà pu constater que cela pouvait générer des situations épineuses, à cause de la durée plus courte du droit d’auteur au Canada. On se souvient par exemple des plaintes de Gallimard face à la mise en ligne d’oeuvres d’Apollinaire, de Gide ou d’Eluard sur Wikisource à partir du Canada, qui avait permis à l’éditeur d’obtenir que ces versions numériques ne soient pas accessibles depuis la France.

Mais ce droit à réutiliser l’oeuvre de Ian Fleming au Canada est en réalité difficile à déterminer, notamment quand on l’applique au personnage même de James Bond. S’il est possible de rééditer les romans, il est beaucoup plus difficile de savoir dans quelle mesure il est permis de faire vivre à James Bond de nouvelles aventures en reprenant le personnage, que ce soit dans un livre, un film, un jeu vidéo ou tout autre forme de création imaginable.

Bons baisers du domaine public (ou pas…)

C’est ce qui ressort de l’intéressant article « What Does It Mean that James Bond Is In The Public Domain In Canada ?« , écrit par Katharine Trendacosta, montrant encore une fois la fragilité et l’indétermination qui affectent la notion de domaine public. En effet, Trendacosta explique que si les romans originaux de Ian Fleming sont bien dans le domaine public au Canada, ce n’est pas encore le cas pour les films ayant porté ces histoires au cinéma. Or dans l’imaginaire collectif, ces films ont très largement contribué à forger l’image de James Bond et certaines caractéristiques de l’univers bondien ont même été introduites par les films à l’occasion du passage sur le grand écran.

Que peut-on faire réellement avec le personnage de James Bond ?

Ainsi Blofeld, le grand méchant des histoires de James Bond à la tête de l’organisation SPECTRE, apparaît dans les films avec un chat blanc, qui est devenu sa « signature » particulière. Mais ce détail figure seulement dans les films et pas dans les livres écrits par Fleming. Il en résulte que si vous reprenez ce chat blanc dans une nouvelle histoire de James Bond que vous voudriez écrire et publier au Canada, il vous portera malheur ! Car vous risqueriez de vous faire accuser de violation du droit d’auteur par EON productions, détenteur des droits sur la franchise.

Il en résulte une situation assez inextricable où il faudrait être en mesure de démêler avec précision ce qui provient des romans et ce qui a été rajouté par les films. C’est ce qu’explique un juriste cité par Katharine Trendacosta :

On peut envisager qu’un titulaire de droits attaque en justice quelqu’un qui écrirait une nouveau livre au Canada en revendiquant une violation du droit d’auteur sur un film. Et l’issue dépendrait de la manière dont les faits seraient présentés et dépeints dans le livre. Si on y retrouve quelque chose qui apparaît uniquement dans les films et pas dans les romans de Fleming, ce serait sans doute un procès difficile à gagner.

Du Magicien d’Oz au « syndrome de Sherlock »

A vrai dire, ce phénomène de « verrouillage » d’une oeuvre du domaine public par des adaptations ultérieures toujours protégées s’est déjà produit. C’est ce qui est arrivé par exemple au Magicien d’Oz, pour lequel le roman de Franck L. Baum est bien dans le domaine public, mais pas le film de la Warner avec Judy Garland, toujours couvert par le copyright. Or en 2013, lorsque Disney a souhaité faire un film se déroulant dans l’univers du Magicien d’Oz, ils ont dû renoncer à produire une adaptation fidèle du roman original, car les risques de violer les droits sur le film ultérieur s’avéraient trop grands. Trop de détails avaient été rajoutés dans le film de la Warner et fini avec le temps par devenir indissociables dans notre imaginaire de la représentation que nous nous faisons du Magicien d’Oz. Du coup, Disney a préféré produire une préquelle de l’histoire avec Le Monde fantastique d’Oz, mais les avocats du studio sont lourdement intervenus lors de l’écriture du scénario pour éviter un procès, au point d’exiger que la couleur de peau d’un personnage ou la coiffure d’un autre soient modifiées !

Couverture de l’édition originale du Magicien d’Oz. Domaine Public. Source : WIkimedia Commons.

Le fait que les « couches successives » ajoutées sur une oeuvre puissent ainsi finir par avoir une incidence négative sur le domaine public me rappelle aussi fortement ce qui a failli arriver au personnage de Sherlock Holmes. Les 60 nouvelles et romans écrits par Conan Doyle mettant en scène le fameux détective de Baker Street sont entrés dans le domaine public, sauf 10 d’entre eux publiés après 1923 (date « butoir » du domaine public aux États-Unis). Les descendants de Doyle ont utiliser ce prétexte pour saisir la justice et essayer de faire en sorte d’empêcher Sherlock Holmes d’entrer dans le domaine public.

