Usage collectif et usage privé en bibliothèque : essai de clarification

Cette semaine, l’Interassociation Archives, Bibliothèques, Documentation a publié une déclaration pour réagir à la passation d’un accord entre Hachette Livres et Google, intitulée « Garantissons les usages collectifs des oeuvres numérisées« .

L’IABD demande à ce que des formes d’usages collectifs (notamment l’usage en bibliothèque, l’usage pédagogique et de recherche) soient garantis et favorisés à l’occasion du passage sous forme numérique des contenus. Cela vaut aussi bien pour la numérisation qui va s’opérer dans le cadre des Investissements innovants du Grand Emprunt que  dans le cadre des négociations qui ont été annoncées entre le Ministère de la Culture, le SNE et Google pour la numérisation des oeuvres épuisées.

Je vous renvoie au texte de la déclaration pour de plus amples détails, mais je voudrais dans ce billet creuser la question de la délimitation des usages collectifs et privés (ou personnels) en bibliothèque. En effet, la déclaration IABD indique ceci :

« Rappelons-le : l’utilisation individuelle d’une oeuvre dans le cadre d’un service d’archives, de bibliothèque ou de documentation n’existe pas. Au regard de la loi, il s’agit d’emblée d’une utilisation collective ».

Cette affirmation a pu soulever certaines interrogations, notamment sur le point de savoir quelle loi exactement indiquait que les usages en bibliothèques revêtaient un caractère collectif.

En me penchant sur la question, je me suis rendu compte : 1) qu’aucune loi ne dit cela explicitement, mais que cela peut se déduire « en creux » de plusieurs textes ;  2) qu’il faut nuancer l’affirmation, car il existe quelques cas – assez rares – où il peut être fait un usage personnel d’une oeuvre dans le cadre d’une bibliothèque.

Pour essayer de faire le tour du sujet, je vais procéder en quatre temps et montrer que l’usage collectif en bibliothèque :

1) Se déduit d’abord de l’interprétation de plusieurs exceptions législatives au droit d’auteur ;

2) Se déduit également d’autres textes législatifs, comme la loi sur le droit de prêt ;

3) Résulte en outre du jeu des conditions contractuelles d’usage des oeuvres, notamment des ressources numériques que les bibliothèques mettent à la disposition de leurs usagers ;

4) doit être nuancé dans certains cas précis, où l’usage privé peut être admis en bibliothèque.

 

En bibliothèque, la distinction entre sphère publique et sphère privée peut s'avérer difficile à établir. A bien des égards, la bibliothèque est un lieu où l'on accomplit en public des actes privés, voire intimes (travailler, lire, surfer sur internet... dormir !). Ce flou a des conséquences complexes du point de vue du droit, car beaucoup de mécanismes juridiques utilisent cette distinction public/privé ou collectif/personnel. (State Library reading room Sydney. Par Tony Rodd. CC-BY-NC-SA. Source Flickr)

1) Le caractère collectif de l’usage en bibliothèque se déduit de l’interprétation de plusieurs exceptions législatives au droit d’auteur

Le code reconnaît aux auteurs et à leurs ayant droits un monopole exclusif sur la représentation et la reproduction de leurs oeuvres, ce qui signifie qu’en principe, tous les droits d’usages sont réservés.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque (Art. L122-4 CPI)

En droit français, ce principe ne cède que devant certaines exceptions, énoncées à l’article  L. 122-5 du Code de Propriété Intellectuelle.

Pour le droit de représentation, on trouve l’exception de « représentation dans le cadre du cercle de famille ».

Lorsque l’oeuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille.

C’est par rapport à cet article que l’on peut dire que ce qui ne rentre pas dans le champ de la représentation privée relève d’une forme de représentation publique (ou collective).

Notez que c’est cette exception qui vous permet de lire légalement un livre, tout seul, une fois que vous avez acheté l’ouvrage papier, car celui-ci n’est qu’un support matériel dont la possession ne vous permet pas à elle seule de procéder à l’acte de représentation de l’oeuvre qu’est la lecture. La représentation privée permet en outre l’écoute de musique chez soi, le visionnage d’oeuvres audiovisuelles, la projection de photos, la représentation de pièces de théâtre, etc.

