La police peut-elle interdire une BiblioDebout ?

La semaine aura été marquée par les atermoiements du gouvernement à propos de la manifestation du jeudi 23 juin contre la loi Travail, initialement interdite, puis autorisée, mais réduite à une simple tour  de la place de la Bastille sous haute surveillance de la police.  Ces événements soulèvent la question de l’exercice des droits et libertés fondamentales, en cette période de troubles et de tensions avec le pouvoir, le tout sur fond d’état d’urgence…

rue
                                        Image par Doubichlou. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr

Cette question de l’exercice des libertés dans l’espace public n’a pas épargné la BiblioDebout. En effet la semaine dernière, le groupe qui anime la BiblioDebout à Lyon a eu la mauvaise surprise de se voir interdire par la police municipale l’installation d’une bibliothèque mobile sur tréteaux. Voici leur témoignage, que nous avions publié sur le site de BiblioDebout :

Nous avions prévu une soirée Vent Debout dans un quartier populaire (les Etats-Unis pour ceux qui connaissent Lyon). C’était la 3ème édition de Vent Debout (à raison d’une fois par semaine) et jusqu’à maintenant tout s’était très bien passé. A peine installés sur la place du marché, la police municipale a débarqué en nombre (ils étaient 5 et nous aussi !) pour nous indiquer que nous ne pouvions pas rester : occupation du domaine public sans autorisation. Nos dispositifs quasi-mobiles (tables très légères que nous pouvons déplacer sur demande) qui sont censés ne pas être considérés comme limitant l’accès à l’espace public, n’étaient pas assez mobiles. Mais quand on a demandé si on pouvait utiliser le muret pour présenter nos livres, on nous l’a refusé. Ce n’était donc pas un problème d’accès, mais bien le fait que nous soyons sur l’espace public. L’un d’entre nous a dû donner sa pièce d’identité et se verrait interpeller si nous ne remballions pas. Ce que nous avons fait ! Bref, c’est la première fois que ce type d’intervention arrive ici à Lyon… nous sommes très surpris et allons donc équiper nos tables de roulettes pour être totalement mobiles. Cependant, je crains que la prochaine fois on nous indique que les roulettes ne sont pas assez mobiles !

Empêchés de s’installer, nos camarades ont été obligés d’échanger leurs livres de la main à la main avec les passants, quasiment en catimini, comme s’il s’agissait d’une activité hautement séditieuse !

Lorsque nous avons diffusé en ligne l’information, de nombreuses personnes ont réagi en se disant choquées qu’une telle interdiction puisse être proférée, surtout au nom d’une « occupation du domaine public sans autorisation« . Si ce domaine est dit « public », ne serait-il pas logique qu’on puisse y partager des livres librement ? La question qu’on est en droit de se poser, c’est de savoir si le comportement des policiers était légal ou s’ils ont outrepassés leurs prérogatives. Et vous allez voir que la réponse est intéressante et qu’elle en dit beaucoup sur les limites à l’appropriation des espaces publics par les citoyens.

Occupation temporaire du domaine public

Interpellés par ce qui s’est passé à Lyon, nous sommes allés voir sur la Place de la République à Paris la commission Avocats Debout, qui dispense des conseils juridiques aux participants de Nuit Debout. Ils nous ont indiqué que la police avait tout à fait le droit d’interdire la tenue d’un stand comme une BiblioDebout sur la voie publique, dans la mesure où l’événement n’avait pas fait l’objet d’une déclaration préalable. Le groupe parisien n’a jamais rencontré de problèmes similaires, car nous sommes restés jusqu’à présent pour l’essentiel sur la Place de la République et nous sommes ainsi « couverts » par les déclaration en préfecture dont bénéficie le mouvement Nuit Debout (celles-ci sont déposées par le DAL, Nuit Debout n’ayant pas de personnalité juridique propre). Mais le groupe lyonnais a décidé depuis peu de changer de mode de fonctionnement pour rendre leur BiblioDebout mobile et la déplacer en plusieurs endroits de la ville, en fonction des circonstances. C’est ce qui leur a causé souci dans ce qui s’est passé la semaine dernière, car leur « rassemblement » n’avait dès lors pas fait l’objet d’une déclaration spécifique.

Juridiquement, les espaces publics comme les places et les trottoirs sont considérés comme faisant partie du « domaine public » des personnes publiques. Il s’agit ici du domaine public au sens de la domanialité publique (le droit des biens publics) et pas au sens de la propriété intellectuelle (dont j’ai souvent l’occasion de parler sur ce blog). Pour avoir l’autorisation d’utiliser collectivement l’espace public, il est nécessaire d’adresser une demande d’occupation temporaire du domaine public à la mairie et à la préfecture. Cette procédure n’est pas très contraignante, mais elle implique de s’y prendre au moins trois jours à l’avance, de décrire l’activité projetée et de fournir les noms des personnes faisant partie du comité d’organisation.

