IFLA 2014 : Les bibliothèques et le piège de la stratégie des exceptions

La semaine dernière, s’est tenu à Lyon le 80ème congrès de l’IFLA, l’association internationale des bibliothécaires, qui a suivi la réunion à Strasbourg la semaine précédente d’un Satellite Meeting de son Comité spécialisé dans les questions juridiques. J’ai eu la chance de participer à ces deux événements, en tant que représentant de La Quadrature du Net, et les discussions furent très instructives quant à la stratégie générale suivie par les bibliothécaires en matière d’évolution du droit d’auteur, qui soulève un certain nombre de questions.

Photo par Charlotte Hénard. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr
Photo par Charlotte Hénard. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Miser sur des exceptions au droit d’auteur ?

Le Congrès de Lyon a en effet été l’occasion pour l’IFLA de publier une Déclaration sur l’accès à l’information et au développement, réaffirmant les grands principes défendus par les organisations professionnelles en la matière. L’IABD, qui fédère en France les associations de bibliothécaires, d’archivistes et de documentalistes, a de son côté publié une déclaration de soutien aux efforts déployés par l’IFLA pour obtenir la mise en discussion d’un traité international au niveau de l’OMPI, consacré aux exceptions et limitations en faveur des bibliothèques et archives.

Sans vouloir minimiser l’importance de ces travaux, j’avoue me poser des questions quant à la stratégie retenue par l’IFLA et les associations françaises, qui reste grosso modo toujours la même depuis quinze ans. L’IFLA a en effet publié en 2000 une grande déclaration, mettant l’accent sur la nécessité de défendre les exceptions au droit d’auteur dans l’environnement numérique, afin qu’il ne se produise pas une régression par rapport à l’environnement physique où les bibliothèques et leurs usagers bénéficient de certaines marges de manoeuvre. Le coeur de cette déclaration tient dans cette phrase emblématique : Digital Is Not Different. Le numérique ne doit pas être différent par rapport au monde analogique et le même système d’équilibrage doit être préservé et reconduit.

Une telle position implique que l’on ne remette pas en cause le principe même du droit d’auteur, pour faire porter le gros de l’effort sur la défense d’exceptions limitées, valables dans des cas spécifiques. Cette tactique a été suivie avec un certain succès par les bibliothécaires français lors du vote en 2006 de la loi DADVSI, où l’introduction de nouvelles exceptions avait été obtenue. Au niveau mondial, l’année 2013 a été marquée par l’adoption du Traité de Marrakesh négocié dans le cadre de l’OMPI, consacrant une exception en faveur des handicapés visuels, ce qui constituait une grande première. L’IFLA a soutenu cette démarche pendant les longues années de tractations nécessaires pour aboutir au traité de Marrakesh et l’OMPI examine à présent l’éventualité d’un traité en faveur des bibliothèques et des archives, dans un contexte difficile, puisque certains États – à commencer par l’Union européenne – s’opposent résolument à l’idée de sécuriser de nouvelles exceptions au niveau international.

Des bibliothèques en dehors de la guerre au partage ?

Personnellement, je doute de la pertinence de cette stratégie misant tout sur des exceptions, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord l’expérience a montré que même lorsque l’introduction d’exceptions est obtenue, les textes sont en général si complexes que peu de choses changent en réalité au niveau des pratiques, notamment en termes de services rendus aux usagers. C’est le cas par exemple en France de manière caricaturale pour l’exception pédagogique et de recherche, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire qu’elle constitue une sorte de « trompe-l’oeil » législatif. Les titulaires de droits restent pourtant malgré tout très opposés à l’introduction de nouvelles exceptions, car elles remettent en cause la conception maximaliste du droit d’auteur que beaucoup défendent. Cela signifie que l’obtention d’un traité au niveau de l’OMPI n’est absolument pas assurée et elle prendra dans tous les cas de nombreuses années, sans garantie concernant les résultats tangibles que cette démarche permettra d’obtenir in fine.

