Révolutionnaire ! Et si la célèbre photo de Che Guevara était dans le domaine public ?

Beaucoup considèrent qu’il s’agit de la photographie la plus célèbre de tous les temps : Guerrillero Heroico, le portrait de Che Guevara, réalisé en 1960 par le photographe cubain Alberto Korda, constitue sans doute une des icônes culturelles les plus marquantes – un mème avant les mèmes – illustrant la puissance de la viralité.

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Guerrillero Heroico. Par Alberto Korda. Domaine public (?). Source : Wikimedia Commons.

Mais cette oeuvre a aussi connu une destinée juridique particulièrement singulière. En effet, Alberto Korda ne toucha lui-même aucun droit d’auteur pour l’usage de sa photo, même lorsqu’après 1967 et la mort de Che Guevara, elle commença à être reprise frénétiquement partout dans le monde, puis détournée, surexploitée et déclinée à toutes les sauces, comme c’est le cas aujourd’hui. Ce n’est qu’à la fin de sa vie, en 2000, qu’Alberto Korda agit en justice contre la marque Smirnoff pour s’opposer à l’utilisation de son oeuvre dans le cadre d’une campagne publicitaire pour de la vodka, estimant qu’il s’agissait d’une « atteinte au nom et à la mémoire du Che« . Après sa mort en 2001, ses héritiers devinrent titulaires des droits sur la photo. Assez rapidement, ils se mirent à multiplier les procès, à tel point que certains estimèrent qu’ils étaient partis « en croisade » (10 décisions de justice depuis 2006). Au-delà des seuls usages publicitaires, ces ayants droit ont également attaqué des réutilisations à des fins commerciales (par des restaurants, des éditeurs, des clubs sportifs), voire même par des organisations à but non lucratif, comme Reporters Sans Frontières.

Or la juriste Joëlle Verbrugge, sur son blog Droit & Photographie où elle a consacré une série de billets à ces affaires depuis plusieurs années, a commenté cette semaine une nouvelle décision de justice, rendue en mars dernier par le TGI de Paris, dans laquelle les ayants droit de Korda attaquaient pour contrefaçon un fabricant de plaques émaillées et de magnets, vendant sur eBay ces objets à l’effigie du Che. Les juges dans cette affaire ont reconnu qu’il y avait à la fois violation du droit moral pour « dénaturation de l’oeuvre », mais aussi « atteinte portée aux droits patrimoniaux d’auteur », ce qui signifie que cette photo n’est pas à leurs yeux dans le domaine public, mais toujours protégée par le droit d’auteur.

Et c’est là que les choses deviennent fascinantes…

Hiatus juridique…

Car si vous allez sur l’article de Wikipédia consacré au Guerrillero Heroico, vous constaterez que la notice sur les droits attachées à l’image indique pourtant que l’oeuvre est dans le domaine public : « This file is in the public domain. The photo was used for the first time internationally in 1967. It is in the public domain by Decree Law no. 156, September 28, 1994, to amend part of Law no. 14 December 28, 1977, Copyright Act (Article 47) which states that the pictures fall into the public domain Worldwide, 25 years after its first use.« 

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Notice des droits sur Wikimedia Commons, attachée à la photographie Guerrillero Heroico.

Les wikipédiens notent qu’un décret est intervenu en 1994 à Cuba, qui a fixé la durée des droits pour les photographies à 25 ans après la publication de l’image. La photo de Korda ayant été publiée pour la première fois à Cuba en 1961, elle serait donc dans le domaine public depuis 1987. Par ailleurs, ayant été publiée avant 1972, sans avoir fait l’objet d’un enregistrement aux États-Unis alors que c’était à l’époque requis, la photo est également dans le domaine public aux États-Unis.

Mais alors, comment expliquer ce hiatus ? Comment la photographie peut-elle être dans le domaine public à Cuba et dans le même temps, reconnue encore aujourd’hui comme protégée par le droit d’auteur par les juges français ? Car en matière de calcul de la durée des droits, c’est bien en principe la durée du « pays d’origine de l’oeuvre » (entendu comme pays où a eu lieu la première publication) qui s’applique, comme l’indique l’article L. 123-12 du Code de propriété intellectuelle :

Lorsque le pays d’origine de l’oeuvre, au sens de l’acte de Paris de la convention de Berne, est un pays tiers à la Communauté européenne et que l’auteur n’est pas un ressortissant d’un Etat membre de la Communauté, la durée de protection est celle accordée dans le pays d’origine de l’oeuvre sans que cette durée puisse excéder celle prévue à l’article L. 123-1.