La jurisprudence admet qu’il y a représentation privée dans la mesure où elle s’effectue dans un lieu privé non accessible au public et qu’elle concerne la famille et les amis proches. Il y a toute une série de décisions de justice pour délimiter où s’arrête la famille (cas complexes des fêtes de mariages ou des soirées d’anniversaire) et ce qu’est un ami proche (« personnes parents ou amis très proches qui sont unies de façon habituelle par des liens familiaux ou d’intimité« ). On peut donc dire que le caractère privé de la représentation s’apprécie ratione loci (à raison du lieu) et ratione personae (à raison de la personne), comme disent les juristes.

De manière assez logique, la jurisprudence considère que l’on sort du cercle de famille pour  l’usage d’une oeuvre au sein d’une association, même à titre gratuit, et a fortiori d’une administration ou d’une entreprise. La jurisprudence considère également que donner accès à la télévision dans des chambres d’hôtel constitue une « communication au public » et non une représentation privée, quand bien même les clients sont seuls dans leur chambre. De la même façon, la diffusion depuis un site web personnel ne peut se prévaloir de l’exception de représentation privée, car l’ensemble des personnes susceptibles de consulter le site depuis leur ordinateur personnel formeraient un « public ».

Conséquence pour les bibliothèques : les représentations d’oeuvres effectuées au sein de l’établissement présenteront en principe un caractère collectif et ne pourront être couvertes par l’exception de représentation privée, même quand elles s’effectuent à titre gratuit.

Quelques exemples :

La sonorisation des espaces en Bibliothèque est considérée comme un usage collectif par la SACEM et fait l’objet de contrat de représentation et de tarifs. A noter que la SACEM considère aussi que l’écoute par le biais de  bornes, de casques ou de postes individuels constituent un usage collectif et un tarif spécial a été mis en place pour cela.

La consultation des vidéos sur place fait l’objet d’un droit de consultation dont on s’acquitte en achetant les supports physiques auprès d’un organisme type ADAV ou CVS qui négocie les droits en amont. A noter que ce droit de consultation vaut pour la consultation en groupe dans la bibliothèque, mais aussi pour la consultation individuelle, ce qui prouve qu’il s’agit d’emblée d’un usage non-privé et donc (paradoxalement) « collectif ».

Il y a cependant un cas troublant : celui de la consultation des livres en bibliothèque. Intuitivement, on considère qu’il s’agit d’un usage « personnel », mais est-ce bien un usage « privé » au sens de l’exception dans la loi ? Je pense que c’est loin d’être certain, puisque d’une part, la lecture est un acte de représentation et que d’autre part, pour la vidéo et la musique, on considère que l’écoute ou le visionnage en bibliothèque par une seule personne constitue des usages collectifs. En achetant les ouvrages physiques, nous n’achetons aucun droit de mise à disposition des oeuvres qu’ils incorporent ; j’aurais donc tendance à penser que la simple lecture des livres par les usagers dans les emprises des bibliothèques peut tomber sous le coup du monopole exclusif des titulaires. Ils se trouve que jusqu’à présent, ils ne revendiquent aucun droit là dessus, mais cette tolérance ne doit pas nous tromper sur la nature de cet usage, qui est bien collectif.

Pour ce qui est de la reproduction des oeuvres, le mécanisme est différent. On doit se reporter à l’exception de copie privée (Art. L122-5 CPI) :

« Lorsque l’oeuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective […] ».

C’est ici que le terme de « collectif » apparaît dans le Code. Il s’oppose à « strictement réservé à l’usage privé du copiste » qui renvoie cette fois à un usage « personnel », au sens de lié à une seule personne. Le champ de l’exception est plus étroit, car l’usage privé, , au sens de l’exception de représentation,  peut revêtir une certaine dimension collective (cercle de famille = famille + amis proches).

La jurisprudence (Arrêt Ranougraphie, 1984) a rajouté des précisions pour définir l’usage privé : pour rester « privée », il faut que la copie soit produite avec un matériel appartenant directement au copiste.

Conséquences pour les bibliothèques : toutes les copies réalisées avec un matériel qui appartient à la bibliothèque ou qui est mis à disposition des usagers ne peuvent être considérées comme des copies réservées à l’usage du copiste et elles présentent d’emblée un caractère collectif (c’est un peu paradoxal, mais c’est ainsi que les juges ont interprété la loi).

