La semaine dernière, le directeur de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) – Francis Gurry – s’est fendu d’un commentaire lors du Somment Mondial du Droit d’auteur à Bruxelles, dont Numerama s’est fait l’écho dans cet article :
« Malheureusement ce que nous voyons dans le monde de la propriété intellectuelle ces 10 ou 15 dernières années, c’est que l’agenda tend à être un agenda négatif. Il tend à s’intéresser aux exceptions, aux limitations, et aux autres manières de ne pas avoir de propriété intellectuelle », a-t-il regretté. « Je suis très désireux de nous voir revenir avec un agenda positif« .
Cette déclaration intervient alors que l’OMPI, depuis plusieurs années à présent, sous l’impulsion des pays du Sud devenus influents au sein de l’organisation, s’est engagée dans un cycle de réflexions visant à assouplir les règles du droit d’auteur en revalorisant les exceptions et limitations, par le biais de nouveaux traités (voyez ce billet par Michèle Battisti sur Paralipomènes).
Fin 2009, la Quadrature du Net avait salué cette initiative, en parlant de la reconnaissance d’un véritable droit des utilisateurs, peut-être enfin avec une force égale au droit d’auteur et j’avais approuvé cette vision dans S.I.Lex. C’est donc une bataille de tout premier ordre qui est en train de se jouer à l’OMPI, touchant à la nature même de la propriété intellectuelle, et à mon sens, le combat conceptuel essentiel devant être mené pour sortir de l’impasse actuelle.
Or, il est significatif que la réflexion de l’OMPI se porte dans deux directions : les exceptions en faveur des handicapés visuels et celles bénéficiant aux bibliothèques et services d’archives, qui se retrouvent au coeur de cette lutte pour le rééquilibrage de la propriété intellectuelle à l’heure du numérique.
La sortie fracassante de Francis Gurry s’explique certainement par le fait que cette semaine, du 15 au 24 juin, se tient une réunion du Comité Permanent sur le Droit d’auteur et les Droits voisins de l’OMPI, qui doit précisément reprendre les négociations autour des exceptions et limitations, dans un contexte tendu d’affrontement Nord/Sud.
Pour les bibliothèques, la réflexion est déjà relativement avancée puisqu’un projet de traité a été révélé en avril 2011, que l’on peut trouver sur le site de l’IFLA.
C’est l’aboutissement d’un long travail, qui avait débuté en 2008, par un rapport remis par le professeur Kenneth Crews sur les exceptions et limitations en faveur des bibliothèques et Archives dans le monde (j’en avais fait l’analyse à l’époque sur le site de l’ADBS). Ce rapport mettait en lumière la disparité très forte des règles applicables aux bibliothèques et les difficultés que les bibliothécaires partout dans le monde rencontrent pour remplir leurs missions, du fait de la rigidité du droit d’auteur :
Les études de cas démontrent que dans de nombreux pays les bibliothécaires doivent se débattre avec des dispositions législatives trop floues ou trop complexes pour être appliquées sans ambiguïté. Parfois les exceptions prévues sont trop étroites pour englober certains aspects essentiels du fonctionnement des bibliothèques et, bien souvent, elles ne leur permettent pas d’utiliser de manière satisfaisante les technologies numériques.
Dans ces conditions, le projet de traité de l’OMPI soulève un très grand espoir, car ce texte propose une véritable revalorisation de la condition juridique des bibliothèques, pour jouer pleinement leur rôle dans la société de l’information et devenir des lieux privilégiés d’exercice des libertés fondamentales des individus, dans l’accès au savoir et à la culture. L’enjeu est bien sûr essentiel pour les pays du Sud, mais il ne l’est pas moins pour les pays du Nord, dans lesquels les libertés publiques sont chaque jour un peu plus menacées au nom d’une conception dévoyée et instrumentalisée du droit d’auteur.
Je voudrais dans ce billet vous montrer quelles sont les avancées majeures du traité de l’OMPI pour bien cerner l’impact potentiel d’un tel texte :
1) Création d’un droit de prêt universel
Article 6. Library lending : It shall be permissible for a library to lend a lawfully acquired copyrighted work, or matter subject to related rights, to a person, or to another library for subsequent loan to a person, by any means.