Des pellicules d’Alberto Korda, sur lesquelles on voit (en bas) le cliché original de Guerrillero Heroico, avant recadrage. Source : Wikimedia Commons. Domaine public.

Les contorsions des juges français

Pour comprendre la cause du problème, il faut se tourner vers un jugement rendu par le TGI de Paris en 2008, dans lequel les juges ont considéré que la photographie n’était pas dans le domaine public. L’affaire opposait la fille de Korda au Front national, qui avait détourné et réutilisé la photo du révolutionnaire dans une de ses affiches. Or parmi plusieurs moyens de défense, le Front national avait soulevé celui selon lequel la photographie était déjà dans le domaine public lorsque Cuba a finalement adhéré à la Convention de Berne en 1997.

Les juges français ont écarté cette argumentation, sur la base du raisonnement suivant (accrochez-vous). Ils estiment en effet qu’une ancienne loi espagnole sur le droit d’auteur de 1879 était toujours en vigueur lorsque la photographie du Che a été prise par Korda en 1960. En effet, Cuba était à l’origine une colonie espagnole, cédée aux États-Unis en 1898 et reconnue indépendante en 1902. Mais la loi espagnole sur le droit d’auteur n’ayant pas été formellement abrogée, le TGI de Paris estime qu’elle était toujours valide en 1960 et elle prévoit une protection de 80 ans après la mort de l’auteur, ce qui signifie que Guerrillero Heroico ne rentrerait dans le domaine public qu’en… 2082 !

Mais ce n’est pas tout. Les juges notent bien qu’en 1977, une nouvelle loi sur le droit d’auteur a été mise en place à Cuba, qui instaure une protection de 50 ans après la mort de l’auteur en principe. Mais le TGI indique que la constitution cubaine énonce un principe général de non-rétroactivité des lois civiles. Une loi peut cependant déroger à ce principe, mais il faut qu’elle le prévoit explicitement, or ce n’est pas le cas pour la loi de 1977.

Memorial Che Guevara, à la Havane. Par Songkran CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Les juges français en tirent la conclusion que la loi de 1977 ne vaut que pour l’avenir. Or c’est à celle-ci qu’est rattachée le décret de 1994 qui a instauré une durée de 25 ans seulement de protection pour les photographies. Dès lors, ils appliquent la vieille loi espagnole de 1879, avec ses 80 ans post mortem de protection et en déduisent que la photo de Korda est toujours protégée.

Résultat, si l’on s’en tient là, on serait fondé à penser que la notice de Wikipedia est fautive et qu’elle n’a pas fait une interprétation correcte du droit cubain. Mais la communauté des wikipédiens, contrairement à des idées trop souvent répandues, est particulièrement attentive aux questions de droits et elle comporte un fort niveau d’expertise sur ces sujets (comme j’avais essayé de le montrer ici). La photographie de Korda a d’ailleurs fait l’objet de plusieurs discussions et a même déjà été retirée, pour finalement être rétablie après décision de la communauté.

Un raisonnement aberrant

Si l’on réfléchit bien, on se rend compte en effet que le raisonnement suivi par le TGI de Paris est assez aberrant. En effet, les juges français sont allés déterrer une ancienne loi espagnole de 1879,  pour l’appliquer à une photographie prise en 1960, dans un pays qui n’avait plus rien à voir avec l’ancienne colonie. Il est en effet notoire que le régime de Cuba rejetait le concept de propriété intellectuelle, comme étant un « concept bourgeois ». Même sans avoir été formellement abrogée, la loi de 1879 n’avait tout simplement plus cours au moment où cette photo a été réalisée et il est grossièrement abusif d’un point de vue historique de l’avoir retenue comme une norme applicable.

Ce n’est que plus tard, lorsque le régime de Cuba, en pleine déroute économique, eut besoin de faire venir des investisseurs étrangers, qu’il introduisit une loi sur le droit d’auteur, puis finalement adhéra à la Convention de Berne en 1997. Du point de vue de la cohérence, l’analyse faite par les Wikipédiens me paraît donc plus cohérente que celle des juges français.