Leur raisonnement était tortueux, mais assez ingénieux. Ils avançaient que Conan Doyle avait continué à développer les traits du personnage de Sherlock Holmes dans les 10 romans toujours protégés. Or à leurs yeux, il ne pouvait pas exister « plusieurs » Sherlock et le personnage formait un tout indissociable. Dès lors, bien que les premiers romans étaient bien passés dans le domaine public, le personnage devait rester protégé tant que certains de ses traits le seraient. Les titulaires de droits évoquaient le risque que le Sherlock Holmes soit affecté d’une sorte de « schizophrénie fictionnelle  » si on permettait qu’il développe « plusieurs personnalités« .

Sur la base de ces arguments, les descendants de Doyle ont fait traîner le procès pendant des années en allant jusqu’à demander à la Cour suprême de se prononcer. Celle-ci a finalement refusé de le faire pour entériner la décision des juges inférieurs qui avaient estimé que cette théorie du « personnage indissociable » ne tenait pas et que Sherlock Holmes était bien dans le domaine public.

A vrai dire, ce raisonnement des ayants droits de Doyle était potentiellement redoutable, car s’il avait été retenu par les juges, l’existence même du domaine public aurait été mise en péril. En effet, tant qu’un personnage aurait continué à faire l’objet d’adaptations, les titulaires de droits auraient pu soutenir qu’il était toujours en évolution et s’opposer à ce titre à ce qu’on puisse le réutiliser librement. Mais si l’on regarde bien, ce « syndrome de Sherlock » n’a pas été complètement conjuré, malgré la décision de la justice américaine. On voit bien avec l’exemple de James Bond et celui du Magicien d’Oz comment les adaptations successives d’une oeuvre créent une accumulation de « strates » finissant par rétroagir sur la possibilité de réutiliser un personnage du domaine public, jusqu’à potentiellement le verrouiller à nouveau.

***

Personnellement, je pense que c’est plutôt l’inverse qui devrait se produire. Lorsque l’on va puiser dans le domaine public pour créer, c’est lui qui devrait rétroagir sur les couches subséquentes et les « contaminer » juridiquement de façon à ce que les oeuvres dérivées ne puissent pas être complètement verrouillées, au moins pour laisser libre la réutilisation des personnages. Le domaine public s’enrichirait alors au fil de ses réutilisations, plutôt que de finir par être enseveli sous les adaptations qu’il autorise.


10 réflexions sur “Domaine public : James Bond et le syndrome de Sherlock

  1. « Personnellement, je pense que c’est plutôt l’inverse qui devrait se produire. »
    J’approuve, mais ce n’est helas pas la realite juridique actuelle. Il va donc falloir militer pour un changement en profondeur contre ces attaques variees envers le domaine public. Apres, je peux tout de meme comprendre le raisonnement fondant la legislation actuelle: meme les createurs d’oeuvres derivees peuvent vouloir une « protection » de leur oeuvre au meme titre que l’auteur de l’oeuvre d’origine.
    Ca se discute donc, mais l’oeuvre d’origine et ses composants ne devraient pas pouvoir etre « re-enfermes » a cause d’une suite ou oeuvre derivee. Comme pointe dans l’article, ca ouvre la porte a une forme de « droit d’auteur eternel »…

    Rappelons egalement que d’autres approches sont aussi tentee par le droit des marques (« le petit prince »), la reedition ou l’edition differee a titre posthume (« the copyright extension collection »)… et j’en oublie certainement. Sans meme compter les cas de fraudes averees…

    Bref, il serait vraiment temps que certains legislateurs s’attachent a etablir une definition positive et solide du domaine public… que ce soit pour le droit d’auteur, les marques ou les brevets.
    Donner des exemples de concepts ou oeuvres « non proprietaires » des l’origine, permettre des recours contre les copyfrauds…
    Et aussi rendre aux droits deja existants une dimension humaine. Par exemple, definir la duree des droits d’auteur a « vie de l’auteur plus 70 ans », c’est juste ridicule. Ca n’encourage pas la creation, mais la bride.

    1. Ca ne la bride pas, il faut juste faire partie d’une certaine caste et/ou avoir les moyens de payer les licences… N’oubliez pas que nous avons à faire à une INDUSTRIE du divertissement et accessoirement culturelle.

    2. Oui, je suis entièrement d’accord avec ce que vous décrivez et les propositions que vous faites.

      A la fin de l’année 2013, la députée Isabelle Attard a déposé une proposition de loi sur le domaine public, dans laquelle un article portait sur les oeuvres du domaine public réutilisées dans le cadre d’oeuvres composites formulé ainsi : http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion1573.asp

      L’article L. 113-4 du même code est complété par une phrase ainsi rédigée :

      « La propriété ainsi reconnue à l’auteur d’une œuvre composite est sans effet sur l’appartenance éventuelle au domaine public des œuvres qui y sont incorporées. »

      Ici cependant, c’est d’oeuvres dérivées dont il s’agit (les romans de James Bond adaptés en film), mais il devrait être possible de formuler un article de loi dans le même esprit.

