Un conte pour imaginer le (No) Futur du Droit d’Auteur

Le mois dernier, la Modern Poland Foundation a lancé sur Indiegogo un concours original intitulé Future of Copyright. Elle demandait aux internautes d’imaginer quel pourrait être le futur du droit d’auteur et d’envoyer leurs contributions sous la forme de textes ou de vidéos.

L’un des détournements de tableaux qui servaient d’illustrations à ce concours « Future of Copyright »

Dix textes ont été rassemblés sous la forme d’une anthologie, téléchargeable comme un livre numérique sous licence CC-BY-SA. Le jury, qui comportait notamment le professeur Michael Geist, a choisi de décerner le premier prix à Aymeric Mansoux, pour un texte intitulé Morphology of A Copyright Tale (Morphologie du conte du droit d’auteur), inspiré de l’ouvrage Morphologie du conte du flokloriste russe Vladimir Propp.

Ayant étudié de nombreux contes traditionnels, Propp avait avancé l’idée qu’ils suivaient tous une sorte de structure sous-jacente immuable en 31 étapes, dont il a proposé une modélisation dans son ouvrage en 1928. Aymeric Mansoux a réutilisé ce canevas pour raconter l’histoire du droit d’auteur, depuis l’âge des contes traditionnels jusqu’à un futur qui dépasse notre époque :

This text is based on the work from Vladimir Yakovlevich Propp in his 1928 essay “Morphology of the Folktale.” By studying many Russian folktales, Propp was able to break down their narrative structure into several functions, literally exposing an underlying thirty one step recipe to write new and derivate similar stories.

Ce texte n’était disponible qu’en anglais, mais nous avons décidé de le traduire, @Sploinga et moi, pour le faire connaître plus largement en France. @Sploinga propose aussi sur Github de traduire les autres textes figurant dans l’anthologie rassemblée par la Modern Poland Foundation à l’occasion de ce concours. Libre à vous de contribuer !

Le texte d’origine d’Aymeric Mansoux étant sous licence CC-BY-SA cette traduction l’est également, en vertu de la clause de partage à l’identique.

Cette histoire constitue à mon sens une méditation très intéressante sur l’avenir du droit d’auteur, disant des choses profondes, et je vous donne rendez-vous après pour partager quelques réflexions.

MORPHOLOGIE DU CONTE DU DROIT D’AUTEUR (Par Aymeric Mansour. Traduction en français par Sploinga et Calimaq. CC-BY-SA)

Banksy – No Future. Par Paul Nine-O. CC-BY. Source : Flickr

1. ABSENTION

Il était une fois, dans la merveilleuse vallée du Folklore, une créatrice qui s’interrogeait sur le devenir de sa contribution au patrimoine des contes mimétiques et qui décida de prendre quelques distances avec les modes de création anonymes habituels dans sa communauté.

2. INTERDICTION

 La créatrice est mise en garde par une pancarte géante. Elle indique : « Renonce ».

3. TRANSGRESSION DE L’INTERDICTION

En dépit de cette mise en garde virale, la créatrice quitte sa communauté et commence à signer ses oeuvres pour légitimer sa contribution individuelle à la scène des conteurs.

4. RECONNAISSANCE

Sur son chemin de son accession à la qualité d’auteur, elle rencontre le Juriste et l’Editeur.

5. ACCOUCHEMENT

Le Juriste délivre des droits à la créatice.

6. SUPERCHERIE

 La créatrice devient l’Auteure.

7. COMPLICITE

Dès lors, l’Auteure et l’Editeur commencent à promouvoir les droits d’auteur dans la vallée du Folklore.

8. FORFAITURE ET PERTE

Avec l’aide du Juriste, l’Editeur utilise l’Auteure comme prétexte pour transformer la Vallée du Folklore en une fabrique lucrative de contes.

9. MEDIATION

 L’Auteure reçoit des messages de détresse d’un autre créateur persécuté par l’Editeur pour avoir créé une variante à partir d’un conte protégé par le droit d’auteur.

10. CONTRE-OFFENSIVE

 L’Auteure entend le son d’une flûte. Cette mélodie libre provient d’un campement au-delà de la Vallée du Folklore.

 11. DEPART

 L’Auteure quitte la Vallée du Floklore, à présent complètement couverte par le droit d’auteur, et se dirige vers le campement, attirée par la mélodie de cette invitation ouverte.

 Le Juriste la suit de loin.

12. MISE A L’EPREUVE

 Arrivée au campement, l’Auteure apprend de l’Homme à la Barbe que les informations utiles devraient être libres. Cela ne veut pas seulement dire qu’elles devraient être gratuites. Le Juriste, caché, l’écoute attentivement. L’Homme à la Barbe recommence à jouer de la flûte.

