Le vol de la fusée Heavy Falcon : vers une privatisation de l’espace ?

[L’équipe du site The Conversation France m’a demandé d’écrire un article pour commenter le lancement de la fusée Heavy Falcon de la société Space X d’Elon Musk. J’ai accepté, car le projet The Conversation me paraît extrêmement intéressant, notamment par son emploi des licences Creative Commons (CC-BY-ND), qui permet aux textes écrits par des chercheurs pour commenter l’actualité d’être repris sur des sites extérieurs, notamment des sites de presse, afin d’en maximiser la diffusion. Et je peux aussi republier librement mon article sur mon propre blog (voir ci-dessous), The Conversation ne demandant aucune exclusivité aux auteurs. C’est une excellente formule pour prendre part au débat public et je conseille vivement aux chercheurs de s’intéresser au projet The Conversation, qui a pris la forme d’une association regroupant la plateforme et des universités partenaires soutenant son développement].

Le vol de la fusée Heavy Falcon : vers une privatisation de l’espace ?

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Falcon Heavy. Space X/Wikipedia.

Lionel Maurel, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La société Space X d’Elon Musk a réussi à créer l’événement la semaine dernière grâce à la spectaculaire réussite du vol de démonstration du lanceur Heavy Falcon, désormais le plus puissant au monde devant ceux que les États peuvent envoyer dans l’espace. Ce succès est autant technologique que médiatique, au vu du nombre d’internautes qui ont suivi la retransmission en direct du vol de la fusée sur YouTube.

Beaucoup de commentaires insistent sur la dimension historique de l’événement, mais ne peut-on y voir également le signe d’une certaine forme de « privatisation » de l’espace ? La question ne tient pas tellement à la dimension quasi publicitaire de cette opération, bien attestée par les images de l’expédition d’une voiture Tesla en direction de Mars, assurant la promotion de l’autre société phare d’Elon Musk. Elle se pose parce que le statut juridique des ressources spatiales connaît depuis quelques années un changement profond ouvrant la porte à une appropriation par des entreprises privées, dont Space X n’est que la représentante la plus visible.

L’espace non appropriable, un principe fragile

Jusqu’à une date récente, le statut juridique de l’espace et des ressources extra-atmosphériques était fixé par le Traité de l’Espace, adopté en 1967 sous l’égide des Nations unies. Ce texte tendait à faire de l’espace une « chose commune » (res communis) au sens où les Romains entendaient déjà ce terme et l’appliquaient à l’air ou à la mer : une ressource ne pouvant faire l’objet d’une appropriation à titre exclusif et librement utilisable par tous. Le Traité de 1967 consacre ainsi un droit de libre exploration et utilisation, tout en fixant des règles de non-revendication de souveraineté nationale sur l’espace :

« L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ».

Module lunaire, Tranquility Base. NASA

Ces principes ont longtemps constitué la clé de voûte du statut juridique de l’espace, même si leur acceptation est demeurée fragile en raison de la rivalité entre États. Pour preuve, le Traité sur la Lune de 1979, qui réaffirmait le principe de non- appropriation et incluait cet astre dans le « patrimoine commun de l’Humanité » n’a pas été ratifié par de grandes puissances spatiales comme les États-Unis, la Russie, la Chine ou la France. Mais aujourd’hui, la crise économique durable et la réduction conséquente des budgets étatiques consacrés à l’exploration spatiale sont à l’origine de nouvelles tentations de remettre en cause ces règles.

Une brèche au profit des entreprises privées

Ce sont les États-Unis qui ont les premiers fait évoluer leur législation avec l’adoption en 2015 d’un Space Act, sous la présidence de Barack Obama. Ce texte controversé exploite l’une des « failles » du Traité de l’espace de 1967. Il ne remet pas directement en cause le principe de l’inappropriabilité des ressources spatiales par un État, mais il prévoit néanmoins que :

« Un citoyen des États-Unis engagé dans la récupération à titre commercial d’une ressource se trouvant sur un astéroïde ou dans l’espace aura droit à toute ressource obtenue, incluant le droit de détenir, de posséder, de transporter, d’utiliser et de vendre la ressource obtenue… »

Cela revient à conférer aux entreprises capables, comme Space X, d’envoyer des engins dans l’espace un titre juridique de propriété sur les ressources qu’elles pourront en extraire. Et il n’est pas surprenant que l’adoption de cette loi ait été saluée par des sociétés minières aux noms évocateurs (Moon Express, Planetary Resources, Deep Space Industries, etc.) qui entendent à présent profiter de cette opportunité pour monter des projets visant à exploiter ces ressources, à commencer par celles de la Lune.