En France, le droit de prêt en bibliothèque n’est reconnu que par le biais d’une licence légale, strictement limitée aux livres. Rien dans la loi ne permet aux bibliothèques de prêter des CD, des vidéos ou des jeux vidéos, et encore moins, des documents numériques comme des e-Books. Pour les supports autres que des livres, elles doivent passer par des contrats négociées d’une manière ou d’une autre avec les titulaires de droits, ce qui peut s’avérer excessivement complexe, voire impossible lorsqu’aucune offre n’est proposée. C’est ce que j’ai récemment appelé le problème de la « bibliocompatibilité des contenus » et l’un des obstacles majeurs à la poursuite des missions traditionnelles des bibliothèques dans l’environnement numérique.
Avec le traité OMPI, ce problème disparaît : le prêt en bibliothèque n’est plus conditionné par l’obtention d’un licence ; il est immédiatement possible pour tous les types d’oeuvres, dès lors que le support est légalement acquis par l’établissement. Et le document peut ensuite être prêté « by any means« , c’est-à-dire par tous les moyens que la bibliothèque voudra mettre en oeuvre (et non par le biais de systèmes épouvantables, imposés par les titulaires et bardés de DRM !).
2) Un droit général de transmission à distance des documents
Article 7. Right to Library Document Supply. It shall be permissible for a library or archive to supply a copy of any work, or of material subject to related rights, lawfully acquired or accessed by the library or archive, to another library or archive for subsequent supply to any of its users, by any means, including digital transmission, provided that such use is compatible with fair practice as determined in national law.
Dans l’environnement physique, les bibliothèques pouvaient légalement envoyer à l’usager d’un autre établissement un livre absent de ses collections. Cette possibilité de prêt entre bibliothèques est quasiment impossible à reproduire de manière satisfaisante dans l’environnement numérique, tant que ces usages sont conditionnés à la passation de licences avec les titulaires de droits.
Ici encore, le traité lèverait la difficulté en considérant que la transmission à distance des documents (y compris par voie numérique : « by any means, including digital transmission« ) est une faculté naturelle des bibliothèques, dès lors que les collections ont été régulièrement acquises.
3) Une connexion rétablie entre les bibliothèques, l’enseignement et la recherche
Article 10 Article Right to the Use of Works for Education, Research and Private Study
1) It shall be permissible for libraries and archives upon request from a user, and by their users, to reproduce by any means a work, and material subject to related rights, lawfully acquired or accessed by the library or archive for the purposes of education, research, or private study, provided that such use is compatible with fair practice as determined in national law.2) It shall be permissible for libraries and archives to communicate to the public and make available by any means a work, and material subject to related rights, lawfully acquired or accessed by the library or archive upon request from a user for the purposes of education, research, or private study, provided that such use is compatible with fair practice as determined in national law.
En France, une exception pour l’illustration de l’enseignement et de la recherche a été introduite par la loi DADVSI, mais il s’agit en grande partie d’un véritable « trompe-l’oeil législatif », très coûteux pour la collectivité et à la source d’une grande insécurité juridique pour tous les acteurs de la sphère de l’éducation et de la recherche. De plus, Anne-Laure Stérin a brillamment démontré dans un article récent du BBF que cette exception présente le défaut d’être quasiment inutilisable en bibliothèques, en dépit de leurs liens naturels avec l’enseignement et la recherche.
Le traité OMPI replace les bibliothèques au centre de cette problématique et leur permet de mettre à disposition de leurs usagers les collections légalement acquises pour des usages pédagogiques, de recherche ou d’études privées, y compris par voie numérique.
4) D’autres dispositions importantes
Le traité ouvre en outre aux bibliothèques et services d’archives la possibilité de faire des reproductions de leurs collections à des fins de préservation (Art. 8), d’opérer des traitements sur leurs collections de manière à les rendre accessibles aux personnes affectées d’un handicap (Art. 9), d’archiver le web (Art. 12) ou encore d’utiliser les oeuvres orphelines (Art. 13).