L’homme à la barbe… hummm… cela me rappelle quelque chose, mais quoi déjà ? ;-) Par Anders Brenna. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

13. REACTION

 Quittant le campement, l’Auteure se demande si les expressions culturelles pourraient ou non devenir libres également et, d’une certaine façon, libérées du droit d’auteur.

14. DON

 Le Juriste apparaît devant l’Auteure et lui apporte les licences libres.

 15. ACCOMPAGNEMENT

Avec l’aide de la culture du remix, le Juriste utilise l’Auteure comme prétexte pour transformer la Vallée du Folklore en un labyrinthe bureaucratique techno-juridique, mais libre pour tous.

16. LUTTE

Avec la prolifération des licences, l’Auteure ne peut plus faire face à la complexité qui découle de sa propre pratique. Elle sent qu’elle a perdu le contrôle de sa propre création, qui devient juste bonne à être exploitée comme un carburant par le réseau d’information en croissance continue alimenté par le Juriste et l’Editeur.

17. MARQUAGE

Sans tenir compte de ses intentions réelles, l’ensemble des oeuvres de l’Auteure sont marquées avec différents logos, des représentations imagées supposées être compréhensibles par des humains, mais qui renforcent de nombreux conflits idéologiques, des intérêts commerciaux et des croyances à présent rationalisées par les droits d’auteurs et par leurs différents détournements libristes.

18. VICTOIRE

Le seul échappatoire est d’ignorer complètement le droit d’auteur. Quelle que soit sa forme. De tout abandonner derrière soi, petite victoire personnelle sur la machinerie techno-juridique, mais un premier pas vers une libération de la Vallée du Folklore.

19. RÉSOLUTION

En conséquence, l’Auteur devient Pirate de sa propre oeuvre, de toutes les oeuvres, une nouvelle fois. Elle se met un bandeau noir sur l’oeil.

20. RETOUR

La Pirate retourne dans la Vallée du Folklore, à présent complètement couverte de licences libérales, voire libristes, toutes incompatibles entre elles et fragmentées. L’Editeur et le Juriste font en sorte que tout soit bien rangé et silencieux. « Morphologie d’un conte » de Vladimir Propp devient l’algorithme breveté d’une matrice en freemium qui se nourrit automatiquement de l’aggrégation de contenus ouverts produits par les créateurs de la Vallée du Folklore.

 La Pirate a quelque chose à dire à propos de tout ça.

21. POURSUITE

L’Editeur et le Juriste, qui considèrent la présence de la Pirate comme une menace sérieuse à leur empire informationnel, lancent plusieurs campagnes de désinformation pour remettre en cause la légitimité de la Pirate de critiquer quoi que ce soit, étant donnée qu’elle se livre à des activités illégales et donc moralement condamnables.

Ce travail de sape est renforcé par des mécanismes répressifs de plus en plus agressifs, punitifs et aveugles, qui frappent les créateurs qui voudraient s’engager sur le même chemin qu’elle.

22. EVASION

La Pirate arrive à échapper un moment à l’Editeur et au Juriste en utilisant un réseau souterrain de tunnels et de cavernes qui s’étend sous la Vallée du Folklore, à présent entièrement surveillée, verrouillée, cloudifiée et jouettifiée.

23. ARRIVÉE

Finalement, la Pirate décide de refaire surface dans la Vallée plutôt que de passer le restant de ses jours à vivre sous terre comme un rat. Elle émerge au beau milieu d’une foule étonnée de créateurs de contes stéréotypés dont on a lavé le cerveau.

24. RÉCLAMATION

L’Éditeur et le Juriste arrivent et délivrent leur discours moralisateur habituel, celui qui a permis durant tout ce temps d’anesthésier les créateurs de la Vallée du Folklore et de les garder sous contrôle. La peur d’être pillée peut se lire en filigrane à travers toutes les histoires, la panique à propos du fait de se détacher de soi-même.

25. DÉFI

L’Éditeur et le Juriste mettent à l’épreuve la Pirate. Ils soutiennent qu’elle n’a aucun droit de contester la situation. Elle n’est après tout qu’un parasite, un passager clandestin qui n’a aucune idée de ce qui est en jeu.

26. SOLUTION

La Pirate enlève le bandeau sur son œil.

27. RECONNAISSANCE

Soudainement, tous les créateurs reconnaissent l’Auteure. Cette Auteure qui avait commencé à signer beaucoup de ces contes qui sont à présent utilisés sous licence comme des modèles dans les fabriques de contes implantées par le Juriste et l’Editeur.

Et tous l’écoutent…

28. EXPLICATION

L’Auteur raconta son voyage.