Par ailleurs – et c’est pour moi un argument encore plus important – se concentrer sur les exceptions au droit d’auteur comme le font les représentants des bibliothèques revient à ignorer que le problème majeur ne se situe pas aujourd’hui dans les marges, au niveau des exceptions, mais dans le principe même. La phrase « Digital Is Not Different » n’est plus valable, car Internet a introduit une rupture majeure en terme de diffusion de la création, débouchant sur des pratiques massives de partage des oeuvres entre individus par le biais du réseau. Cette question du partage, réprimé et stigmatisé comme une forme de « piraterie » alors même qu’elle est très largement répandue socialement, ne peut pas être écartée par les bibliothèques comme si elle ne les concernait pas. Comme tous les acteurs culturels, les bibliothèques sont plongées dans ce paradigme et elles ne peuvent ignorer la « guerre au partage » qui fait rage autour d’elles.

Allégorie de la position des bibliothécaires sur le droit d’auteur : on ne parle pas du partage ; on refuse de voir le partage ; on n’écoute pas ceux qui parlent du partage.

J’avoue pour ces raisons avoir été vraiment déçu par la Déclaration de Lyon, qui reste à un niveau élevé de généralités, sans lier la question de l’accès à l’information à celle de la propriété intellectuelle, alors que les deux sujets sont nécessairement connectés. De manière identique, le Satellite Meeting de Strasbourg consacré au copyright avait quelque chose de paradoxal. Car si les bibliothèques s’en tiennent à cette « stratégie des exceptions », il est patent que partout dans le monde, les politiques de répression du partage suscitent des textes de plus en plus menaçants, qui finiront tôt ou tard par impacter frontalement les bibliothèques. C’est le cas par exemple des accords de commerce TPP dans la zone Pacifique, qui soulèvent les plus vives inquiétudes de la part des bibliothécaires de cette région et à propos desquels l’IFLA a dû réagir. Dans la zone Atlantique, c’est l’accord TAFTA (ou TTIP) négocié entre les États-Unis et l’Europe qui pourrait à terme aboutir à un renforcement  de la propriété intellectuelle. Au niveau de l’Union européenne, des menaces se précisent également depuis que la Commission a déclaré son intention de réactiver des moyens de lutte contre la contrefaçon qui font très fortement penser au contenu de l’accord ACTA rejeté en 2012. Et en France, on sent également que le gouvernement va sans doute bientôt chercher à faire passer un « SOPA à la française », particulièrement inquiétant en ce qu’il aggraverait l’implication des intermédiaires techniques dans la lutte contre la contrefaçon.

Un changement de tactique est nécessaire

Les bibliothèques ne sont pas en dehors de ces lignes de front qui bougent autour d’elles. Elles sont comme d’autres groupes de la société civile entraînées dans les batailles défensives contre la spirale répressive dans laquelle le droit d’auteur s’abîme au fil du temps. Mais en termes de revendications positives, elles s’en tiennent à cette ligne stratégique des exceptions, alors que l’essentiel des enjeux est ailleurs.

A Strasbourg, on m’avait demandé de parler de la question des oeuvres indisponibles et des oeuvres orphelines, et j’ai essayé de montrer à partir de ces deux exemples que les bibliothèques auraient en réalité tout intérêt à rejoindre les défenseurs de la légalisation du partage, plutôt que de revendiquer de simples exceptions. En France, on sait que la question des livres indisponibles a été tranchée par la loi d’une manière qui va conduire à leur recommercialisation au travers du système ReLIRE. Ce dispositif n’offrira quasiment aucune forme d’accès public aux oeuvres, alors même que des sommes importantes d’argent public seront engagées pour la numérisation des ouvrages. Pour les oeuvres orphelines, une exception a été introduite au niveau européen, qui va bientôt être traduite dans la loi française. Mais cette exception a toutes les chances d’être très difficile à mettre en oeuvre par les bibliothèques et elle ne devrait pas changer significativement les choses dans la vie des établissements, sinon à la marge. Au lieu de cela, la légalisation du partage non-marchand en ligne des oeuvres résoudrait une bonne partie des problèmes liés aux oeuvres indisponibles et orphelines, en permettant leur circulation, et elle bénéficierait également aux bibliothèques.

Voilà pourquoi à mon sens les bibliothèques se trompent de combat, en cherchant à obtenir des sortes de « privilèges » limités à leur profit au lieu de prendre clairement position sur la question du partage. La voie des exceptions est la meilleure manière de subir défaite sur défaite dans les débats à venir. Pire encore, elle risque même de faire en sorte que même une hypothétique victoire – comme le vote de nouvelles exceptions à l’OMPI – débouche au final sur une défaite, puisque le système ne changera qu’à la marge et les possibilités de mise en oeuvre concrète des exceptions restent toujours très limitées.