Omran Sharaf, chef émirati de la mission spatiale vers Mars en collaboration avec la NASA.
By Abraham Que (Own work)/Wikimedia, CC BY-SA

Bien que vivement critiquée à l’ONU, cette législation américaine a ouvert une brèche dans laquelle plusieurs autres États n’ont pas tardé à s’engouffrer. Les Émirats Arabes Unis ont été les premiers en 2016 à imiter les États-Unis avec l’adoption d’un texte comparable, dans l’intention d’anticiper la fin des combustibles fossiles en regardant vers les étoiles. En 2017, le Luxembourg a été de son côté le premier pays européen à suivre cette logique, en se dotant d’une législation permettant d’accorder des permis d’extraction dans l’espace. Conséquence : des filiales de compagnies minières américaines se sont ensuite installées dans le Grand-Duché, bénéficiant au passage des avantages fiscaux liés à l’implantation dans cet État.

C’est une nouvelle forme de conquête spatiale qui paraît donc à présent se mettre en place, dans laquelle les États pourront « affréter » des compagnies privées un peu à la manière où au XVIème siècle, les grands navigateurs espagnols et portugais se sont élancés à la découverte du Nouveau Monde avec l’appui des souverains de l’époque, mais dans le cadre d’opérations privées et avec la promesse de pouvoir s’approprier les richesses des terres découvertes.

Préserver le bien commun

L’administration de Donald Trump semble décidée à poursuivre dans la direction initiée par son prédécesseur à la Maison Blanche. Au début du mois de janvier, la présidence a redéfini les missions de la NASA en lui demandant de travailler plus étroitement avec les entreprises privées souhaitant exploiter les ressources spatiales. A cette occasion, Scott Page, le directeur exécutif de l’Agence Spatiale, a déclaré lors d’une conférence de presse :

« Nous le répétons à nouveau : l’espace n’est pas un bien commun global (global commons), ce n’est pas le patrimoine commun de l’humanité, pas plus que ce n’est une res comunis ou un bien public. Ces concepts ne figurent pas dans le traité international sur l’espace et les États-Unis ont constamment répété que ces idées ne correspondent pas au statut juridique réel de l’espace ».

Continuer à appréhender l’espace comme un bien commun paraît pourtant possible et pourrait avoir des conséquences juridiques intéressantes, notamment pour organiser une « gouvernance » partagée sur les ressources. Pour prendre une comparaison, une Autorité internationale des fonds marins a été mise en place depuis 1994 pour accorder des licences d’extraction de minéraux à des entreprises, mais en veillant à maintenir une équité entre les différents pays. Ce dispositif intègre l’idée que ces fonds constituent un « patrimoine commun de l’humanité » nécessitant une gestion par la communauté internationale. Des propositions existent pour mettre en place une structure de gouvernance similaire pour les ressources spatiales, associant des États, des universités, des entreprises et des ONG. Mais seul le soutien d’un nombre significatif de pays permettrait à cette vision alternative de prendre corps.

Exploits ou cauchemars

poster Blade Runner.
Wikipedia

La conquête spatiale a toujours fait rêver et c’est en partie ce qui explique la fascination que peut exercer sur les foules des exploits comme celui accompli par Space X. Mais nous arrivons à un point où la science-fiction paraît rejoindre la réalité. Dans le film Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve sorti l’an dernier, on croise Niander Wallace, un scientifique interprété par Jared Leto, qui relance la conquête spatiale après une catastrophe mondiale pour reprendre l’exploitation de ses ressources, alors que la Terre exsangue a épuisé les siennes. Or de l’aveu du réalisateur Denis Villeneuve, ce personnage est directement inspiré… d’Elon Musk et de ses projets de voyage vers Mars !

The Conversation

La question est à présent de savoir si l’avenir matérialisera certaines dystopies imaginées par la science-fiction. La saga Alien ou le film Avatar ont déjà mis en scène des futurs où des compagnies géantes exploitent l’espace intersidéral, à la manière de nouvelles Compagnies des Indes, dépassant en puissance les États. C’est sans doute en partie le droit qui donnera la réponse à ces interrogations avec un choix lourd de conséquences à opérer entre d’une part, l’espace vue comme un champ de ressources privatisables et marchandisables, et d’autre part, une vision garantissant les droits de tous sur la base d’un bien commun pris en charge par la communauté internationale. La question se réglera sans doute avant que la Tesla propulsée par Heavy Falcon n’atteigne Mars ! (enfin… plus exactement, « l’orbite de Hohmann », tangente à celles de la Terre et de Mars).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.


7 réflexions sur “Le vol de la fusée Heavy Falcon : vers une privatisation de l’espace ?

  1. Avant de pouvoir conquérir les ressources extraterrestres, nous aurons détruit celles de notre planète. Ce n’est pas parce que nous aurons des lois permettant une prétendue mise en commun que tout pillage cessera.