Jusqu’à l’éveil de son individualité, elle avait expérimenté différentes façons de travailler ses outils d’expression, en utilisant les apports des autres directement ou indirectement. Elle s’était intéressée à autant de méthodes collaboratives qu’il y avait de couleurs dans le monde. Mais elle explique qu’à mesure qu’elle avait gagné en expérience, elle avait ressenti le besoin de signer et de laisser son empreinte dans son oeuvre d’une manière ou d’une autre. Elle s’était sentie mal à l’aise avec le paradoxe qui se faisait jour : d’un côté, son désir de n’être qu’un simple neurone dans ce flux continu de la créativité et de l’autre, ce besoin primaire de s’élever au dessus de ses pairs pour briller et rendre visible sa propre contribution. Elle explique aussi son besoin de vivre tout simplement et pourquoi en conséquence, elle avait d’abord pensé que le droit d’auteur était un modèle juste, inoffensif pour le public et pour ses pairs. Elle dit qu’elle n’avait pas réalisé que la liberté dont ils jouissaient naguère au sein de la communauté des créateurs de contes ne pouvait être égalée par des contrats juridiques, même avec les meilleures intentions qui soient.

Elle conclut qu’à chaque étape de sa quête pour la compréhension de la véritable matrice de la culture, le Juriste et l’Éditeur étaient présents pour rendre possibles et soutenir ses expérimentations, mais qu’ils devenaient de plus en plus puissants et incontrôlables. Plus que tout, elle regrettait de les avoir laissés décider comment son œuvre et toute la culture, devait être produite et consommée.

 Elle s’excuse.

29. TRANSFIGURATION

 L’Auteure redevient à nouveau une créatrice.

30. CHÂTIMENT

 Tout le travail de l’Éditeur et du Juriste se délite. Le droit d’auteur est bani de la Vallée du Folklore.

31. MARIAGE

 La créatrice épouse un autre créateur. Ils vivent alors heureux après cela, créant beaucoup de nouveaux contes.

Quant à l’Homme à la Barbe, on m’a raconté qu’il avait transformé son campement en une brasserie, mais ceci est une autre histoire…

***

Quelques réflexions :

Je trouve particulièrement intéressant dans ce texte la manière dont Aymeric Mansoux nous replonge dans les temps immémoriaux de l’âge du Folklore pour nous inviter à penser le futur du droit d’auteur. Il défend la thèse que l’avenir du droit d’auteur ne peut qu’être qu’un No Future et qu’on ne sortira définitivement des conflits actuels qu’en retournant à une conception de la création détachée de la notion de propriété.

Retourner aux temps immémoriaux des débuts de la création, une utopie ? Peut-être pas… (Par dsearls. CC-BY. Source : Flickr)

Le plus surprenant dans sa proposition est peut-être le fait qu’il considère que les licences libres ne constituent finalement qu’un des avatars de la logique du droit d’auteur et non une solution aux problèmes qu’il soulève. Aymeric Mansoux n’est à vrai dire pas le premier à se faire l’écho d’un tel sentiment. Il existe en effet toute une tradition de créateurs, que j’ai déjà évoquée dans S.I.Lex, de Tolstoï à Godard en passant par Jean Giono, qui ont voulu produire des oeuvres en dehors de la logique du droit d’auteur. J’avais proposé de nommer Copy-Out cette tendance à essayer le dépasser les licences libres et le copyleft :

Il est peut-être temps de dépasser la logique du Copyleft elle-même pour entrer dans celle du Copy-Out : la sortie en dehors du cadre du copyright et non plus son aménagement.

Cette aspiration au détachement se retrouve par exemple chez une artiste comme Nina Paley, qui a choisi de renoncer purement et simplement au droit d’auteur sur ses créations, après avoir longtemps promu l’usage des licences libres. Elle l’a fait d’abord en créant une non-licence parodique, le Copyheart, puis en choisissant de placer ses oeuvres sous la licence CC0 (Creative Commons Zero) exprimant un renoncement complet à ses droits. Elle explique son choix par la volonté de faire voeu de « non-violence légale », en se détournant non seulement du copyright, mais aussi des licences libres  :

Pour moi, la CC-0 est ce qu’il y a de plus proche d’un vœu de non-violence légale. La loi est un âne que je refuse de monter. Je ne peux pas abolir le mal. La Loi ne peut abolir le mal, au contraire, elle le perpétue et l’amplifie. Les gens continueront à censurer, faire taire, menacer et maltraiter le savoir, et ce désastreux morcellement qu’est la propriété intellectuelle continuera d’encourager de telles choses. Mais je me refuse, pour combattre des monstres, à en devenir un ou à nourrir le monstre que je combats.