C’est la raison qui m’avait conduit, il y deux ans, à m’éloigner de l’action des associations de bibliothécaires, pour rejoindre La Quadrature du Net et co-fonder le collectif SavoirsCom1, qui militent tous les deux clairement en faveur de la légalisation du partage. Le programme général de réforme du droit d’auteur de La Quadrature contient d’ailleurs plusieurs points relatifs aux bibliothèques et aux pratiques éducatives, mais ceux-ci ne sont pas déconnectés de l’enjeu majeur du partage.

A quand une déclaration des bibliothèques sur la culture du partage ?

 Il y a quelque chose dans la position des bibliothécaires qui relève de la politique de l’autruche, voire même de l’auto-censure, comme si la question du partage était une sorte de tabou politique. C’est pourtant la réalité culturelle dans laquelle une partie très importante de leurs usagers sont immergés. Les bibliothécaires sont pourtant capables de prendre des positions fortes sur des questions générales, qui ne les concernent pas en apparence directement, lorsque la nécessité se fait sentir. L’IFLA par exemple a publié cette année des positions importantes sur la gouvernance d’Internet ou en défense du principe de neutralité du Net. Elle s’est aussi engagée contre la surveillance de masse et pour la protection de la vie privée, en soutenant les 13 principes posés par l’organisation américaine de défense des libertés numériques EFF.

Dans ces conditions, le silence des organisations de bibliothèque sur la question du partage n’en est que plus surprenant. L’exemple de la campagne victorieuse contre l’accord ACTA a pourtant montré que c’est lorsque de larges coalitions se forment, rassemblant plusieurs organisations de la société civile, que des résultats significatifs peuvent être obtenus. Agir au niveau des exceptions n’est certainement pas complètement inutile, ne serait-ce que sur un plan symbolique, mais c’est aujourd’hui devenu insuffisant pour avoir une incidence réelle sur le système.

Alors à quand une déclaration des représentants des bibliothèques, pas seulement sur « l’accès à l’information », mais sur la culture du partage elle-même ? Cette question est fondamentale et elle ne pourra pas être éternellement repoussée…


21 réflexions sur “IFLA 2014 : Les bibliothèques et le piège de la stratégie des exceptions

  1. Bonjour,

    C’est diffusé : http://www.scoop.it/t/veille-des-bibliotheques-mediatheques-de-metz
    Bien cordialement,

    Marie-Paule DONCQUE
    Responsable Communication-Programmateur culturel
    mpdoncque@mairie-metz.fr
    1, cour Élie-Fleur, 57000 METZ
    +33 (0)3 87 555 321
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  2. Bonjour Lionel.
    Tout d’abord, merci pour ce billet constructif. J’éprouve néanmoins le besoin, en tant que membre du CA de l’IFLA, de réagir sur les points que tu mentionnes.

    1. Sur la stratégie menée par l’IFLA et de nombreuses autres associations et groupes professionnels vis-à-vis des exceptions et limitations au droit d’auteur en faveur des bibliothèques et des archives : qu’elle ne soit pas suffisante ne signifie pas que cette démarche ne soit pas nécessaire. Il faut d’une part comprendre qu’évoquer ces questions au plus haut niveau de la gouvernance mondiale de la propriété intellectuelle, à l’OMPI, est déjà extrêmement important en soi, et peut ouvrir la porte à d’autres types de discussions ultérieures, par exemple sur la question du partage. D’autre part, cette stratégie a une visée véritablement mondiale. L’IFLA, en tant que représentante mondiale des bibliothèques, doit prendre en compte les situations existantes dans l’ensemble des pays, notamment ceux qui peuvent n’avoir absolument aucune exception pour les bibliothèques dans leurs lois sur le droit d’auteur, et pas uniquement celles des pays occidentaux, qui comme en France disposent déjà de la plupart des exceptions minimales. Pour ces pays, un tel traité représenterait une avancée énorme, et ce n’est pas étonnant de voir que les pays qui soutiennent notre démarche sont justement des pays en développement. Et même pour les pays développés, qui agissent de plus en plus à l’international, disposer d’un cadre légal minimal au niveau international ne peut que les aider dans leur action. Que l’on pense à la mobilité internationale croissante des étudiants et des chercheurs ou au développement de l’enseignement en ligne, ou qu’on se rappelle simplement que les bibliothèques n’achètent pas uniquement leurs ressources documentaires auprès d’éditeurs de leur propre pays, et l’utilité d’un cadre légal s’appliquant au niveau mondial apparaît évident. L’IFLA a une voix réelle auprès de l’OMPI (la Quadrature et SavoirsCom1 n’y ont à ma connaissance pas encore leur entrée…), c’est une opportunité que tous les bibliothécaires devraient soutenir à pleine voix – même s’ils la jugent insuffisante – et non dénigrer.