Ce sera le cas pour les photocopieurs, les scanners ou les sorties d’imprimantes par exemple.

Pour la photocopie, un mécanisme de gestion collective obligatoire a été instaurée par la loi  du 3 janvier 1995 et le CFC propose des contrats spécifiques pour les usages collectifs et ce type d’utilisation des oeuvres est couvert, moyennant le versement d’une rémunération. Pour les scanners, dès qu’on les utilise autrement que pour produire des sorties papier, on est dans le vide et c’est l’exception du code qui s’applique. La mise à disposition d’un scanner est un usage collectif par définition et il est strictement interdit de reproduire des oeuvres protégées, sauf à se trouver dans le cadre de l’exception pédagogique (voyez ici pour un point complet).

Donc en principe, il n’y a pas de copie privée pour les reproductions réalisées au sein d’une bibliothèque à partir du matériel mis à disposition des usagers. L’utilisation de ces appareils relève d’un usage collectif. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir de copie privée au sein de la bibliothèque, notamment lorsque l’usager vient avec ses propres appareils (j’y reviendrai dans mon point 4).

2) Le caractère collectif de l’usage d’une oeuvre en bibliothèque se déduit également d’autres textes législatifs, comme la loi sur le droit de prêt

Le prêt n’est pas explicitement prévu parmi les usages relevant du monopole exclusif des titulaires. Néanmoins, on a fini par admettre qu’il s’agissait d’un usage mettant en cause leurs droits et la directive européenne du 19 novembre 1992 l’a consacré.  On admet cependant qu’il existe une possibilité de prêt privé (je prête un livre ou un CD à un ami) qui échappe aux droits exclusifs, en vertu de la théorie de l’épuisement du droit d’auteur. Cependant le prêt des livres en bibliothèque n’est pas assimilable à un prêt privé et relève du droit exclusif des titulaires, leur ouvrant droit à une rémunération. Pendant longtemps, on a admis que cet usage était légitime et n’avait pas besoin de faire l’objet d’une compensation, jusqu’à ce que ce consensus soit remis en question à la fin des années 80.

A présent, la loi met en place une licence légale pour organiser le droit de prêt des livres en bibliothèques. Il s’agit bien d’un usage collectif, mais il est couvert par la loi et fait l’objet d’une rémunération collectée et redistribuée aux auteurs et éditeurs par la SOFIA.

Toutes les autres formes de prêt en bibliothèques de supports d’oeuvres relèvent pareillement d’un usage collectif, mais ils ne sont pas couverts par la loi. Pour les vidéos, un droit de prêt peut être acheté auprès d’organismes comme l’ADAV ou CVS qui négocient les droits. Pour les CD musicaux, on sait qu’il n’y a pas de fondement légal et que cette pratique n’est admise qu’au titre d’une tolérance de fait, qui peut nous être retirée à tout moment (et cela me surprend toujours qu’il n’y ait jamais eu de réactions de la SACEM…).

Conclusion : toutes les formes de prêt de documents physiques en bibliothèque constituent des usages collectifs.

Pour le « prêt » des contenus numériques (type Numilog pour les eBooks ou Bibliomedia pour la musique), on se trouve dans une situation différente, car ce sont des licences contractuelles qui règlent les usages et leur attribuent un caractère collectif.

3) Le caractère collectif de l’usage d’une oeuvre en bibliothèque peut également résulter du jeu des conditions contractuelles d’usage des oeuvres, notamment des ressources numériques que les bibliothèques mettent à la disposition de leurs usagers

Pour le numérique, on sait que l’on passe généralement de la possession d’un support incorporant une oeuvre à un simple droit d’accès à la ressource, réglé par une licence.

C’est le cas notamment pour les abonnements aux bases de données et aux périodiques électroniques. Ici ce sont les licences négociées qui prévoient les usages et notamment la mise à disposition des ressources pour une communauté d’usagers liés à la bibliothèque.

Je dirais ici que le caractère collectif de cet usage résulte précisément du fait que la licence vise à définir le périmètre d’une communauté desservie (modèle B to B – voire même plutôt B to B to C), à la différence des licences des modèles en B to C, qui vise seulement un consommateur individuel.