Mimei & Eunice. Par Nina Paley.

Ce même type d’approche a été relayée récemment par un créateur comme Zaqary Adam Green, qui estime par exemple que les licences Creative Commons forment un système trop complexe et même dans le champ du logiciel libre, on commence à entendre des voix qui se demandent s’ils ne vaudraient pas mieux arrêter les licences libres au profit du domaine public.

Les licences Creative Commons vues par Zachary Adam Green.

Le stade de rejet complet du droit comme mode de régulation de la création que décrit Aymeric Mansoux dans son texte semble donc déjà en train d’advenir. A vrai dire, l’ouvrage Un monde sans Copyright… et sans monopole par Joost Smiers et Marieke van Schijndel (disponible chez Framabook) envisage déjà l’hypothèse d’une suppression totale de la propriété intellectuelle, en montrant qu’il resterait possible de mettre en place une économie de la culture, sans doute plus juste que celle qui existe actuellement. Et j’avais eu aussi l’occasion d’étudier les secteurs de la création qui échappent actuellement au droit d’auteur (parfumerie, mode, cuisine, magie, etc), en montrant qu’ils avaient su trouver d’autres modes de régulation.

On trouve également en France un auteur qui a délibérément choisi d’abandonner ses droits sur ses romans, dont j’ai plusieurs fois eu l’occasion de parler dans S.I.Lex. Il s’agit de Pouhiou, auteur du cycle des Noénautes qui place ses écrits sous licence CC0, non sans par ailleurs les publier chez Framabook.

En lisant les motivations qui l’ont poussé à faire ce choix, on se rend compte que l’on trouve plus d’un écho avec le texte d’Aymeric Mansoux, et notamment le fait qu’il utilise lui aussi pour écrire une « matrice », comme celle de la Morphologie du conte de Propp :

Le Yi King est un livre de sagesse chinois qui répertorie les situations du monde en 64 hexagrammes. Un hexagramme, ça correspond un peu à une arcane dans notre tarot de Marseille.

Je me suis amusé à imaginer que chaque hexagramme me raconte ce qui se passerait dans chaque chapitre. Ce procédé m’a donné une construction solide pour mon roman. Ainsi, je découvrais où l’intrigue nous menait en même temps que tout le monde.

Les huit premiers hexagrammes m’ont inspiré les huit chapitres qui forment #Smartarded. Le but est, à terme, d’écrire les 8 livres que devrait comporter le Cycle des NoéNautes (à raison de deux par an).

Les trigrammes du Yi King pour écrire un roman.

Et ce mode de création n’est pas sans lien avec le choix de renoncer au droit d’auteur :

[…] au fur et à mesure de l’expérience, je me suis rendu compte que ce que j’écrivais ne m’appartenait pas. Que je sois inspiré par l’humour de Terry Pratchett, la provoc de Chuck Palahniuk, une chanson de Bénabar ou un modèle de tricot… Les idées ne font que passer par moi… En fait je n’écris pas : je digère !

Cette idée que nous puisons, même à notre insu dans un fonds préexistant pour créer, met à mal le concept fondamental qui sert de pierre angulaire au droit d’auteur, à savoir l’originalité conçue comme une « empreinte de la personnalité » de l’auteur portée dans son oeuvre. Dans le modèle que Propp a proposé pour analyser les contes, on voit que la question de l’originalité s’efface derrière le suivi d’un canevas préexistant. C’est toujours la même histoire que racontent les contes, malgré leurs variations.

Il se trouve que d’autres auteurs ont développé de telles thèses par la suite, en montrant que même les créations contemporaines sont réductibles à une « structure » sous-jacente. C’est la thèse notamment de Joseph Campbell dans l’ouvrage « Le Héros aux mille et un visages » publié en 1949. Campbell soutient qu’un très grand nombre d’histoires peuvent se ramener à un schéma narratif archétypique, qu’il nomme le « voyage du héros ». Cette structure constitue à ses yeux un « monomythe » qui constitue la matrice de la plupart des grands récits de l’Humanité.

Mais loin d’être limité aux mythes et aux contes traditionnels, le pouvoir explicatif de la théorie du monomythe s’applique en réalité à de très nombreuses créations contemporaines. Georges Lucas par exemple reconnaissait sa dette vis-à-vis de l’ouvrage de Campbell pour l’écriture de Star Wars et de plusieurs analyses ont mis en évidence la présence de la même structure sous-jacente dans de nombreux récits.

Star Wars, Harry Potter, Le Seigneur des Anneaux, Matrix, Nemo… toujours la même histoire ? Et le monomythe en arrière-plan ?