Les wikipédiens appliquent la règle des 25 ans après la publication à toutes les photos issues de Cuba. Celle-ci est donc également considérée comme appartenant au domaine public. (Ernesto Guevara en Santa Clara. Diciembre 1958. Source : Wikimedia Commons)

Cette thèse est par ailleurs accréditée par un article « Copyrighting Che : Art and Authorship under Cuban Late Socialism » publiée en 2004 par la chercheuse Ariana Hernández-Reguant. Elle y explique que les allégations des héritiers de Korda sont en réalité plus que fragiles, car par exemple, le photographe était employé par un magazine d’Etat lorsqu’il a pris la photo et que cela peut jouer sur la titularité initiale des droits. Elle estime également que les droits sur cette photo ont bien expiré 25 ans après la publication comme le prévoit la législation actuelle.

Dès lors, je pense qu’il est tout à fait possible que les Wikipédiens aient raison et que la photographie la plus célèbre de tous les temps appartiennent au domaine public !

Hypocrisie du droit moral

Ceci étant dit, même en admettant cette thèse, tous les problèmes ne sont pas réglés. Car les héritiers de Korda attaquent souvent en faisant valoir le droit moral sur l’oeuvre, qui en France est perpétuel, c’est-à-dire qu’il dure même après l’expiration de la durée de protection des droits patrimoniaux, quand l’oeuvre est dans le domaine public. Les ayants droit de Korda pourraient donc continuer à multiplier les procès, même si l’interprétation retenue par Wikipédia était validée par les juges français.

Sans doute me direz-vous que ce n’est pas une mauvaise chose, notamment pour empêcher des réutilisations abusives, comme ce fut le cas avec l’affiche du Front national. Je n’en disconviendrai pas. Mais il y a eu d’autres actions en justice beaucoup plus contestables et surtout, beaucoup plus éloignées des volontés exprimées par Korda de son vivant. En 2011, l’affiche du film pornographique « Dirty Diaries » s’était ainsi inspirée de la photographie du Che. Ce film se revendiquait comme un manifeste féministe, destiné à « repenser la pornographie ». Les descendants de Korda avaient attaqué en invoquant une « dénaturation de l’oeuvre » et en première instance, les juges les avaient débouté en considérant qu’il s’agissait d’une parodie, protégée par une exception au droit d’auteur. Mais en appel, la décision fut renversée et les juges refusèrent de faire prévaloir la liberté d’expression sur le droit d’auteur. On est là dans un cas beaucoup plus problématique que précédemment, où le droit d’auteur est utilisé à des fins qui frisent la censure.

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L’affiche du film Dirty Diaries.

Dans les commentaires du blog Droit & Photographie, on trouve pourtant des points de vues qui approuvent cet usage du droit moral. Mieux encore, Didier Vereeck fait un parallèle avec les licences libres :

Pourquoi une telle position est-elle dangereuse ? Eh bien parce que c’est celle des tenants des licences libres, qui voudraient à l’avance décider d’autoriser tous les usages, et s’interdire de revenir dessus.

Précisément, les licences libres sortent de la légalité sur ce point, car elles reviennent à limiter le droit moral, or rappelons qu’il est perpétuel, inaliénable et transmissible aux héritiers […]

Sur le plan moral, on peut faire remarquer que l’héritier doit pouvoir gérer comme il lui semble le droit moral, y compris s’il profite de la situation, ou au contraire interdit tout par exaspération (vu l’exploitation commerciale). Certains estimeront que c’est une entrave à la liberté, j’estimerais pour ma part que c’est leur droit, et ça l’est en effet au plan littéral.

Che Guevara Trademark

Pourtant, si on y réfléchit bien, Alberto Korda avait une position sur son oeuvre qui n’était pas si éloignée de l’application d’une licence libre : en principe, la réutilisation est possible, mais certaines interdictions sont maintenues, comme la dénaturation de l’oeuvre, dès lors que l’usage porte atteinte à la mémoire du Che. Les descendants de Korda ont manifestement été très au-delà de ce qui avait été exprimé par leur aïeul.

Che Guevara. Revolutionary and Icon. Par claudioruiz. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Pire, ils ont participé activement à la marchandisation de cette image et à sa dégénérescence progressive. C’est ce qu’explique très bien David Bollier, juriste travaillant sur la question des biens communs, dans cet article « Che Guevara, the trademark« , où il soutient que la photo de Korda est aujourd’hui devenue une véritable marque de commerce, tout comme le logo de Coca-Cola et de MacDo. Or les descendants de Korda ont pris une part active à ce processus :

Korda died nine months later, however, and his daughter, Diana Diaz, eventually inherited Korda’s worldly treasures, including the rights to the Che image. Diaz began to aggressively enforce the copyright, and successfully sued Swiss t-shirt makers, Mexican burger chains and French perfume makers, according to the reporter Casey. (The Che image is protected under copyright, but its iconic status makes it tantamount to a trademark in commercial usage.)