Conséquence pour les bibliothèques : il faut que les fournisseurs de contenus prévoient de telles offres en B to B pour que les bibliothèques (et leurs usagers par ricochet) puissent en bénéficier. Dans la négative, l’usage de la ressource dans ce cadre collectif est illégal.

Or, on trouve certaines pratiques en bibliothèque qui, faute d’offres institutionnelles, « détournent » des modèles en B to C, pour mettre à disposition des contenus à leurs usagers.

J’ai écrit à la rentrée un billet dans S.I.Lex sur le sujet, à propos du cas de l’usage « forcé » du service de vidéo en streaming Netflix dans les bibliothèques aux Etats-Unis, qui a fait grand bruit outre-Atlantique. Les CGU de ce service prévoient que :

the content on the netflix website, including content viewed through our instant watching fonctionnality, are for your personnal and non-commercial use only and we grand you a limited licence to access the Netflix website for that purpose.

Et plus loin la licence précise que l’usage est réservé aux :

members of your immediate housefold for whom you will be responsible hereunder and users of the personnal computer.

On est donc bien dans un usage personnel qui ressemble à la représentation privée dans le cercle de famille. Résultat : les titulaires de droits aux Etats-Unis se sont fortement émus que de plus en plus de bibliothèques donnent accès au service Netflix dans leurs emprises, simplement en souscrivant une licence comme le ferait un simple particulier. J’ai même repéré que l’Université UCLA était à présent en procès pour ce type d’usage des services de streaming et qu’elle se défend comme elle peut, en invoquant le fair use.

Au regard des CGU de la très grande majorité des services numériques, l’usage en bibliothèque est donc bien « collectif », en ce qu’il s’oppose à l’usage « personnel » généralement visé par le texte des licences. Et il y a tout lieu de penser que c’est exactement la même chose en France.

Le site Savoir-CDI a montré que c’est certainement le cas, pour l’usage des services de streaming, type Deezer, dans un cadre collectif. C’est la raison pour laquelle la BDP du Bas-Rhin a dû renégocier tout un système de licence pour mettre en place son service avec MusicMe. Michèle Battisti a récemment écrit une mise au point qui montre qu’on ne devrait pas utiliser Youtube ou DailyMotion sur les sites des bibliothèques, à cause des CGU qui évoquent seulement l »usage personnel.

J’attire également votre attention sur le fait que c’est exactement la même chose pour la mise à disposition de matériel de lecture, type tablettes ou liseuses. La question a également été étudiée aux Etats-Unis et les conclusions sont transposables à la France. Les licences d’utilisation de l’iPad ou du Kindle restreignent l’usage à des fins personnelles. D’un point de vue strictement légal, il n’est donc pas possible d’acheter des tablettes et de les mettre à disposition des usagers ou pire, de les prêter. On pourrait tenir le même raisonnement le prêt de jeux vidéos et l’usage des consoles sur place…

Je dirais que c’est là que le plus gros problème se pose : les CGU sont en train de rayer les usages en bibliothèques de la carte, parce qu’elles n’envisagent pas les usages collectifs. C’est là que l’action de lobbying est essentielle pour sensibiliser pouvoirs publics et fournisseurs à cette question de l’usage collectif (et c’est le sens de la déclaration IABD parue la semaine dernière).

4) L’affirmation que tout usage d’une oeuvre en bibliothèque présente un caractère collectif doit être nuancé dans certains cas précis où l’usage privé peut être admis

Nonobstant tout ce qui vient d’être dit, il peut exister des cas où l’usage d’une oeuvre en bibliothèque peut se voir reconnaître un caractère personnel ou privé.

C’est le cas d’une série d’hypothèses de copies privées, comme je l’ai dit plus haut, lorsque l’usager vient à la bibliothèque avec son propre matériel de copie (appareil photo, téléphone portable, graveur de CD…). Dans ce cas, au regard de la jurisprudence, on devrait considérer qu’il s’agit bien d’une copie privée, dans la mesure où l’usager réserve la copie à son usage personnel. On devrait donc autoriser les copies d’oeuvres protégées en bibliothèque si elles sont réalisées par les usagers avec leurs propres appareils (Rem 1: ce n’est pas le cas dans beaucoup d’établissements – BnF, BPI… ; Rem 2 : il existe un débat en doctrine sur la portée de la copie privée, certains estimant qu’elle n’est possible que si le copiste acheté l’oeuvre, d’autres rappelant qu’elle est limitée par le test en trois étapes. Seul un juge pourrait trancher définitivement sur la question des usages en bibliothèque).