Tous ces éléments renforcent à mon sens l’intérêt de la vision d’Aymeric Mansoux. Tout se passe comme si nous avions « oublié » que nous créons toujours comme le faisaient les conteurs, en puisant dans un fonds pré-existant, qui n’est autre que le Domaine Public Vivant. Le prisme du droit d’auteur agit comme un voile idéologique qui brouille la conscience des créateurs de leur dette envers les créations antérieures et des apports de leurs contemporains. Mais la culture du remix et du mashup constitue à bien des égards une résurgence de ces formes de création collective.

Comme le suggère Aymeric Mansoux, la clé du futur réside sans doute entre les mains des créateurs eux-mêmes et dans leur capacité à accepter le détachement nécessaire à l’évolution du système. Je lisais récemment cette phrase explosive sur le site d’Antoine Brea : « notre temps où la littérature est dévorée du cancer qu’est devenu l’auteur ».

En attendant, nous sommes encore plongés dans cette phase où la Vallée du Floklore continue à être couverte par le copyright. Cette question prend même aujourd’hui une acuité nouvelle, puisque l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) a lancé des travaux pour mettre en place un traité international à propos du Folklore, des savoirs traditionnels et des ressources génétiques. Le but est de trouver une manière pour que ces connaissances puissent faire l’objet d’une protection et ne risquent pas des confiscations brutales de la part de firmes des pays industrialisés. Les postures traditionnelles du Yoga par exemple ont fait l’objet de tentatives de « piratage » par des sociétés américaines qui ont tentées de les breveter. Le problème, c’est qu’il y a de fortes chances que l’OMPI applique le schéma de la propriété intellectuelle à ces types de savoirs traditionnels, alors que ce patrimoine ne devrait pas être saisi à travers ce prisme déformant.

On a déjà pu constater ce phénomène, avec par exemple les Maoris qui ont voulu revendiquer un droit de propriété intellectuelle sur leur Haka traditionnel pour pouvoir contrôler l’usage qui en est fait par les All Blacks ou le peuple des guerriers Maasaï qui a cherché récemment à déposer son nom comme marque afin d’empêcher des firmes de vendre des produits estampillés ainsi. Il existe même une Maasai Intellectual Property Initiative, visant à faire reconnaître la « marque culturelle » de ce peuple, dont on peut comprendre la logique, mais qui laisse un sentiment de malaise…

Le nom et l’image des guerriers Maasaï utilisés dans une pub Range Rover…

L’Afrique du Sud cependant est en train d’expérimenter une nouvelle voie, en préparant une Loi sur les savoirs traditionnels, qui essayerait de les protéger par des mécanismes propres, différents de ceux de la propriété intellectuelle classique :

The new Bill, unlike the old Bill, proposes a sui generis approach to the protection of traditional knowledge.  In short, this means that traditional knowledge will be dealt with as a new category of intellectual property rather than fitting it into the already existing categories of intellectual property. This approach has generally been regarded internationally, including by the World Intellectual Property Organisation, as the proper approach for the protection of traditional knowledge.
The protection proposed to be offered by the new Bill can be divided into 3 categories, namely :

  • Traditional Work, akin to copyright;
  • Traditional Designs, akin to Designs; and
  • Traditional Marks; akin to Trade Marks.

Même dans cette hypothèse, on voit que le savoir traditionnel passerait sous un régime de propriété intellectuelle. On est encore loin du moment où la Vallée du Folklore s’émancipera de la logique du copyright… Mais je veux croire qu’à la fin, le souffle de la nuit des temps que véhiculent les contes et qui passe encore en nous sera le plus fort.


32 réflexions sur “Un conte pour imaginer le (No) Futur du Droit d’Auteur

  1. Bonjour Lionel,

    Je crois qu’il y a une erreur de raisonnement. Que les récits aient une structure est bien connu. On l’enseigne même dans les écoles de scénario et les ateliers d’écriture. Que les œuvres s’inspirent de celles qui les ont précédées est un truisme. Mais cela n’enlève rien à la notion de création originale.

    L’intérêt du conte est, à mon avis, ailleurs : dans la dénonciation de la dérive de plus en plus tatillonne de l’alliance du juridique et de l’économique qui conduit à brider la création, en allongeant les droits et en les appliquant sur de plus en plus d’actions. C’est, en effet, une vraie question dont, pour moi en tous cas, la réponse n’est pas évidente. Après le mariage et le refus radical du droit d’auteur, le couple vivra de création et d’eau fraiche…

    1. C’est une manière de voir les choses, mais pour moi, cette « dette » de la création envers des structures préexistantes doit nous conduire à reconsidérer la notion même d’originalité, qui n’est qu’une fiction assise sur une conception sociologiquement fausse de l’acte créatif.