Ce qui m’a surpris ici, c’est que tout rassemblement public est en fait assimilé en droit à une « manifestation » et que même quelque chose de relativement anodin, comme une BiblioDebout, est soumis à ce formalisme. On aurait pu penser que ce type d’activités dans les espaces publics constituent une sorte « d’usage normal », comparable à celui de s’y déplacer et de s’y réunir entre amis, mais ce n’est pas le cas. Les juristes d’Avocats Debout nous ont en fait indiqué qu’une BiblioDebout pouvait être considérée comme une « manifestation statique », et ce d’autant plus en raison du lien affiché avec le mouvement Nuit Debout.

Déclaration préalable et interdiction

Une fois la déclaration faite aux autorités publiques, celles-ci répondent en délivrant une autorisation, mais ont-elles la faculté d’interdire une BiblioDebout ? En théorie non, à condition que l’événement satisfasse quelques critères (assurer la sécurité des personnes, constituer une occupation temporaire, remettre en l’état l’espace occupé). Mais le paiement d’une redevance peut aussi être exigé et une interdiction peut tout de même être opposée, si les autorités estiment que « la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public« . C’est ce qui s’est produit notamment en novembre dernier avec l’interdiction de manifestations liées à la COP21 après les attentats et c’est ce qui a été au coeur du débat cette semaine avec l’interdiction éventuelle de la manifestation du 23 juin contre la loi travail.

Parce que nous sommes dans un État de droit (paraît-il), les autorités publiques n’ont pas une liberté totale dans la mise en oeuvre de leurs pouvoirs de police pour garantir l’ordre public. Ils doivent respecter un principe de proportionnalité des mesures adoptées et les interdictions complètes ne peuvent être édictées que lorsque les circonstances sont suffisamment graves pour qu’un dispositif de sécurité ne soit plus suffisant pour prévenir les atteintes à la sécurité des biens et des personnes.

Concernant une activité pacifique comme une BiblioDebout, il paraît donc difficile qu’une interdiction puisse être opposée, mais les choses ne sont pas aussi simples dans le contexte que nous traversons. Les BiblioDebout étant liées au mouvement Nuit Debout une interdiction qui frapperait ce dernier pourrait très bien les affecter par ricochet, même si nous décidons de monter des bibliothèques mobiles. Par ailleurs, la loi sur l’état d’urgence a considérablement renforcé les pouvoirs de police et elle permet au préfet d’interdire toute manifestation sur la voie publique, dans des conditions beaucoup plus simples à mettre en œuvre que le régime normal.

Cependant, même dans le cas où la déclaration d’occupation du domaine public est acceptée pour monter une BiblioDebout, il me semble que la simple formalité de déclaration préalable constitue déjà en soi une restriction forte au droit de rassemblement. Les BiblioDebout sont gérées par des groupes informels, dont les membres vont et viennent. Il ne serait pas si simple de fournir des « noms d’organisateurs » pour des activités qui ne sont pas « organisées », mais auto-gérées horizontalement par leurs membres. Et s’y prendre plusieurs jours à l’avance pour accomplir ces formalités n’est pas non plus chose si aisée, car les décisions d’agir se prennent au fil de l’eau, en fonction de l’évolution des circonstances et des opportunités, parfois dans l’heure. L’autorisation préalable peut paraître une mesure légère, mais elle « englue » l’action collective de manière non négligeable.

Enclosure des Communs

Ces considérations gagnent aussi à être reconnectées à la problématique générale des Communs. La BiblioDebout a d’emblée été conçue par ses membres comme la construction d’un Commun temporaire de partage, organisé dans l’espace public. Plus largement, les infrastructures du mouvement Nuit Debout (accueil, cantine, logistique, infirmerie, etc.) sont organisées comme des Communs, auto-gérés par les personnes qui y participent. On se souvient pourtant qu’au début de l’installation du mouvement sur la place de la République, la Maire de Paris Anne Hidalgo avait reproché à Nuit Debout de constituer une forme de « privatisation des lieux publics« .

Cette accusation lui avait valu plusieurs réponses cinglantes, dont une de la part d’un conseiller de l’ordre administratif parue dans l’AJDA que j’avais trouvée excellente :

Il exprime cette idée que les biens faisant partie du domaine public peuvent faire l’objet « d’utilisation conforme à leur destination » et que la destination d’une place ou d’un trottoir n’est pas uniquement de se déplacer ou de consommer. Dans une démocratie, ces espaces doivent aussi servir à l’exercice en commun des libertés de réunion et d’expression.

En cela, des activités comme la BiblioDebout sont susceptibles de subir de véritables enclosures imposées par des acteurs publics, au prétexte du maintien de l’ordre public. Et cela nous montre qu’Il existe en réalité plusieurs types d’enclosures menaçant les communs. Les plus répandues sont les enclosures « propriétaristes » qui viennent réduire ou supprimer les droits d’usage d’une ressource en leur appliquant des droits exclusifs de propriété. Ces « privations » sont généralement le fait d’acteurs privés, mais elles peuvent à l’occasion aussi être commises par des acteurs publics. Il peut également exister des enclosures « autoritaristes », s’attaquant à un niveau plus profond, en restreignant l’exercice des libertés fondamentales indispensables à la construction de Communs.