    2. Sur la Déclaration de Lyon : comme j’ai déjà pu l’expliquer, la propriété intellectuelle n’était pas l’objet de notre initiative, qu’il faut replacer dans son contexte. L’ONU est en train de faire le bilan de sa politique de développement pour le Millénaire, pour fixer de nouveaux objectifs pour la période post-2015. Notre objectif est que l’expression « accès à l’information » figure parmi les termes du texte final de l’ONU comme un des moyens cruciaux pour assurer le développement économique et social des nations. Cela peut paraître insuffisant, ou encore être un angle d’approche trop simpliste, mais il faut savoir que plusieurs pays membres de l’ONU sont très opposés à l’inclusion de cette simple mention, qui recouvre des réalités aussi basiques que permettre aux filles de tous les pays d’aller à l’école. Etre déçu de la Déclaration de Lyon, c’est ne pas être conscient de la réalité géopolitique globale ou ne voir les choses qu’avec un regard occidental. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que cette Déclaration porte le nom d’une grande ville française, et que, comme tu le sais, la position officielle française sur les thématiques de la propriété intellectuelle est très affirmée. La France soutient ce texte, car la France soutient aussi l’importance de la culture dans les objectifs pour le développement. Si l’IFLA avait insisté sur la propriété intellectuelle en relation avec ses positions affirmées à l’OMPI, non seulement la Déclaration de Lyon n’aurait jamais obtenu le soutien français et n’aurait donc probablement pas vu le jour, mais on peut aussi être certains que l’accès à l’information n’aurait eu aucune chance d’être inscrit dans le texte final de l’ONU. Notre combat est loin d’être gagné, mais avec la Déclaration de Lyon et les nombreux soutiens internationaux qu’elle reçoit, je suis assez optimiste quant à l’atteinte de cet objectif essentiel, que je sais que tu partages.

    3. Sur l’absence de position des bibliothèques sur la question du partage : tu mentionnes l’action et la position de l’IFLA sur la gouvernance d’Internet. L’IFLA, via notamment son comité FAIFE, travaille actuellement à la révision de son Manifeste sur Internet (IFLA Internet Manifesto), adopté en 2002, pour l’actualiser au regard des évolutions récentes et prévisibles. La notion de partage devrait y figurer. Peut-être trouveras-tu que ce n’est pas suffisant. Cela tombe bien, l’année 2015 est une année d’élection au sein de l’IFLA. C’est l’occasion de se faire élire, soit par exemple dans le comité sur le Droit d’auteur (CLM) soit même au Conseil d’Administration, puisque je vais arriver au terme de mon second mandat, et donc d’orienter directement les prises de position de l’organisme représentatif des bibliothèques au niveau mondial. C’est une chose de rejoindre ou créer des mouvements hors bibliothèques – c’est tout à fait légitime et tout à ton honneur -, cela en est une autre que d’essayer de faire changer les choses de l’intérieur. Autant je partage en grande partie tes regrets quant à la relative faiblesse et passivité des associations françaises sur ces questions stratégiques, (mais ça commence à changer, cf. le communiqué IABD signé à Lyon), autant je trouve très important de soutenir leurs initiatives, même si on les estime insuffisantes. Soyons ouverts, solidaires et positifs.

    Bien à toi,
    Frédéric

    1. Bonjour Frédéric,

      Merci pour ce commentaire, d’autant plus intéressant que par ta position à l’IFLA, tu disposes d’une vision informée sur ces questions.

      Je réponds point par point :

      – Sur le traité OMPI.