Les appareils nomades multiplient en tout cas où des usages privés (ou plutôt personnels) peuvent avoir lieu en bibliothèque. Ecouter sa propre musique avec son baladeur ou son téléphone, visionner un film sur son ordinateur portable, lire son propre eBook sur son iPad ou sa propre tablette : tout cela relève d’un usage privé, accompli au sein de la bibliothèque.

(Note importante : avec le modèle de la bibliothèque comme troisième lieu, qui brouille la frontière entre espace privé et espace public en bibliothèque, j’ai tendance à penser que ce type de situation va se multiplier et qu’il faudrait se préparer à en anticiper les conséquences juridiques… j’essaierais peut-être de le faire un jour).

Autre cas d’usage potentiellement personnel en bibliothèque : la consultation d’internet en bibliothèque. Le matériel peut ne pas appartenir à l’usager, quand des postes « publics » sont mis à sa disposition. L’usager peut également accéder à Internet avec son propre matériel (portable, netbook, iPad), mais à partir de la connexion Wifi fournie par la bibliothèque. Il peut en enfin accéder à internet en totale autonomie, avec son portable ou son smartphone doté d’une clé 3 ou 4G. Gradation complexe du public vers le privé…

Du point de vue du droit d’auteur, il s’agit dans tous les cas d’une communication au public, qui ne présente pas un caractère personnel. Mais néanmoins, depuis la décision du Conseil Conseil sur Hadopi, on sait que l’accès à Internet est une liberté fondamentale, liée à aux droits de la personne (liberté d’expression). J’ai donc tendance à penser que l’accès à Internet en bibliothèque, du point de vue du droit des libertés publiques, doit être considéré comme un usage personnel et non collectif.

C’est généralement la conception qu’en ont les bibliothécaires américains qui considèrent que la consultation d’internet en bibliothèque doit respecter la privacy (relevant bien d’une forme d’usage « privé » – voyez ici à la New York Public Library).

Ce n’est qu’une intuition que j’avance ici. J’y vois une sorte de tension latente entre la notion d’usage privé du point de vue de la propriété intellectuelle et celle véhiculée par le droit des libertés publiques. Cette tension pourrait avoir un impact sur les bibliothèques et nous verrons bien ce qu’il en sera si les bibliothèques par exemple sont soumises, comme je le crains, au mécanisme de la riposte graduée de la loi Hadopi.

Conclusion sur l’usage collectif en bibliothèque

1) L’interprétation de plusieurs dispositions légales permet d’établir que, dans la plupart des cas, l’usage en bibliothèque est bien collectif (par opposition à « privé » ou « personnel »).

2) De plus en plus, ce caractère collectif se déduit aussi des CGU des licences d’utilisation des contenus numériques, qui restreignent l’usage à des fins personnelles.

3) Des formes d’usage personnel ou privé sont possibles néanmoins en bibliothèque, dans des hypothèses bien précises, qui peuvent être environnées par un certain flou juridique.

Au terme de ce tour d’horizon, j’ai le sentiment que la notion d’usage collectif difficile à cerner car la loi ne l’aborde pas du même point de vue selon les cas. A ces « facettes législatives » s’ajoutent à présent une dimension contractuelle de plus en plus forte, surtout dans l’environnement numérique.

PS : je suis preneur de toutes les remarques et critiques concernant cette analyse, qui est essentielle pour l’action des bibliothèques, car dans bien des cas, ce que nous aurons à défendre devant les pouvoirs publics ou face aux titulaires de droits, ce seront précisément ces usages collectifs.