Diaz also began to sell the rights to the Che image to foreign vendors of Che-themed merchandise. This resulted in new revenue streams to Diaz while relieving her of the burden of enforcing her copyright around the world. But it also drained the revolutionary meanings associated with the Che image. After all, how seriously can anyone take an image that is sold on millions of Zippo lighters, but is prohibited on posters protesting Cuba’s imprisonment of journalists. (Diaz shut down this use of the Che image by the nonprofit group, Reporters Without Frontiers.)

Par Poetografie. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Alors que Korda lui-même n’avait jamais cherché à toucher de royalties et s’était opposé à des réutilisations commerciales qu’il estimait abusives, ses ayants droit ont cédé les droits à des marques pour faire profit de la photographie et attaqué des organisations à but non lucratif. Pire encore, le fils de l’épouse de Korda, ne se satisfaisant visiblement plus des seuls droits d’auteur, a carrément enregistré l’image comme marque de commerce européenne (mais cette dernière a finalement été annulée). Il est donc clair qu’on est très loin des beaux idéaux du droit moral, mais face à une démarche mercantile qui n’a plus rien à voir avec la volonté de Korda lui-même. Que reste-t-il de « moral » dans cet usage du droit moral ?

Dès lors, il aurait mieux valu pour Korda qu’il ait été en mesure de déposer son oeuvre sous licence libre. Car ainsi les libertés qu’il entendait donner au public pour la réutilisation de son oeuvre auraient été garanties, tout en lui permettant de poser des limites, selon le type de licence qu’il aurait retenu. L’histoire de la photo du Che rappelle ici furieusement celle de la nouvelle « L’homme qui plantait des arbres » de Giono, que l’auteur avait voulu laisser librement circuler, mais qui est repassée sous l’emprise complète du droit d’auteur après sa mort, par l’action d’intermédiaires qui ont trahi ses volontés.

Par ailleurs, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, en matière de défense du droit moral d’une oeuvre, le public est parfois plus efficace que les ayants droit (et parfois même que l’auteur lui-même !) pour préserver l’intégrité des oeuvres. C’est un phénomène que l’on avait pu constater par exemple lorsque des affiches de mai 68, avaient été réutilisées lors de campagne publicitaire pour une chaîne de  supermarchés.

***

Cette photo du Che, au destin déjà incroyable, soulève de profondes questions juridiques et au terme de cette analyse, il me plaît de penser qu’elle appartient au domaine public et que c’est là qu’elle est le mieux, quoi qu’en disent les juges français.

PS : en lisant la notice des droits de la photo sur Wikipédia, j’ai appris une autre chose, particulièrement explosive :

In 1994, the World Trade Organization (WTO) implemented the Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights Agreement (TRIPS), which allows the 150 WTO member countries to exclude photographs from the realm of protection provided for intellectual property.

Les accords TRIPS autoriseraient les états membres de l’OMPI à exclure les photographies complètement du champ de la protection du droit d’auteur, qui iraient ainsi rejoindre la cuisine ou la parfumerie au rang des activités créatives appartenant au Domaine Public Vivant.

Voilà qui constituerait pour le coup une vraie révolution ! Hasta siempre, Copyright ! ;-)

PPS : on accuse souvent les commonistes (défenseurs des biens communs, au rang desquels je me range volontiers) d’être en réalité des sortes de « communistes », avec tout ce que ce terme peut comporter de péjoratifs. Mais la loi sur le droit d’auteur cubaine montre bien la différence fondamentale qui existe entre le communisme et le commonisme. La loi cubaine prévoit que lorsqu’une oeuvre entre dans le domaine public, l’Etat peut décider de transférer le droit d’auteur à son profit et la protection devient alors perpétuelle :

Notwithstanding the conditions set above, the state of Cuba may decide to transfer to the state the copyright on works when the copyright term for the creator of it has expired, as set by the 48º article of Cuban Copyright law. Such works would not be free of copyright, and may be deleted at any time.