Plusieurs dispositions protègent fortement ces exceptions en faveur des institutions culturelles : le traité empêche qu’elles soient neutralisées par des clauses contractuelles (Art. 14) et il leur permet même de faire sauter les DRM qui pourraient entraver leur mise en oeuvre (Art. 15)
Enfin (et j’ai presque eu du mal à en croire mes yeux…), ces exceptions ne sont pas assorties de l’obligation de mettre en place une compensation financière au profit des titulaires de droits (il est seulement demandé que celles qui existent déjà soient maintenues) :
Exceptions or limitations to copyright or related rights mandated by this Treaty in the following Articles, unless required otherwise, shall not be conditional upon remuneration to authors or to any other rightholder.
D’un point de vue technique, je dirais que ce traité procéderait à une forme de neutralisation du droit de destination, qui permet actuellement aux titulaires de droits de continuer à contrôler l’usage des oeuvres une fois celles-ci vendues une première fois . L’acquisition par les bibliothèques provoquerait une suspension de ce droit et une série de licences légales permettraient ensuite des formes d’usages collectifs très larges des oeuvres. Par ce biais, le mécanisme de l’exception au droit d’auteur produit un effet puissant, beaucoup plus en tout cas que tout ce que l’on trouve actuellement dans le droit français.
Je comprends que Francis Gurry se sente mal à la lecture de ce projet, car il consacre effectivement, au nom de l’intérêt général et des libertés publiques, un véritable droit des utilisateurs des bibliothèques, quasiment à la même hauteur que le droit d’auteur. Le texte reconnaît que les oeuvres, en tant qu’objets de savoir et de culture, deviennent des biens communs lorsqu’elles entrent dans les collections des bibliothèques, et ce bien avant qu’elles ne rejoignent le domaine public.
Alors, espoir ou désespoir ?
Ce texte est donc bien révolutionnaire dans sa philosophie, mais quelles sont les chances de le voir un jour adopté par l’OMPI ?
Elles sont évidemment faibles, car le lobbying sera intense pour abattre ce texte ou le dénaturer avant adoption. Même s’il passait en l’état, il faudrait encore de longues années avant qu’il soit d’abord transformé en directive par l’Union européenne, puis transposé sous forme de lois dans notre droit national.
Je serai donc sans doute un vieux bibliothécaire fatigué lorsque ce traité commencera à produire des effets réels et nul ne peut dire ce qui restera de sa substance à ce moment…
Mais d’ici-là, Bibliothécaires, Archivistes, Enseignants et Citoyens devraient leur apporter tout leur soutien, s’ils veulent que cette promesse prenne corps.
Et quelle que soit l’issue, il faudra se souvenir que c’est par les bibliothèques que l’espoir d’un renouveau de la propriété intellectuelle un jour est passé.
Le commentaire de Francis Gurry indique un vrai problème avec sa conception du ‘droit d’auteur’ ou ‘copyright’.
Historiquement, ‘copyright’ est un privilège donné par l’état (pour encourager la création des nouveaux textes, etc.) et non un droit ‘naturelle’.Le ‘droit économique d’auteur’ (ou ‘copyright européen’) et ‘copyright Anglais / Americain’ sont souvent vu comme quelque chose totalement diffèrent – mais c’est faux. L’histoire du droit d’auteur en France révèle qu’il était toujours vu comme un privilège par beaucoup des experts et des élus ( argument jamais résolue).
De plus, le ‘droit économique d’auteur’ a toujours inclus le soit disant ‘droit d’utilisateur’, qui n’est pas quelque chose de négative ou opposée, mais une part entière
Malheureusement, le débat et l’histoire ont été détourner par des entreprises pour leur propre but, et non pas pour les bénéfices de la société entière. C’est importante que le société civile (bibliothécaires inclus) reprenne le contrôle du débat et mette l’interet de la société au centre de la ‘droit économique d’auteur’, et non du commerce .
NB. L’histoire du droit moral d’auteur et son lien avec le ‘droit économique d’auteur’ est une autre question non résolue, en France et Angleterre / EEUU.