      Sans doute connaissez-vous ceci ? http://eclatsdesilex.tumblr.com/post/49428358111/hey-boy-lets-cry-over-the-death-of-the-author

      Le conte est très clair sur le message envoyé aux auteurs de se débarrasser de ces questions d’ego qui, par une flatteuse imposture, nous poussent à revendiquer comme notre ce qui ne fait que passer à travers nous.

      Concernant votre dernière remarque concernant la rémunération, c’est le prétexte prétextissime du droit d’auteur. LMais les chiffres de l’Agessa sont formels : le droit d’auteur ne permet en France qu’à une petite dizaine de milliers d’auteurs de tirer un revenu principal de leurs créations, alors que nous sommes des millions à produire des oeuvres.

      Le droit d’auteur n’a jamais permis et permettra de moins en moins aux créateurs de subsister. Cela a toujours été un mensonge et il n’est que plus flagrant aujourd’hui que la qualité d’auteur se répand dans la population et que le numérique met en capacité un nombre croissant de personnes de créer.

      Juste une belle fable… mais il y a un moment où les petits enfants doivent grandir pour adultes.

      Je sais que c’est dur à entendre, mais le Père Noël du droit d’auteur n’existe pas.

      Lionel

      1. des millions à produire des oeuvres et … beaucoup de tri à faire… mais toujours qu’un seul, Duke Ellington, un seul Van Gogh qui je crois n’aurais pas craché sur quelques droits…
        « Une petite dizaine de milliers d’auteurs de tirer un revenu » puis je cite « Le droit d’auteur n’a jamais permis … de subsister » ; n’y a t’il pas là contradiction ? Par ailleurs, ça fait une petite dizaine de milliers en moins à pôle emploi….

        1. Certes, il n’y a pas beaucoup de Duke Ellington, mais la question que je me pose n’est pas là. Je m’intéresse dans ce billet à la grande masse des créateurs, qui investissent de leur temps et de leur passion dans l’apprentissage de compétences et l’expression. C’est un enjeu majeur pour nos sociétés de savoir quel statut on va donner à ces pratiques. Une question humaniste qu’on ne peut pas balayer sous prétexte que seul Van Gogh serait un « vrai » créateur.

          Par ailleurs, l’exemple de Van Gogh est mal choisi à mon sens. La tragédie qui l’a frappée vient de l’obscurité dans laquelle il est demeuré, problème situé bien en amont de la question de la perception de droits. Aujourd’hui, j’ai envie de dire qu’un Van Gogh a quelque part plus de chances de percer, car Internet offre aux artistes la possibilité de toucher directement le public, à la condition qu’ils acceptent de jouer avec les forces du partage.

          C’est ce qui se passe sur Kickstarter par exemple, grâce au crowdfunding et d’autres mécanismes de contournement des intermédiaires sont envisageables. J’en parle souvent sur mon blog et ce que je constate, c’est une fête de la créativité et pas l’avalanche de merde que tu dénonces. Encore faut-il s’intégrer dans les sociabilités numériques et savoir la voir…

          Pour ta dernière remarque, le chiffre de 10 000 personnes en France qui tirent un revenu principal du droit d’auteur est très faible, et ça ne prend pas en compte des disparités énormes et une forte concentration sur la tête de peloton (tu sais, ces Pascal Obispo dont tu raffoles ?).

          Donc objectivement, du point de vue des auteurs eux-mêmes, le système du droit d’auteur est une faillite et un mensonge.

          Et pour terminer sur la question du chômage, en bloquant l’innovation technologique le droit d’auteur détruit sans doute beaucoup plus d’emplois qu’il n’en maintient.

          Sachant que pour moi, les rentiers du droit d’auteur, descendants d’artistes qui touchent des droits sur la création de leurs ancêtres sans avoir rien à faire (sinon à troller en justice) est une grave aberration, qui démontre que notre société va très mal et a perdu le sens de la justice.

          Le Boléro de Ravel est encore protégé par des droits d’auteur et constitue une juteuses vache à lait pour la SACEM. Tu trouves ça juste ? Sachant que Ravel est mort sans enfant.

          WAKE UP !

          Et attention : on ne soutient pas ce système impunément…

          1. Lionel,
            je saisis entièrement l’idéal qui t’anime et je partage la finalité toutefois je ne partage pas totalement la forme, moins la pratique.

            Je suis entrain de te préparer une réponse qui ne peut pas tenir en quelques lignes et qui me prend du temps ; où préfères-tu que je la poste, ici ou sur Facebook ?

            Toutefois, il est un point sur lequel je peux déjà te répondre brièvement.