De mon point de vue de « commoniste », attaché aux biens communs de la connaissance, un tel régime constitue une véritable monstruosité, car en effet, une fois que l’oeuvre a fini d’être soumise à un système de propriété privée, elle passe sous le contrôle de l’État, qui la fait sienne comme une propriété. Cette « collectivisation » constitue donc une négation absolue de l’idée même de domaine public et une enclosure d’origine publique posée sur un bien commun.

Là où le communiste défend l’idée que tout doit appartenir à l’Etat, le commoniste souhaite que la connaissance appartienne à tous (et donc à personne). C’est profondément différent.


20 réflexions sur “Révolutionnaire ! Et si la célèbre photo de Che Guevara était dans le domaine public ?

  1. Petite coquille : « la loi de 1879 n’avait tout simplement plus cour*t*. » La loi étant très courte, elle n’est plus dans la course (et donc elle n’a plus cours, avec un *s* et pas un *t*).

    Pensez à effacer mon message, évidemment insignifiant, après correction !

  2. Le commonisme serait un communisme sans état ? (ma question est faussement candide, je suis au contraire ravi qu’on trace des liens entre le mouvement des Communs, les réflexions sur le Libre, les Biens Communs ou le domaine public, d’une part, et l’histoire des idées (marxisme, communisme, anarchisme, autonomisme, situationnisme, etc.) d’autre part, c’est un socle idéologique divers et parfois éminemment critiquable, mais les thèses actuelles sur les Communs ou contre les enclosures viennent en droite ligne de matrices idéologiques « de gauche » au sens deleuzien disons.

    1. La pensée des communs (qui est loin d’être homogène, il y énormément de branches et de communautés qui se reconnaissent dans la notion) a pour caractéristique d’essayer de penser un au-delà du marché et de l’État. En général, les commonistes ne sont pas « contre » le marché ou « contre » l’Etat, mais ils dénoncent certaines dérives de l’un ou de l’autre, qui portent atteinte à l’autonomie d’une troisième sphère, qui serait celle des communs.

      C’est manifeste dans un des ouvrages fondateurs du mouvement des communs : « The Wealth of the Commons : a world beyond market & state » http://wealthofthecommons.org/

      Après effectivement, dans les faits, on rencontre souvent plus de sympathisants « de gauche » dans le mouvement des communs. Mais on y croise aussi beaucoup de gens qui deviennent politiquement « agnostiques » et j’avoue que je ne serais pas loin de me ranger dans cette catégorie.

      Ce qui est certain par contre, c’est que la pensée des communs me paraît difficilement compatible avec le « communisme », entendu comme système prônant l’appropriation publique des moyens de production. On reste finalement dans un paradigme de la propriété, alors que la pensée des communs porte précisément sur une nouvelle façon de penser la propriété. Il y a également quelque chose de terriblement top-down dans les systèmes communismes qui est radicalement incompatible avec les modes de gouvernance ouverte et l’idée d’auto-organisation qui est le propre des Communs.

      Donc bien sûr qu’il y a un héritage à chercher du côté de beaucoup de courants de gauche, mais avec des nuances fondamentales.

      1. Je suis d’accord avec vous quand vous expliquez que le commonisme n’est pas compatible avec le communisme, qui relève effectivement d’une appropriation des moyens de production par l’Etat, c’est-à-dire une autre forme de centralisation/confiscation, dont on sait à quelles horreurs elle a abouti, en plus d’être relativement inefficace économiquement. D’aucuns expliquent même que le communisme n’est qu’une autre forme de capitalisme, les propriétaires étant une caste « publique » au lieu d’être des oligarques privés. Le primat de l’Etat est aussi mortifère que le primat du Marché. J’incline seulement à penser qu’aujourd’hui, il est urgent de comprendre, malgré toutes les propagandes qui travaillent contre cette prise de conscience, que le capitalisme propriétaire, productiviste et consumériste, est devenu aussi diabolique que l’ont été les différents communismes au pouvoir. Entre des monopoles publics et des monopoles privés, la spoliation est finalement la même, et on comprend de mieux en mieux dans nos sociétés que le balancier est allé beaucoup trop loin du côté de l’individualisme, de la propriété et de la rentabilisation. Vous en témoignez d’ailleurs régulièrement quand vous dénoncer la Trademark Madness, la Copyright Madness, ou encore le grignotage du domaine public.

        Je relève d’ailleurs le rappel de Nag ci-dessous, très à propos. Je pense que la plupart des communistes du 20e siècle ont très mal lu Marx. Et ont dramatiquement perverti ses idées. Passons.