      Certes l’existence même de ces négociations constitue une chose importante, étant donné qu’elle marque une inflexion de la position de l’organisation en faveur des usages. J’avais d’ailleurs salué la démarche dès 2011 sur ce blog : https://scinfolex.com/2011/06/16/les-bibliotheques-champ-de-bataille-pour-le-renouveau-de-la-propriete-intellectuelle-a-lompi/ Effectivement, l’adoption d’un tel traité peut avoir des répercussions positives dans les pays où les bibliothèques ne disposent d’aucune exception ou d’un cadre très défavorable, qui restent hélas nombreux. Mais ce que je critique dans ce billet, c’est la focalisation exclusive des représentants des bibliothèques sur les seules exceptions et leur propension à croire que tous les problèmes peuvent être résolus de cette façon. Or c’est à mon sens une erreur stratégique majeure. Même adoptées, des exceptions peuvent laisser les problèmes quasiment entiers c’est le cas pour l’exception pédagogique en France et cela le sera aussi sans doute hélas pour les oeuvres orphelines, malgré l’exception européenne. A l’inverse, beaucoup de problèmes trouveraient une solution avec la légalisation du partage non-marchand : usages pédagogiques et de recherche, oeuvres orphelines et épuisées, même l’Open Access, voire la question du livre numérique… De mon point de vue, cette « stratégie des exceptions » n’est pas interrogée par la profession et c’est un tort.

      – Sur la déclaration de Lyon.

      Désolé, mais même après tes précisions, je persiste à penser qu’il est impossible de parler de droit d’accès à l’information sans évoquer la propriété intellectuelle qui constitue une composante essentielle de la question. Tu m’accuses d’avoir un point de vue trop occidentalo-centré, mais les pays du Sud sont les premiers à pâtir des barrières dressées par la propriété intellectuelle en matière d’accès à l’information scientifique en technique, pour les médicaments, pour les semences, etc… Dès lors, la Déclaration de Lyon véhicule une vision désincarnée de l’information, coupée de ses conditions de production et de diffusion réelles. Par ailleurs, lire que le choix a été fait de ne pas mentionner la propriété intellectuelle pour ne pas froisser le gouvernement français est une attitude qui relève selon moi de l’auto-censure et que je récuse. Pour avoir parlé avec beaucoup de personnes de la déclaration de Lyon, j’ai pu constater que la déception que j’ai ressentie à sa lecture était assez largement partagée. Ce texte n’est pas parlant et c’est le prix de la Real Politik…

      – Sur la révision du Manifeste sur Internet de l’IFLA.

      C’est effectivement une bonne nouvelle et j’espère en effet – ne serait-ce que pour la crédibilité de l’IFLA – que la question du partage sera abordée.

      Quant à l’engagement au sein des associations professionnelles, j’ai déjà donné et il se passera un long moment avant que je ne reprenne cette voie, car les modes de fonctionnement de ces structures ne correspondent pas aux standards d’ouverture qui me paraissent indispensables pour rejoindre une cause. Ces modes de gouvernance ouverte, je les ai trouvés dans des organisations comme la Quadrature et nous tâchons de les faire vivre au sein de SavoirsCom1.

      Ce sont des choses auxquelles on peut difficilement renoncer une fois qu’on les a expérimentées…