24 réflexions sur “Usage collectif et usage privé en bibliothèque : essai de clarification

  1. Eclairage fort pertienent et exhaustif …ou presque . Je poserais les questions suivantes :
    – Qu’en est-il des oeuvres telles que des dessins, photographies, toiles…d’une artothèque publique ? Ou les jeux d’une ludothèque ?
    – Je n’ai pas compris en quoi mettre à disposition une liseuse d’une bibliothèque entre les mains d’un lecteur contrevenait à quoi que ce soit : voir par exemple les dispositifs pour personnes à déficience visuelle ou auditive (je parle autant des contenus que des « machines ») ou encore la mise à disposition sur place de « lecteurs »: CD, CD ROM, DVD, jeux vidéos. Il ne s’agit que d’un support qui porte une oeuvre acquise légalement (même si l’usage collectif ne fait pas l’objet d’une contrepartie mais cela ne tient qu’aux ayant-droits !)
    – enfin sur les ressources numériques (apprentissage, autoformation), comment qualifier l’accès à distance qui permet de réaliser un cursus personnel : alors usage collectif ou individuel ? ou bien encore nouvelle catégorie qui dirait que la bibliothèque est en B to B to C ? Mais alors, quel statut possible ?

    1. Merci Michel. Je trouve le temps de répondre à tes questions, qui sont effectivement pertinentes :

      1) Les oeuvres type dessins, photographies, toiles d’une arthothèque publique : il faut effectivement conclure une convention avec les titulaires de droit sur l’oeuvre qui autorisera le prêt, ainsi que d’autres type d’usage (exposition, publication reproduction de vignettes sur le site de la bibliothèque, etc). Ces conventions peuvent être conclues lors de l’acquisition, d’un don, d’un dépôt. Il semblerait néanmoins que la pratique ne soit pas toujours en conformité avec le droit.

      2) Pour les liseuses et tablettes, je te recommande effectivement comme dit Silvère d’aller lire les licences du Kindle ou de l’Ipad (citées en lien dans le billet). Elles visent bien « l’usage personnel et non commercial », ce qui exclut l’usage collectif, tel qu’il peut avoir lieu dans une bibliothèque. Idem pour les consoles de jeux vidéos. Pour les simples lecteurs de supports, type lecteurs DVD ou simplement ordinateurs, j’avoue que je ne sais pas. Cela dépend dans tous les cas des licences attachés aux machines. Je serai également curieux de voir comment la FNAC par exemple peut mettre à disposition des consoles de jeux ou des iPads pour des démos dans ses points de ventes. Il s’agit d’un usage promotionnel qui n’est pas moins collectif, mais qui doit être toléré par les constructeurs (ou prévu dans les contrats de distribution ?).

      3) L’accès à distance pour un usage personnel paraît effectivement relever d’un statut hybride (B to B to C). Ce n’est pas non plus tout à fait la même logique que la diffusion de la la TV dans les chambres d’hôtels (il n’y a pas diffusion simultanée à un « public » des oeuvres). Si on se base sur ce qui se passe dans les BU, l’accès sécurisé à distance est considéré comme une extension de la licence d’usage de la ressource numérique, qui est bien établie sur une communauté délimitée et présente de ce fait un caractère collectif. J’aurais tendance à dire que c’est la même chose en lecture publique. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans le procès aux Etats-Unis pour l’usage du streaming vidéo. Il s’agit d’une université qui donne accès à distance par code sécurisé à une offre de streaming, auquel elle a souscrit un abonnement comme un simple particulier. Ala BDP du Bas-Rhin, il a bien fallu renégocier une licence particulière avec MusicMe pour le streaming musical, quand bien même les abonnés y accèdent individuellement.

      J’aurais donc tendance à dire que l’accès à distance, dès lors qu’il est fourni par une bibliothèque, constitue un usage collectif.

  2. très intéressant merci puor la mise au point. Réponse à Michel, pour le pret de liseuses ou d’Ipad voir le lien proposé ! Ce sont les app et le software de l’Ipad qui sont couverts par une licence d’utilisation interdisant explicitement des usages « personnel et non commercial ». Idem pour les jeux vidéos, Lionel l’a indiqué et pour les artothèques, l’acte d’achat des oeuvres par la bibliothèque aux artistes doit couvrir un usage de type prêt.

  3. D’accord pour le caractère collectif des usages d’œuvres en bibliothèque du fait de la bibliothèque elle-même. Je me demande, cela dit, si les pratiques des lecteurs (spectateurs, etc.) relèvent bien du monopole de l’auteur, auquel cas la distinction privé-personnel/collectif ne serait plus pertinente.
    Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est cette affirmation un peu bizarre, faite en passant quand vous abordez le cas de la consultation sur place d’imprimés : « la lecture est un acte de représentation », ou, plus haut : « Notez que c’est cette exception qui vous permet de lire légalement un livre, tout seul, une fois que vous avez acheté l’ouvrage papier, car celui-ci n’est qu’un support matériel dont la possession ne vous permet pas à elle seule de procéder à l’acte de représentation de l’œuvre qu’est la lecture ».