C’est ce que nous avions essayé de dire du côté de SavoirsCom1 lorsque l’état d’urgence a été décrété en France suite aux attentats. Nous avions écrit une déclaration pour rappeler le lien fort qui existe entre les libertés fondamentales et les Communs :

Pour créer et administrer des communs, les groupes ont besoin de pouvoir se former et exercer leur liberté d’opinion, d’expression, de réunion, de déplacement et de manifestation. C’est cette possibilité d’agir collectivement que le glissement vers un état d’exception permanent va gravement affecter. Or, comme l’ont montré Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage « Commun », la capacité d’action collective des groupes constitue le « principe politique du Commun ».

[…]

Pas de libertés sans communs, pas de communs sans libertés. Nous appelons les acteurs partageant cette conviction à manifester par tous les moyens leur opposition la plus ferme à la dérive sécuritaire à laquelle nous assistons, et à dénoncer le discours unanimiste dont elle se drape.

Pour dépasser cette tension potentielle avec les pouvoirs publics, un processus d’élaboration de « chartes des communs urbains » existe, qui vise à négocier des marges de manoeuvre avec les autorités municipales pour que les citoyens puissent se réapproprier les espaces publics et les réinvestir d’activités organisées comme des Communs. Ce processus de rédaction de chartes est en réalité très ancien et nous reconnecte avec des pratiques qui avaient déjà court au Moyen-Age. Il est réinvesti aujourd’hui dans certaines villes comme Bologne, qui se sont dotées de chartes pour la « régénération des Communs urbains » et dont certains passages concernent directement les occupations d’espaces publics.

Domaine public et domaine commun

Mais il ne faut pas pour autant se leurrer. Il est toujours souhaitable d’entrer dans des processus de dialogue avec les autorités publiques, mais dans des moments de crise et de tensions comme ceux que nous traversons en ce moment, la construction de Communs urbains, même aussi élémentaires qu’une BiblioDebout éphémère, peut passer par la confrontation avec les pouvoirs publics. L’espace commun n’est pas la même chose que l’espace public : le premier est le lieu effectif de la réappropriation des libertés fondamentales par les citoyens ; le second est celui des facultés seulement « octroyées » par le pouvoir.

Des mécanismes qui peuvent paraître de bon sens en des périodes plus calmes, comme par exemple les procédures de déclarations préalables, peuvent rapidement être instrumentalisées pour rejeter dans l’illégalité des pratiques de construction de Communs. La Mairie de Paris a d’ailleurs adopté ces derniers jours une nouvelle stratégie d’enclosure « par étouffement » du mouvement Nuit Debout sur la Place de la République, en autorisant l’installation d’un skatepark et même d’un manège à poneys pour rogner l’espace disponible…

https://twitter.com/jetpack/status/745656048422354945

La question est d’avoir conscience de ces tensions et de ne pas laisser dériver la situation jusqu’à un point tel que les libertés nécessaires à la construction collective de Communs nous soient retirées, mais nous n’en sommes hélas plus si loin…


4 réflexions sur “La police peut-elle interdire une BiblioDebout ?

  1. Merci pour cette analyse. Au fond il s’agit de pointer du doigt une forme de criminalisation de l’action collective. Cette situation est exemplaire. Elle montre que tout ça est une question de justice. La résistance par les roulettes sous les tables de BiblioDebout peut paraître anecdotique. C’est le coté jeu du chat et de la souris. Mais un autre aspect est comment utiliser de manière tactique l’empêchement de l’exercice des libertés d’expression pour consolider la démocratie plutôt que la laisser être dégradée, en l’occurrence par l’autorité publique ? Est-ce qu’il ne faut pas chercher à plus occuper le terrain juridique, c’est à dire créer des situations qui permettent de « demander justice » au sens littéral du terme ? il peut s’agir de terrains de « justice coopérative » entre puissance publique et société civile comme par exemple avec la réglementation de Bologne, ou de terrains de « justice conflictuelle » avec des expériences bien connues comme celles qui s’inspirent des mouvements pour les droits civiques (Rosa Parks, …).
    En tout cas ce serait un changement de tactique à explorer après l’expérience des tentatives de contribution à l’élaboration législative qui a capté beaucoup d’énergie ces dernières années.

    1. Bonjour Frédéric,

      Oui, des actions en justice pourraient être envisageables pour revendiquer ces formes d’action dans l’espace public. Le problème ici, c’est que, comme j’essaie de l’expliquer dans le billet, la police était dans son droit en interdisant la BiblioDebout à Lyon, faute de déclaration préalable.

      On est à un stade où l’enclosure ne résulte pas d’une violation de la moi, mais où la loi est passée du côté de l’enclosure (ce qui s’est fréquemment produit historiquement, voir les Enclosure Acts, etc.).

      Du coup, peu de chances ici de l’emporter en justice, sauf peut être à porter l’affaire jusque devant les cours européennes, mais il faut des moyens conséquents pour ça.

      Après, je partage à un niveau général ton point de vue : il ne faut pas se contenter d’essayer de changer les lois, mais aussi faire valoir les droits d’usage collectif et la défense des libertés fondamentales en justice.

      C’est ce que la Quadrature commence à faire, en déposant des recours pour lutter contre la surveillance de masse et les atteintes à la vie privée.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.