            En ce qui concerne le droit de succession ; je suis d’accord qu’un héritier indigne pourrait se révéler être un mauvais choix face à certains enjeux.

            Maintenant pourquoi pas la SACEM, censée être alimentée par des passionnés qui peuvent ainsi se verser un propre salaire et verser par conséquent des « dividendes » plus élevés plus facilement aux artistes, plutôt que l’état dont la corruption suinte de toutes parts ? Si ni l’état, ni la Sacem n’en sont les bénéficiaires pourquoi pas ; mais si la Sacem atteste d’une bonne redistribution, généreuse et équitable, auprès de gens poursuivant eux-même la même démarche que Ravel, pourquoi pas ? CERTAINS musiciens ne sont-ils pas d’une certaine manière les dignes héritiers de Ravel ? Avec cela je paie les membres de la Sacem, qui eux-mêmes ne ponctionnent plus de la même manière les artistes ou alors ces derniers reversent les droits aux musiciens en difficulté ; n’y a t’il pas là déjà une aide Humaine apportée à ceux qui nous apporte bien souvent par la force des choses, gratuitement, du plaisir.

            En ce qui concerne les parents, doit-on leur enlever le droit de désirer aider leur progéniture après leur propre disparition ? Certains enfants ne le méritent surement pas ; avons-nous le droit de condamner ce qui le méritent ? Par ailleurs, des enfants éduqués et formés à cela, ne sont-ils pas les meilleurs profils à reprendre CERTAINES ou toutes les affaires de leurs parents si ils y ont été suffisamment préparés de leur vivant.
            D’autre part, tu as eu la chance de pouvoir bénéficier du patrimoine de tes parents de leur vivant ; ne serait-il pas injuste d’enlever le droit de bénéficier du patrimoine de ses parents après leur décès si ce ne fût jamais le cas lorsque ces derniers étaient en vie ?

            Je pense que dans mes réponses, tu trouveras des remarques et interrogations légitimes. J’espère qu’elles t’apporteront quelque chose à ton travail auquel cas j’espère, que tu n’oublieras pas au moins de citer un vieil « ami » en RE-MER-CIE-MENT : à ce niveau sois-en certain, je ne demanderais aucun royaltie. Parce que dans le droit d’auteur, c’est aussi la reconnaissance et par conséquent remercier ce qui ont contribué à nous faire Grandir, c’est à dire à nous priver spontanément et sans regret de nous dire le poitrail gonflé d’orgueil : « c’est MOI qui l’ai fait tout seul » ben non… y avait déjà quelqu’un avant qui m’a aidé…

            Bien amicalement

              1. Van Gogh était dans l’obscurité parce qu’il voulait atteindre la perfection… Il n’arrivait pas à vivre de sa peinture et c’est son frère qui lui versait une rente car il ne pouvait pas vivre sans sa peinture. L’exemple de Van Gogh allie le génie et la passion. Deux qualités indispensables pour sortir de la masse des créateurs certes nombreux et passionnés mais sans talent ou génie !!! Cela ne peut être attribué qu’à plus de travail de la part du créateur. Nécessité de temps donc de rémunération. Le génie n’est que 99% de travail…

  2. « Même dans cette hypothèse, on voit que le savoir traditionnel passerait sous un régime de propriété intellectuelle. »
    Le probleme est le meme dans la loi que dans la creation: on s’inspire de ce qui existe pour creer du nouveau. C’est pire dans les domaines tres techniques, ou ceux qui « ecrivent » sont formes et « formattes » pour penser dans le cadre existant. Il est donc possible de sortir de ce schema de pensee, mais ce ne sera pas evident.
    – La voie la plus « evidente » est donc d’amenager l’existant, consciemment ou non.
    – L’autre voie « simple » consiste a abolir totalement ce cadre qui limite si severement la reflexion.
    – Il serait bien plus complexe de creer une nouvelle voie, distincte de la loi existante, mais capable de coexister avec celle-ci, et plus encore vu qu’il faut lutter contre les reticences de ceux qui profitent le plus du cadre actuel. (Sans compter le risque important de retomber inconsciemment dans le premier cas.)