      Bien à toi,

      Lionel

  3. Bonjour,
    Lionel, si tu as raison d’insister sur la nécessité pour les bibliothèques de travailler la question du partage non-marchand, de l’ouverture aux pratiques sociales des usagers de l’internet, j’ai peur qu’il y ait une confusion sur la place de la Déclaration de Lyon.
    Celle-ci vise à inscrire les bibliothèques dans les ODD (Objectifs du Développement Durable) qui en septembre 2015 doivent prendre le relai des Objectifs du Millénaire de l’ONU. Certes, ces Objectifs ne sont ni des guides concrets pour l’action, ni des traités contraignants, mais étant établis par l’ONU et validés par les États membres, ils définissent un cadre stratégique. Les mouvements sociaux peuvent s’en servir pour vérifier l’adéquation des politiques publiques ou des législations avec ces Objectifs. C’est une stratégie de lutte qui est utilisée en de nombreux endroits du monde.
    Les bibliothèques ne sont plus uniquement, et seront de moins en moins, des systèmes de gestion de l’information au service des usagers, mais deviennent des outils de la formation permanente, des services porteurs de la littératie numérique et des garants du domaine public. Certes, elles sont souvent en retrait, notamment en France, par rapport à ces dynamiques. Mais cela doit rester leur orientation. Car le danger est grand, et pour avoir été à des réunions de l’IFLA, je sais qu’il existe dans plusieurs pays, notamment anglo-saxons, de voir les bibliothèques devenir des pions dans les stratégies de monétisation des documents numériques par les grandes entreprises du secteur (voire de l’édition comme la volonté des grands monopoles comme Elsevier de faire participer les chercheurs à la publication… par le biais des bibliothèques des universités concernées). La question du livre numérique en bibliothèque d’un côté et celle de la numérisation du domaine public de l’autre deviennent alors des sujets conflictuels. Les mélanger avec l’aspect médiation/nouvelles pratiques culturelles risque alors d’être contre-productif.
    La Déclaration de Lyon me semble en phase avec les débats sur les Limitations et Exceptions qui se déroulent à l’OMPI, notamment tels qu’ils sont menés par le Chili et les pays africains. Certes, il est nécessaire de repenser le droit d’auteur, mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Pousser dans la loi et les traités les exceptions est une manière de pointer ce qu’il faudra prendre en compte dans l’évolution du droit. Pour moi, ce qui est dans les L&E est partie prenante de la loi. Les deux termes sont mal choisis, car ils s’inscrivent dans le cadre du droit exclusif que tu as raison de dénoncer… mais la réalité juridique est bien celle de gains de la société civile sur les pouvoirs commerciaux.
    Enfin, inscrire dans les ODD les bibliothèques, mais également le multilinguisme, l’accès au connaissances, le partage des savoirs dans un cadre de neutralité de l’internet est un enjeu international très important, qui dépasse la profession pour poser des questions géopolitiques, et au delà servir de critères pour revenir sur les positions des maximalistes de la propriété intellectuelle. La stratégie mentionnée au début.
    Mais tu as raison quand tu dis qu’il ne faut pas tout attendre de ces déclarations (de l’ONU comme de l’IFLA), et que c’est dans les pratiques au quotidien, dans les débats professionnels et dans le lien que ces professions du savoir vont établir avec les autres mouvements sociaux que l’on trouvera les clés pour déverrouiller l’avenir. Simplement, marcher sur deux jambes donne plus d’équilibre.

    Hervé Le Crosnier

    1. Bonjour Hervé,

      Je n’ai pas voulu dire dans ce billet que ce n’est pas une bonne chose que l’IFLA ait poussé pour que le droit d’accès à l’information entre dans les Objectifs du Développement Durable de l’ONU. C’est effectivement quelque chose d’important. Ce que je critique, c’est de n’avoir fait aucun lien dans cette déclaration entre le droit d’accès à l’information et la propriété intellectuelle. Tu es l’auteur d’un ouvrage fondamental sur la question, intitulé « Propriété intellectuelle. Géopolitique et mondialisation », qui montre précisément le poids de la propriété intellectuelle dans les rapports Nord-Sud et la manière dont les pays industrialisés utilisent cet instrument pour perpétuer leur domination : http://www.iscc.cnrs.fr/spip.php?article1779 Et cela me dérange, car la Déclaration de Lyon sort tronquée de cette omission et donne une image désincarnée et formelle du droit d’accès à l’information, alors même que les bibliothèques sont l’un des terrains où la propriété intellectuelle produit le plus de frictions. En plus de cela, le commentaire de Frédéric Blin nous apprend qu’une forme d’auto-censure a joué, qui a fait qu’on a omis de parler de propriété intellectuelle visiblement pour ne pas froisser le gouvernement français, et personnellement je trouve cela grave.

      Pour ce qui est des exceptions au droit d’auteur, honnêtement, je pense que c’est une erreur stratégique de défendre cette voie comme moyen unique de rééquilibrage du système. Pour employer une métaphore militaire, il est toujours bon de faire livrer bataille à l’ennemi sur un terrain qui nous est favorable. Pour les titulaires de droits, le terrain des exceptions est hyper-favorable, car le système a justement déjà été savamment verrouillé en amont pour « neutraliser » au maximum les exceptions. C’est le résultat par exemple du test en trois étapes figurant dans la Convention de Berne ou du principe selon lequel l’usage est toujours vu comme un préjudice ouvrant droit à compensation. Même quand des exceptions sont votées au niveau international ou européen, les titulaires de droits obtiennent encore un nouveau round au niveau national pour refermer au maximum les exceptions. On l’a vu avec l’exception pédagogique et on va le voir sans doute encore avec l’exception relative aux oeuvres orphelines. C’est pourquoi je dis que défendre des exceptions est le meilleur moyen de subir défaite sur défaite, en laissant le système perdurer tel qu’il est et même s’enfoncer toujours encore plus loin dans la spirale répressive qui le caractérise.