    Tous ces prétendus entrepreneurs ne sont que de vulgaires capitalistes. Ce système économique n’a qu’une fin en soi, c’est l’extraction de plus grande valeur possible.

    Elon Musk est un type dangereux comme tous es scientistes capitalistes qui ne se soucie pas de ces frères en humanité, mais simplement de sa mégalomanie et de son pouvoir. D’ ailleurs, ces machines ne s’adressent qu’à la haute bourgeoisie.

  2. Bravo Lionel pour votre premier artcle dans The Conversation ! Une petit question de licence CC : Si l’article de The Conversation était premier, vous avez republié dans votre blog en CC0 un article initalment en CC-BY-ND. Cela veut il dire que si je le reprends à mon tour depuis votre blog, je peux ignorer la clause ND ? Et si oui, si The Conversation voulait que la clause ND s’applique de manière transitive (par exemples pour des republications de republications), il auarit fallu que la licence soit CC-BY-ND-SA ?

    1. Bnojour,

      En fait, la licence CC-BY-ND-SA ne peut exister, car les clauses ND et SA sont impossibles à appliquer en même temps. La SA implique par définition que l’on puisse modifier une oeuvre (mais que l’on place les versions dérivées sous la même licence), alors que la ND s’y oppose.

      En fait, le ND sur The Conversation est fait pour « protéger » les chercheurs auteurs. Comme l’essence même du site est que les textes son destinés à être republiés ailleurs, le ND sert à rassurer les chercheurs sur le fait que leurs propos ne seront pas tronqués, déformés, etc.

      En ce qui me concerne, c’est une peur que je n’ai absolument pas et je souhaite au contraire que l’on puisse modifier les textes que l’écris.

      Or The Conversation ne fait signer aucune cession de droits à ses auteurs, ce qui fait que je reste libre d’utiliser la licence que je souhaite pour ce texte. Vous pouvez donc reprendre ce billet sur votre blog (je vous encourage d’ailleurs vivement à le faire !), le modifier et ne pas lui ajouter la clause ND.

      Je précise que ce mode de diffusion très libre est celui que j’ai choisi, parce qu’il me convient en tant qu’auteur, mais je ne prétends pas qu’il doive s’appliquer de manière universelle et je comprends que The Conversation ait choisi le ND par défaut, car ce n’est pas forcément si simple de convaincre des chercheurs d’utiliser des licences Creative Commons.

  3. Merci pour votre réponse. C’était plutôt pour comprendre un cas d’école (je n’ai pas de blog…ou plutôt The Conversation est en quelque sorte mon blog) . Je vois bien en quoi, dans l’esprit, ND et SA ne sont pas compatibles : c’est la fameuse quatrième liberté de Stallman. mais ma question était plutôt du style pinaillage pour comprendre la cohérence et l’applicabilité. Dans cet état d’esprit de pinailleur, si je comprends bien, la clause ND serait très facilement contournable : il suffirait de reprendre dans un premier temps en CC BY (ou CC0), puis de reprendre en modifiant. Quelle est la faille dans ce raisonnement ?

    1. Bonjour,

      La quatrième liberté de Stallman dont vous parlez est désignée par le terme de Copyleft, qui s’exprime dans les licences par une clause de « partage à l’identique ». Or toutes les licenses Creative Commons ne sont pas des licences Copyleft. Il n’y a même que la CC-BY-SA qui puisse vraiment se ranger sous cette appellation. La CC-BY-SA n’est pas une licence Copyleft.

      Or par définition les clauses ND et SA ne peuvent être réunies dans une même licence, car c’est logiquement impossible. La clause SA dit : « si des versions dérivées de l’oeuvre sont produites, alors elles devront être diffusées sous la même licence ». La ND de son côté dit : « Il est interdit de produire des versions dérivées de cette œuvre ». Donc si on ne peut pas produire de versions dérivées, cela n’a juste pas de sens d’ajouter une clause SA.

      Pour ce qui est de la dernière partie de votre question, on est ici dans un cas très spécial. The Conversation place par défaut tous ses articles sous CC-BY-ND, ce qui signifie qu’ils doivent être repris par les tiers à l’identique, sans changer le contenu, ni la licence.

      Mais je ne suis pas n’importe qui… car c’est moi qui ait écrit cet article. J’en suis l’auteur et comme The Conversation ne m’a demandé aucune cession de droits, je reste titulaire et maître de tous les droits sur cette œuvre.

      Je peux donc tout à fait décider de republier cet article ici et d’en changer la licence, mais il n’y a que moi qui puisse faire cela et personne d’autre.

      Et personnellement, c’est ce qui me convient, car je ne souhaite pas qu’on ne puisse repas produire de version dérivée de cet article. Donc je préfère qu’il soit disponible au moins en un point quelque part sous une licence plus ouverte.

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