  3. Tu es en train d’écrire ma conférence pour les RMLL… c’est juste brillant.
    Once again : merci.

    Et pour ajouter un élément de réponse à M. Salun : mon sentiment, quand je crée, est que et la structure et le fond et la forme viennent d’un ensemble d’influences digérées. Cette originalité de traitement, ce « style » sur lequel s’appuie notre droit d’auteur pour qualifier d’originale une création peut être disséqué en une myriade d’inspirations.
    Le fait de digérer de telle ou telle manière, le fait de mélanger telles ou telles inspirations n’est pas un choix conscient. Cela ne peut (selon ma petite expérience personnelle) être mû par ma volonté pas plus que, lorsque j’étais acteur, je ne pouvais simuler une émotion en en mimant volontairement chacun des symptômes.
    Sans volonté ni conscience ni réelle maîtrise des mécanismes qui me meuvent, comment puis-je attribuer à mon égo la propriété de ce qui se produit, de ce qui s’écrit ? Il s’agit, tout au plus, de provenance intellectuelle.
    Je me demande si la métaphore des enfants, qui viennent de nous, à qui l’on insuffle nos gènes, nos modes de vie et nos névroses… mais qui pourtant ne nous appartiennent pas… je me demande si cette métaphore ne serait pas pertinente.

    1. Merci pour ce témoignage ! C’est toi quelque part, le héros du conte, à présent.

      N’hésite pas par ailleurs à piller allègrement ce billet pour les RMLL, où je ne pourrais hélas pas me rendre, bien que je l’aurais voulu.

    2. à Pouhiou : il me semble que c’est le principe même du progrès, de l’évolution… Je ne sais plus quel philosophe exprimait en quelque sorte que « l’on monte à chaque fois sur les épaules des générations précédentes ».
      En ce qui concerne un choix conscient ou non ; c’est un choix qui se détermine en fonction de ce que l’on a réussi à saisir de l’étape précédente et de l’intérêt qu’on y porte, donc aussi, un choix en quelque sorte, parfois aussi, purement esthétique.
      Toutefois, rien d’étonnant, c’est l’histoire de toute l’humanité (avec le fait qu’on vit avec des principes Physique généralement faux ou incomplet, jusqu’à ce que l’on soit parvenu à saisir l’étape suivante).
      Il est vrai que je peux disséquer en une myriade d’influence mon jeu de guitare, toutefois la synthèse m’est propre et « originale » dans le sens où j’y ajoute ma propre sensibilité et mon point de vue unique à chaque être, et par conséquent parfois divergent mais tout autant légitime (tout le monde ne pense pas pareil comme tous les acteurs ne jouent pas de la même manière…) Mais là encore, c’est toute notre histoire… et toute notre richesse…

      1. Il me semble que cela vienne plutôt de Newton qui disait que s’il était grand (son apport simplement phénoménal en quantité et qualité au domaine de la physique…) c’est bien parce qu’il était sur les épaules de géants.

  4. Un peu dommage d’arrêter le raisonnement au simple bien culturel, surtout quand la notion de « domaine publique » est antérieur au web. Ben avant le Net, je pouvais déjà aller dans une bibliothèque et emprunter/reproduire des parts immenses de la production livresques et audiovisuel….

    Alors pourquoi ne pas souhaiter à l’industrie militaire, pharmaceutique, agroalimentaire et énergétique le même déclin que celle de la musique ? Après tout, je ne vois pas pourquoi l’uranium nigérien serait la propriété d’AREVA et les champs de maïs du Brésil ceux des traders suisse…

    1. Je pense aussi que l’on peut étendre la contestation de la propriété intellectuelle au-delà du droit d’auteur, aux autres domaines comme les brevets ou les marques.

      C’est d’ailleurs l’hypothèse que fait le livre que je cite « Un monde sans propriété intellectuelle et sans monopole ».

      Dans l’ouvrage, la partie sur les dérives du système des brevets et les bénéfices que l’on gagnerait à le supprimer est vraiment très convaincante.

  5. Allez, un petit conte.

    Au début les premiers mèmes avaient trouvé des trucs très intelligents pour se multiplier : ronéo, copie carbone, imprimerie, photocopie, lithographie… Chaque mème se croyant unique, sûr de sa singularité, faisait attention à n’autoriser que la copie à l’identique de lui-même, pour préserver son identité. Les mèmes les plus sûrs d’eux-mêmes, les puissants, se reproduisaient en grand nombre, se multipliant comme des petits pains et se répandant partout. Il y avait de la concurrence, tous ne pouvaient pas occuper tout l’espace, alors on assistait parfois à la guerre des mèmes.
    Mais bientôt, la monotonie de la copie à l’identique s’installait. Toujours, au bout d’un temps plus ou moins long, les mèmes partout présents finissaient par devenir ringard et lassant. Et le désir de reproduction du mème s’éteignait.

    Puis des espèces plus évoluées découvrirent la reproduction par hybridation. Les fruits des galipettes entre les individus étaient toujours différents. Plus de lassitude à l’horizon ! Toutes les fantaisies, les variations à l’infini étaient permises. Des familles innombrables se constituaient, perpétuant les gênes de leurs ancêtres multiples sur de multiples générations…

    Moralité : Vive l’amour des œuvres d’art (entre elles)

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