      Pourtant les bibliothécaires sont capables de prendre des positions offensives. Ils l’ont montré sur le neutralité du net ou sur la surveillance de masse. Pourquoi ne le font-ils pas sur le partage ? Pourquoi ne le font-ils pas sur la culture transformative, le remix, le mashup ?

      Il y a là des blocages qui doivent à mon sens être interrogés et dont les associations professionnelles doivent rendre compte.

      Mais les choses changent. De plus en plus de bibliothécaires, à titre individuel, ont une position très nette sur ces questions. Mais les associations, elles, ne bougent toujours pas… Il arrivera un moment où ce hiatus affectera leur crédibilité et leur représentativité. A moins qu’un sursaut n’intervienne, ce que je souhaite.

  4. Bonjour Lionel,
    Sur la Déclaration de Lyon, il n’y a pas eu de censure, je te rassure. Le texte a été préparé avec le concours de plusieurs autres ONG internationales actives dans le développement, dans le simple objectif que l’importance de l’information ne soit pas oubliée dans les objectifs de l’ONU pour le développement post-2015. L’IFLA suit directement et depuis plusieurs mois, en étant présente aux côtés de ces autres ONG partenaires, aux réunions à New-York. Le texte produit tient compte de la réalité des débâts qui s’y déroulent, afin d’avoir le meilleur impact possible : je fais entièrement confiance à mes collègues plus impliqués que moi sur ce dossier.
    Ma réaction à ton message porte en réalité plus sur la forme que sur le fond. On peut penser que souhaiter un traité international sur les exceptions et limitations au droit d’auteur n’est pas la meilleure tactique à suivre, ou que la Déclaration de Lyon aurait dû inclure des éléments sur la propriété intellectuelle. Peut-être. Simplement, il faudrait reconnaître que ces deux processus sont positifs pour la défense des bibliothèques et surtout de leurs usagers, et encourager à leur soutien. Tu le fais, mais en soulignant et insistant bien davantage ce que tu penses comme des insuffisances ou des erreurs dans ces démarches. La critique est nécessaire et fait avancer les réflexions, et notamment ce que je peux moi-même défendre au CA de l’IFLA : même si je ne suis pas toujours d’accord avec ce que tu dis, j’y suis attentif. Mais toujours voir le verre à moitié vide au lieu d’à moitié plein nuit à mon sens au poids que ces initiatives peuvent avoir, et au vu de l’audience que tu peux avoir dans la profession et au-delà, tu as une certaine responsabilité à cet égard.
    Soyons ouverts, positifs, solidaires et constructifs, et ne laissons pas l’amertume d’expériences passées nuire à nos objectifs communs…
    Bien à toi,
    Frédéric

    1. J’ai du mal à comprendre le procès en pessimisme que tu fais à Lionel, d’autant que lui comme moi qui n’avons peut-être pas nos entrées à l’OMPI ou dans les instances internationales comme tu le soulignes mais nous avons toujours soutenu les efforts de l’IFLA qui nous semblaient aller dans le bon sens, mais jamais dans un soutien aveugle… Tout ça est politique et ne saurait se résumer aux sentiments des uns ou des autres. Et Lionel n’est pas le seul à critiquer la Déclaration de Lyon. Je l’ai moi-même fait pendant l’IFLA sur twitter. En outre, personne ne dit que la démarche politique de rechercher des consensus internationaux n’est pas la bonne, mais que c’est frustrant de constater comme le fait Marie D. Martel sur son blog que le discours aurait pu être plus précis et plus moderne! Elle critique de manière argumentée la Déclaration de Lyon (et je partage son avis) :

      « le texte et son contenu demeurent fondamentalement structurés autour du concept d’information, un terme qui revient près de vingt-cinq fois ! (contre cinq occurrences pour la «culture» et deux pour la «connaissance») dans la Déclaration, posant que le développement passe par un développement technologique via les flux et Internet. La Déclaration reprend le vocabulaire qui règne depuis les années 70 dans les milieux documentaires sans intégrer de façon cohérente le discours sur le développement et les droits humains, même si elle y fait pourtant allusion. Comme une mayonnaise qui ne prend pas, comme un nouveau vernis sur un paradigme ancien, la Déclaration n’est pas ancrée dans la réalité des défis actuels, elle parle d’un autre temps sans offrir un véritable projet adapté au monde des réseaux qui soit politiquement courageux, orienté sur le savoir, le partage, la créativité, les biens communs, l’innovation, tourné vers les citoyens et les communautés en action qui se ré-approprient leurs projets territoriaux en même temps que leur avenir avec les bibliothèques comme facilitatrices. » http://bibliomancienne.wordpress.com/2014/09/02/la-declaration-de-lyon-sur-lacces-a-linformation-et-le-developpement-un-discours-drolement-ficele/