        Mon observation était très précisément votre phrase de conclusion : le commonisme relève selon moi d’une réflexion « de gauche », non pas au sens caricatural entendu par les médias, ou au sens commun repris à tous les zincs de France et du monde, mais au sens deleuzien, c’est-à-dire en considérant d’abord la vaste complexité du monde pour ensuite s’y situer (du coup, autant que possible de manière harmonieuse), plutôt qu’en partant de soi (individualisme) pour regarder ce qu’il y a autour (champ de conquêtes). Bon, c’est très schématique, mais il y a de ça.

        Et c’est justement de ce type de fondement idéologique, philosophique, que les mouvements les plus enthousiasmants de ces dernières années manquent parfois. Il est très louable de vouloir faire fi des partitions politiques de papa, qui ne sont plus que des tarte-à-la-crème médiatiques ou des « éléments de langage » politiques (le clivage « gauche-droite » politicien est un leurre), mais le grand schisme entre conservateurs et progressiste demeure, et la soif « d’autre chose » que des monopoles privés ou publics, s’inscrit selon moi dans la soif de « liberté(s) » qui guide les mouvements contestataires ou révolutionnaires depuis des décennies. Quand je parle de soubassements idéologiques, je ne parle pas de dogmes platement marxistes ou de professions de foi syndicales, mais de racines philosophiques (les autonomistes, certains situationnistes, et plus proches de nous, des gens comme Stiegler, me semblent faire cette jonction entre les luttes d’émancipation individuelle et collective passées, et les concepts dont nous parlons ici – et ailleurs, la définition des Communs fait l’objet d’intéressants débats à l’April en ce moment.

        En clair, et en termes de projet idéologique d’émancipation des individus et des foules, je distingue une certaine tradition de pensée qui relie les Lumières, Marx, certains anarchistes, les situationnistes, et aujourd’hui les théoriciens du Libre et de l’économie contributive.

        Au-delà, j’imagine que mon attachement à certaines pensées dites « de gauche » me fait voir ces liens entre, disons, libertaires d’hier et libristes d’aujourd’hui (et pas seulement libristes, mais aussi hackers et commonistes). Mais quiconque a lu et bien lu les pères de la doctrine libérale pourrait également trouver des liens entre la philosophie libérale originelle et le « commonisme » ; après tout, le libéralisme idéologique initial visait lui aussi à la satisfaction d’intérêts supérieurs à la consommation individuelle et la réservation propriétaire, puisqu’il s’agissait d’œuvrer au bien commun et à l’intérêt général.

        Dépassons donc le clivage entre libéralisme faussement émancipateur, et communisme réellement aliénateur, démolissons les monopoles privés d’aujourd’hui comme nous avons démoli les monopoles publics d’hier, anéantissons le néolibéralisme privateur et prédateur, et favorisons l’avènement d’une société de la contribution, d’une « économie contributive » comme la qualifie Stiegler (mais aussi Moglen et Stallman, de leur façon).

        Si au moins les différents modèles pouvaient coexister, car chacun peut trouver son sens… car comme le rappelle chabian plus bas, les biens publics sont aussi une variété très opérationnelle de biens. Le marché a son rôle à jouer (mais bien plus restreint que celui qu’il joue depuis 40 ans), l’Etat a son rôle à jouer, mais tout un chacun a son rôle à jouer, idéalement de manière « contributive » et non pas en s’empiffrant de biens de consommation aliénants ou en exploitant comme des porcs la capacité productive de ses pairs… Donc, la coexistence de plusieurs types d’organisation serait possible, et elle est très souhaitable, mais non, aujourd’hui le capitalisme individualiste et propriétaire règne en maître, s’adjoint les services zélés des gouvernements, des législateurs, des avocats et des lobbyistes, et il colonise le web, le web qui est cette chance unique de faire advenir une économie de la contribution.

  3. « Le commonisme serait un communisme sans état ? »
    Pour rappel, le projet communiste, tel qu’il est avancé par K. Marx notamment, est bel et bien une société sans État. La phase transitoire (dictature du prolétariat) dont l’histoire a montré qu’elle ne conduisait qu’à une pieuvre bureaucratique qui ne défend à terme que les intérêts des haut-fonctionnaires qui l’organisent, quand ce n’est pas une autocratie maquillée en « intérêt du peuple ».