  2. Si on remet les choses dans le bon ordre, le droit d’auteur était et doit redevenir une exception à la règle générale. Sinon ça s’appelle une patente royale.

  3. De la même façon Guillaume Apollinaire est libre de droit en au canada et toujours protégé en France. Cet accroissement de législation, pour protéger quelques rentiers est à mettre en opposition avec la faciliter de téléchargement. En un clic (j’exagère un peu), vous pouvez récupérer des compilations de dizaine de milliers de livres (un mot clef –> team alexandriz). Les jeunes générations, lisant moins, tout ceci n’est encore une fois, qu’un combat perdu d’avance par les éditeurs.

  4. « Or en 2013, lorsque Disney a souhaité faire un film se déroulant dans l’univers du Magicien d’Oz, ils ont dû renoncer à produire une adaptation fidèle du roman original, car les risques de violer les droits sur le film ultérieur s’avéraient trop grands. »
    Je trouve que l’argument (de Disney ?) ne tient pas debout. En s’en tenant au livre original, justement, ils ne risquaient pas d’entrer en violation avec les ajouts du film. Mais en même temps, Disney a-t-il déjà fait une adaptation fidèle d’une œuvre ?
    Je pense plutôt que Disney a craint le rejet du public qui, ne connaissant que le film, pourrait reprocher au dessin animé d’être infidèle à l’œuvre car il n’y retrouverait pas ses repères habituels (les chaussures rouges etc.)
    Tout cela est déplorable pour l’image du droit d’auteur, laissant entendre à ceux qui n’y connaissent pas grand chose qu’une adaptation ultérieure rallonge l’indisponibilité de l’œuvre.

  5. Bonjour, je tiens à vous féliciter pour la qualité de votre article que je trouve très intéressant. J’ai toutefois quelques interrogations au sujet des conséquences de telles disparités dans les législations nationales. Prenons l’exemple du Petit prince qui est dans le domaine public presque partout sauf en France. Il est évident que personne en France ne pourra créer ni exploiter sa propre adaptation du livre mais si une adaptation audiovisuelle était entreprise au Japon ou au Canada cela voudrait-il dire que l’oeuvre ne pourrait pas être exploitée en France, sauf à devoir se faire céder les droits d’adaptation seulement pour ce pays ? Si tel était le cas j’imagine que les producteurs seraient plus que réticent à l’idée projeter leur film en France. De la même manière, ce problème se pose t-il dans d’autres pays ? Par exemple les romans de James Bond sont entrés dans le domaine public canadien l’année dernière, ce qui signifie que tout producteur canadien pourrait décider d’adapter sur grand écran une des histoires de Fleming mais en aucun cas l’exploiter au cinéma en France ou aux USA (où ces œuvres sont toujours protégées)? Ce serait assez insensé. Enfin si on suit ces raisonnements, le personnage de mickey qui devait être dans le domaine public en 2003 aux USA et qui finalement le sera en 2023 ne devrait-il pas l’être déjà en France depuis 2003 (75 après la date de publication (1928)) ? Mickey serait-il exploitable par des artistes en France ou en Europe mais ces créations seraient donc pas exportable (ou disponible depuis les USA sur internet) sur le territoire américain, sous peine de contrefaçon ? Merci d’éclaircir ma lanterne :)

    1. Bonjour,

      Oui, vous avez parfaitement saisi les problèmes que posent la territorialisation des droits, combinés avec des durées différentes. Pour reprendre l’exemple du Petit Prince, n’importe qui peut en effet proposer une adaptation audiovisuelle du roman à l’étranger, mais il ne pourra pas exploiter l’oeuvre en France, étant donné que les ayants droit bénéficient toujours de leurs droits exclusifs. Idem pour une réédition du texte : elle est possible en dehors de la France, mais les ouvrages ne pourront pas être vendus sur le territoire. J’ai été d’ailleurs contacté il y a quelques semaines par une illustratrice qui a réalisé des images pour une édition en Argentine et qui voulait les exposer à Paris. Elle n’a pas pu le faire,car les ayants droit se sont manifestés pour s’y opposer.

      Vous remarquerez d’ailleurs qu’il y a eu un film d’animation « Le Petit Prince », mais il a été produit depuis la France pour le monde entier, à l’initiative des ayants droits, juste avant que l’oeuvre n’entre dans le domaine public dans le reste du monde. Et ce n’est pas anodin, car ce film pouvait être exploité dans le monde entier, y compris en France, ce qui lui donnait un sérieux « avantage concurrentiel », par rapport à des initiatives lancées depuis d’autres pays.

      Pour ce qui est de Mickey par contre, il est toujours protégé en France, car la durée de 75 ans après la publication est plus courte que la durée prévue par le Code en France (vie de l’auteur + 70 ans, Walt Disney étant mort en 1966).

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