      On peut même se permettre de penser qu’une intégration de ces notions dans les textes produits par l’IFLA comme c’est le cas dans les « tendances » que le discours porté par les bibliothèques n’en serait que plus efficace! Tu es un des rares représentants français de l’IFLA et nous te devons beaucoup pour ton implication, mais de grâce écoute nos critiques AUSSI!

      Amicalement, et politiquement aussi…

  5. Bonjour Lionel,
    sur la déclaration de Lyon : pour avoir fait partie de l’équipe française de relecture, je t’assure qu’il n’y a pas eu de manipulation des ministères français, et encore moins d’auto-censure. C’est un texte international, la France n’a pas à décider du contenu sous prétexte que ça s’appelle déclaration de Lyon. En revanche, ce que la relecture française a fait c’est d’insister pour l’ajout des mentions de culture et de connaissance. Dans les premiers jets, il s’agissait uniquement d’information ; Marie a en effet bien vu la focale forte sur ce thème. Autre chose, il y a un certain nombre de points qui se placent non pas seulement du point de vue de la mise à disposition de l’information, mais aussi de la création d’information et du partage d’informations qui sont quelques pistes ouvertes.
    Bon, comme je le disais par ailleurs, j’ai bien conscience que ce n’est pas suffisant dans l’absolu, mais comme ce n’est pas un manifeste mais un outil de lobbying pour l’ONU, cela restreint absolument la marge de manœuvre. Après, mon point de vue c’est que la lutte ne se mène pas à l’ONU (encore heureux, sinon on n’irait pas bien loin), mais que pour autant ce n’est pas une raison pour mettre de côté ce champ-là d’action. L’IFLA excelle dans ce type d’action, laissons-les lui. à nous de construire comme tu le fais ou d’autres, le quotidien d’une pratique plus libre.
    à plus
    raphaelle

    1. Bonjour,

      Je veux bien croire ce que tu me dis sur l’absence de censure, mais il faudra alors que l’on m’explique ce que signifie cette phrase écrite par Frédéric Blin. Je ne l’ai pas inventée, il me semble :

      « Par ailleurs, il ne faut pas oublier que cette Déclaration porte le nom d’une grande ville française, et que, comme tu le sais, la position officielle française sur les thématiques de la propriété intellectuelle est très affirmée. La France soutient ce texte, car la France soutient aussi l’importance de la culture dans les objectifs pour le développement. Si l’IFLA avait insisté sur la propriété intellectuelle en relation avec ses positions affirmées à l’OMPI, non seulement la Déclaration de Lyon n’aurait jamais obtenu le soutien français et n’aurait donc probablement pas vu le jour ».

      Il n’y a peut-être pas eu censure directe, mais auto-restriction. Je ne sais pas ce qui est le plus grave…

      Par ailleurs, faire la distinction entre une sphère qui serait celle de l’IFLA et une autre qui serait celle de l’action quotidienne me paraît poser un véritable problème de représentativité de l’institution. C’est ne pas voir que les questions liées à l’ouverture, au Libre et aux communs sont de plus en plus prégnantes parmi les bibliothécaires.

      Pour ne pas terminer sur une note négative, je constate que ces thématiques commencent à infuser au sein même des associations professionnelles. Le prochain numéro de la revue Bibliothèque(s) de l’ABF portera sur la thématique « Bibliothèques et biens communs ». Plus significativement encore, le congrès de l’ADBU qui a eu lieu cette semaine à Strasbourg a comporté des échanges très offensifs sur les question de propriété intellectuelle, avec notamment le projet « d’écrire un droit de la science ouverte » autonomone vis-à-vis de la propriété intellectuelle et un discours critique sur la « stratégie des exceptions » dont je parle dans ce billet. Voir ici : https://twitter.com/search?f=realtime&q=%23adbu14&src=typd

      Donc les lignes sont en train de bouger et une institution comme l’IFLA devra en tenir compte.

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