    1. Un certain nombre d’évolutions que l’on voit se développer en ce moment visent à contourner les Etats et à « faire sans l’Etat ». C’est flagrant avec un projet de monnaie numérique décentralisée en P2P comme Bitcoin par exemple, qui vise clairement à détacher la création monétaire de la sphère de l’Etat. Mais Bitcoin est aussi parfois critiqué fortement par les tenants des Communs, et à mon sens, à juste titre. C’est davantage un projet libertarien que rattachable aux communs.

      Par ailleurs, la pensée des communs se distinguent radicalement du projet marxiste, c’est qu’elle rejette – ou du moins se méfie – tout autant de l’appropriation publique que de l’appropriation privée.

      1. Mon commentaire était seulement là pour rappeler qu’un « communisme sans État » est une tautologie, que l’histoire n’a finalement connu soit des périodes transitoires en échec (et probablement systématiquement vouées à l’échec – mais c’est un autre débat) soit un jeu de pouvoir et de domination « au nom de » dans lequel l’État était surreprésenté et solidement attaché à son existence (avec les luttes d’intérêts bien compris) ; ce commentaire n’était donc pas là pour nier les différences doctrinaires entre commonisme et communisme, en rabattant l’un sur l’autre.

        Lorsque vous entendez le communisme « comme système prônant l’appropriation publique des moyens de production », nécessairement sous la tutelle d’un État – garantissant le déroulement de ce processus -, vous oblitérez le projet originel communiste : autonomie et émancipation de l’individu dans les rapports de domination induits par le système de production dont l’État est partie prenante. Cette précision n’est là que dans un souci de rigueur non pour en faire l’apologie – la critique et l’autocritique ayant déjà montré les nombreux défauts de cette doctrine (productivisme, économisme, etc.) ; étant par ailleurs plutôt « agnostique » en matière politique (ou du moins éminemment critique quand il s’agit de mettre la pensée sous un « copyright » symbolique).

        1. En réalité, les régimes se revendiquant du Marxistes-Léninistes ne peuvent pas se prévaloir d’être socialiste (dans le sens transition au communiste) car Lénine lui même n’imaginais pas que la Russie seule puisse y arrivé, il créa donc la NEP qui pour lui était la chose la moins pire à faire (un capitalisme d’état, en gros). Donc Lénine admettait bien volontiers que l’URSS était un état capitaliste (bien que selon lui ouvrier, et ça, à mon sens ce n’est rapidement plus le cas) et non pas socialiste et encore moins communiste.
          D’ailleurs, je ne pense pas qu’aucun état dans l’histoire se soit déjà revendiqué du communisme.

      2. Hum… M’est avis que vous confondez l’appropriation collective des moyens de production (qui réalise le communisme) et leur appropriation étatique (qui réalise des monstres tétratoïdes dont le stalinisme est un exemple évident). Quant à l’idée d’un communisme étatique, c’est évidemment au mieux une absurdité, et au pire une aporie meurtrière et sanglante, comme Nag l’a fort bien souligné.

        Car non seulement le mouvement des Commons ne s’oppose pas au communisme (qu’il prolonge et enrichit, au combien…), mais il ne s’oppose pas non plus au marxisme (qui n’est qu’une des idéologies communistes, mais il y en a d’autres). Quant à Marx lui-même, il qualifiait l’expropriation des terres communes en Angleterre de vol légal commis grâce à un coup d’État parlementaire, c’est dire qu’il était pour les Commons et non pas contre (tout ça se trouve dans _Le Capital_, vol. I, ch. 27).

        Bien sûr, il y a des militants des Commons qui ne sont ni marxistes, ni communistes, c’est l’évidence et c’est bien leur droit. Mais ça change quoi ? Et à part ça, je ne vois pas bien le rapport de la fin de l’État avec les libertariens, sauf à en faire des disciples de Bakounine et de Durruti (deux communistes non-marxistes, soit dit en passant), ce qui serait, heu… Ce qui ne serait pas bien du tout, disons.

  4. Deux remarques :
    Vous écrivez : « Ce n’est que plus tard, lorsque le régime de Cuba, en pleine déroute économique, eut besoin de faire venir des investisseurs étrangers, qu’il introduisit une loi sur le droit d’auteur ». Cette déroute, due à la désorganisation amenée par la disparition de l’URSS, est de 1989 ; je ne vois pas de « pleine déroute » en 1977, année de la loi.
    Sur les biens communs, heureusement que nous avons des Etats pour les protéger par des réglementations, tels l’air ou l’eau… Hélas tous les états en arrivent à les marchandiser, ce qui dénature l’appropriation collective. Cuba avait-il ce projet ? ou celui d’une censure extérieure ? Et la question se pose d’une marchandisation possible par Korda ou un autre (individuellement) avant les réformes de 2011 et 2013…

    1. Oui, en fait, le tournant décisif a plutôt été l’adhésion de Cubia à la convention de Berne, qui est intervenue en 1997, soit après la chute de l’URSS.