    Est sans conteste un acte de représentation la lecture à voix haute à destination d’un public, et là l’exception du cercle de famille joue à plein. Mais qu’en est-il de la lecture silencieuse pour soi ? Le code définit ce qu’il faut entendre par représentation (L122-2):
    « La représentation consiste dans la communication de l’œuvre au public par un procédé quelconque, et notamment :
    1° Par récitation publique, exécution lyrique, représentation dramatique, présentation publique, projection publique et transmission dans un lieu public de l’œuvre télédiffusée ;
    2° Par télédiffusion. »
    L’acte de lecture silencieuse n’est pas une communication à un public par un quelconque procédé; même si la liste d’exemples n’est pas exhaustive, comme un peu partout dans le code français (« et notamment »), il n’y a pas communication à qui que ce soit quand je lis une œuvre, sinon à imaginer deux homoncules qui l’un assisterait, l’autre communiquerait le contenu de l’oeuvre (les juristes sont déjà allés assez loin avec la notion de public successif et pas simultané et l’interprétation jurisprudentielle de la reprographie qui exige que le matériel du copiste lui appartienne en propre pour que la copie soit privée, mais pas jusque là, je pense. Si ?).

    J’ai le sentiment (mais je n’ai pas regardé plus que ça la jurisprudence) que l’acte de prendre connaissance ou d’apprécier une œuvre échappe au monopole de l’auteur : je n’ai pas d’autorisation à lui demander pour le lire pour moi-même, et ce n’est pas, à mon avis, parce que je le ferai dans le « cercle de famille » ou parce que je serai le légitime propriétaire d’un exemplaire matériel de l’œuvre. Par exemple, il me paraît douteux qu’un auteur puisse, en principe et sur le seul fondement du droit d’auteur, m’interdire de lire son œuvre par dessus l’épaule d’une autre personne. Ou d’entrer dans une salle de spectacle pour y assister à une représentation publique gratuite qu’il a autorisée.

    Dans tout acte de représentation, il me semble, est soumis à autorisation le fait de représenter une œuvre, mais pas d’assister à une représentation ou d’en tirer plaisir ou profit. Pour revenir sur le cas de la consultation sur place en bibliothèque, est donc sans aucun doute un acte de représentation le fait pour une bibliothèque de disposer des publications sur des rayonnages et de les mettre ainsi à la disposition de ses usagers, mais pas la lecture en tant que telle.

    N’est-ce pas en poursuivant dans cette voie qu’on pourrait éventuellement distinguer la consultation en bibliothèque d’un document sonore ou vidéo et celle de l’internet ? Si on admet la notion de public successif, il y a bien représentation publique, du fait de la bibliothèque, à chaque fois qu’un document est activement rendu disponible sur un terminal de consultation. L’initiative en revient sans doute à l’usager, mais le personnel de la bibliothèque accomplit des actes qui relèvent du monopole de l’auteur : mettre la cassette vidéo dans le lecteur, etc. Pour la reprographie, de même, il existe un acte soumis au monopole de l’auteur, une reproduction, du fait de l’usager, mais comme le matériel ne lui appartient pas, il faut imaginer un homoncule bibliothécaire invisible qui ferait les copies pour son compte ou lui donnerait accès à sa machine, pourquoi pas, il fallait bien trouver quelque moyen d’échapper à la qualification de copie privée, vu les dommages causés.
    Mais en ce qui concerne la mise à disposition de PC pour l’accès au réseau, qui accomplit un acte qui relèverait du monopole des auteurs des œuvres disponibles sur le réseau ? Si les actes de « consommation » personnelle des œuvres ne sont ni des représentations ni des reproductions (même s’ils dépendent presque toujours d’actes de représentation [telle la publication en ligne] ou de reproduction préalables), et si l’on considère que la bibliothèque n’est absolument pour rien dans la mise à disposition des œuvres sur internet (mettre un cd dans un lecteur pour le compte de quelqu’un d’autre ou mettre des cd à sa disposition, c’est ipso facto représenter une œuvre, éventuellement protégée; pas installer un ordinateur, dont la fonction n’est pas spécialisée [je n’aborde pas la question de l’usage des logiciels eux-mêmes, qui relève de ce que vous dites très bien des problèmes posés par le prêt de liseuses] et peut donner lieu à des usages qui ne relèvent pas de la propriété intellectuelle), la consultation d’internet (stricto sensu, sans reproduction, sinon on retombe bien dans la casuistique de la reprographie) serait bien un usage privé, même en bibliothèque, et pas seulement au titre des libertés fondamentales ? S’il y a bien eu communication au public, comme vous le signalez, elle n’est cependant le fait ni de la bibliothèque ni de l’usager, mais de l’éditeur du service en ligne. Rien de ce qui s’est passé dans la bibliothèque ne relève du monopole des auteurs dont les œuvres ont été communiquées lors de la session de consultation. (Mais tout cela n’est sans doute aussi qu’une casuistique « à l’envers ».)