      Par ailleurs, je vous rejoins parfaitement lorsque vous dites que l’État peut être un protecteur de biens communs essentiels, comme l’eau, l’air, le patrimoine culturel, etc. Mais la gestion publique n’est pas hélas toujours une garantie suffisante et il y a bien des exemples à citer d’alliances objectives de l’État et du marché contre des biens communs.

      Un bon exemple des interactions possibles entre la puissance publique et la sphère des communs en vue de la préservation d’une ressource est celui de la remunicipalisation de la gestion de l’eau à Naples http://www.rampedre.net/concr%C3%A9tisation/themes/Eau_bien_commun_et_droit_%C3%A0_l_eau#.Ulamghrc9I1

  5. Une belle occasion de constater la différence entre la législation d’un pays civilisé et celle d’un pays producteur d’amendements Mickey….

  6. Il faut remercié ses héritiers qui par esprit de cupidité (trait commun à tous les communistes) de tout faire pour que cette photo ne soit plus jamais publié. En effet, le Che n’était qu’un vulgaire tortionnaire et dictateur qui n’a jamais libéré personne et au contraire à tuer beaucoup de monde de ses propres mains. C’est une ordure que l’histoire doit oublier. Que ses héritiers fasse le ménage.

      1. j’ajouterai meme apprenez l’histoire a partir du commencement allez voir qui était FULGENCIO BATISTA ensuite vs écrirai n.’importe quoi en autant que l’on vous lisent

  7. Depuis 1996 et la découverte du concept néomarxiste de « innovoisie » ou « classe innovoise », depuis la mise en lumière de cette classe sociale exploiteuse (spoliatrice dans la nouvelle grille postmarxiste), depuis la mise en lumière du transfert de plus-value opérée par les membres de cette classe au détriment des « spoliatés » vivant sous le niveau du PIB moyen mondial (on dira 1000 euros aujourd’hui)… la logique programmatique qui en découlait était donc l’abolition totale des droits d’auteurs.
    spoliation :
    http://revolisationactu.blogspot.fr/2014/06/un-premier-dictionnaire-dhumanologie.html#spoliation
    Comme en 1993, la découverte de la classe formoise induisait un égalitarisme salarial au niveau mondial.
    Mais, je n’ai trouvé que bien peu d’activiste entre guillemets « marxistes » pour admettre pareil projet.
    Ce qui est amusant c’est que WIkipédia (hormis ses activités de censure régulière anti-matérialiste anti-égalitariste anti-révolutionnaire (révolution du 30 octobre 2014 est non neutre pour le Burkina Faso ) … est en fait un outil formois contre les innovois.
    Ce sont en effet des gens qui consomment parfois un multiple de leur part égale (1000 euros par mois) qui se permettent de faire passer dans le domaine public des oeuvres produites par des gens ayant bien moins…. sans prévoir aucune solution pour partager…
    Idem pour les pirates de musique hostile au #SMICenAfrique ou au #SalaireEgalMondial
    On peut évidemment rendre l’innovation gratuite (c’est au coeur du projet programmatique du postmarxisme) mais pas pour faire vivre les Innovants sous le seuil du PIB mondial…

    Je suis arrivé ici à cause d’un tweet disant

    @KarelBecerra La #revoluciónigualitaria #guevarista #sankarista abolirá los diplomas y derechos de autor en Cuba
    #CastroDEGAGE = #CDR = #CNR

    J’ai donc eu des informations fort précieuses

    BRAVO POUR LE DOSSIER TRES INSTRUCTIF

  8. Ce n’est pas « profondemment différent », c’est juste une question de mots, de définition et de compréhension.
    L’Etat est à nous, aux citoyens.Il sert les citoyens, par les citoyens eux-mêmes.
    Ce qui lui appartient appartient aux citoyens de cette entité que tu nommes « état », selon les règles que ces citoyens ont décidés.
    « Commonisme » et « communisme  » ne sont pas si éloignés, selon l’angle de vue…
    Je n’ai aucune certitude dans mes pensées et mes propos, je ne fais que m’interroger…

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