    1. Merci beaucoup pour ce commentaire très éclairant !

      En vous lisant, je me rends compte que je commence certainement à être « déformé » par l’approche « Internet » du droit d’auteur…

      Effectivement, l’acte de représentation, tel qu’il est défini dans le code, est lié à la notion de « communication de l’oeuvre au public » et la lecture silencieuse échappe au monopole de l’auteur. C’est en raisonnant par analogie avec les oeuvres numériques que j’ai commis cette confusion.

      Cela dit, il y a alors un hiatus, assez difficile à comprendre, entre le texte imprimé et d’autres formes de supports (même analogiques). Pour la musique en effet, la SACEM estime bien que l’écoute de musique par le biais de casques individuels en bibliothèque tombe sous le coup de ses contrats de représentation et fait l’objet de tarifs spécifiques. Sans doute, est-ce le fait que l’établissement mette un appareil de consultation à disposition qui ramène l’usage dans le monopole de l’auteur, mais à la stricte lecture de l’article du code, ce n’est pas si évident. Quelqu’un m’avait un jour demandé ce qui se passe si une personne vient avec son propre baladeur et écoute dans la bibliothèque un CD ? Il me semble qu’elle peut faire cela et que cela ne donne pas prise au droit de représentation.

      Ce qui est alors troublant, c’est la césure qui va se produire avec le livre numérique. Alors que l’on peut acheter des livres physiques, les disposer sur les rayons de la bibliothèques et les mettre à disposition des lecteurs, sans obstacle du point de vue du droit d’auteur, il n’en sera pas de même avec les eBooks.

      Imaginons une bibliothèque qui achète des tablettes et des livres numériques et qui mette à disposition de ses lecteurs les appareils chargés avec les fichiers, à des fins de consultation sur place. Il me semble qu’un tel usage risque de ne pas être légal : 1) d’une part, à cause de la licence d’utilisation de la tablette qui ne permet certainement pas l’usage collectif 2) d’autre part, parce que la lecture sur écran suppose une reproduction et constitue certainement un acte de représentation soumis au droit d’auteur. Tout comme pour les DVD, il faudrait pouvoir acheter des livres numériques pour lesquels le droit de consultation aurait été négocié en amont.

      J’aimerais d’ailleurs bien avoir votre sentiment à ce sujet, car c’est une question importante pour nous.

      Le mot d’ordre des bibliothécaires a longtemps été Digital is not different, mais du point de vue légal, hélas, le numérique bien souvent est différent.

      PS : je me souviens avoir lu quelque part un raisonnement par l’absurde qui expliquait que le fonctionnement du cerveau n’est pas si éloigné d’une sorte de streaming et donc que le simple visionnage d’une œuvre (et la conservation des souvenirs dans la mémoire) devraient être soumis au droit d’auteur (c’était là).

  4. Obnubilé par le côté « représentation », j’ai tout de même négligé qu’il y avait pas qu’un peu de reproduction quand on affiche une oeuvre « immatérielle » sur un écran, et que la bibliothèque intervient bien comme un tiers fournissant publiquement le moyen de la reproduction. On est bien dans le cas d’une reproduction à usage privé mais réalisée au moyen d’instruments mis à disposition publiquement, analogue au cas de la reprographie. À biffer toute la fin du commentaire précédent. Désolé.

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