Et si la CJUE avait donné un coup de pouce aux BiblioBox ?

Cette semaine, j’ai consacré un billet à cette décision remarquée de la Cour de Justice de l’Union Européenne, confirmant que les bibliothèques disposent bien de la capacité de numériser les objets contenus dans leur collection, pour les mettre à disposition sur place, par le biais de terminaux dédiés. Cette faculté existe lorsque les États membres de l’Union ont introduit dans leur droit l’exception spécifique prévue dans la directive au bénéfice des bibliothèques. La Cour a également ajouté que les usagers ont de leur côté la possibilité d’effectuer des impressions à partir de ces reproductions et même d’emporter des copies sur clés USB, sur le fondement de l’exception de copie privée.

La CJUE a rendu une décision à propos de l’usage des clés USB en bibliothèque, mais si elle avait élargi par ricochet le champ des possibles pour la BiblioBox ?

Lorsque j’ai publié mon billet sur Facebook, Sei Shonagon, une des personnes qui me suit, a laissé ce commentaire, posant une très intéressante question à propos des BiblioBox, que je n’avais pas envisagée :

 » Des copies sur clé USB « , c’est un peu démodé comme pratique… On aurait envisagé avec plus encore de plaisir de pouvoir les télécharger sur place via des terminaux dédiés. Bref, cher Calimaq, démentez-moi : j’imagine que la porte n’est pas ouverte à mettre en bibliobox ces mêmes œuvres ?

Pour mémoire, les BiblioBox, ce sont ces boîtiers pouvant contenir des contenus sous forme numérique et générant autour d’eux leur propre wifi, de manière à ce que l’on puisse venir les récupérer en s’y connectant. Adaptées des premières PirateBox, les Bibliobox se développent en France, car elles sont un instrument intéressant de médiation autour du numérique, permettant l’appropriation des contenus par les usagers. Pour plus de détails, voyez la présentation ci-dessous par Thomas Fourmeux ou le site bibliobox.net qui vient d’ouvrir.

L’enjeu d’une telle question est assez important. En effet, les Bibliobox ne peuvent actuellement contenir que des contenus appartenant au domaine public ou sous licence libre. Les bibliothécaires ne peuvent pas placer de contenus numériques sous droits dans ces boîtiers, dans la mesure où leur récupération implique un acte de reproduction et cette mise à disposition s’apparente également à une forme de « communication au public » au sens de la directive européenne.

Mais la CJUE dans sa décision a admis que les bibliothèques puissent faire jouer l’exception spécifique qui leur est ouverte dans la directive pour reproduire et permettre à leurs usagers de récupérer ces fichiers via une clé USB. L’exception telle qu’elle figure dans la directive dit exactement ceci :

Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants :

n)      lorsqu’il s’agit de l’utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d’études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des établissements visés au paragraphe 2, point c), d’œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection qui ne sont pas soumis à des conditions en matière d’achat ou de licence;

Le terme de terminaux « spécialisés » (on trouve aussi terminaux « dédiés » dans d’autres traductions) signifie qu’une fois numérisées, les oeuvres doivent être mises à disposition à partir d’un dispositif qui ne servira qu’à cela. En général, il s’agit d’un ordinateur, qui théoriquement, devrait être entièrement consacré à la consultation de ces fichiers. Mais le texte de la directive n’emploie pas le terme « ordinateur » et le mot « terminal » peut très bien avoir un sens plus large.

La Cour ne s’est prononcée qu’en ce qui concerne les impression et le stockage des fichiers sur les clés USB, mais elle l’a fait au terme d’un raisonnement qui me paraît lui aussi généralisable :

il est constant que des actes tels que l’impression d’une œuvre sur papier ou le stockage de celle-ci sur une clé USB, même s’ils sont rendus possibles en raison de certaines fonctionnalités dont sont équipés les terminaux spécialisés sur lesquels cette œuvre peut être consultée, sont des actes non pas de «communication», au sens de l’article 3 de la directive 2001/29, mais de «reproduction», au sens de l’article 2 de cette directive.

Il s’agit en effet de la création d’une nouvelle copie analogique ou numérique de la copie numérique de l’œuvre mise à la disposition des usagers, par un établissement, au moyen de terminaux spécialisés.

Une Bibliobox constitue bien un « terminal spécialisé » au sens où l’entend la directive. D’une certaine manière, c’est même davantage un « terminal spécialisé » qu’un PC qui peut servir à faire bien autre chose et qui doit donc être « bridé » pour pouvoir être utilisé dans le cadre de l’exception « bibliothèques ». Par ailleurs, la finalité du dispositif est bien également que l’utilisateur récupère une nouvelle copie numérique et le raisonnement de la Cour me paraît ici parfaitement transposable.

Néanmoins, ne crions pas victoire trop vite, car la Cour a pris la précaution de poser plusieurs limites. La directive mentionne en effet que l’exception reconnue aux bibliothèques doit concerner des « actes de reproduction spécifiques » et les juges en ont tiré cette conclusion :

Cette condition de spécificité doit être comprise en ce sens que les établissements concernés ne sauraient en règle générale procéder à une numérisation de l’ensemble de leurs collections.

Pas possible donc d’aller scanner n’importe quel support pour le mettre à disposition via la BiblioBox. Le « droit auxiliaire de numérisation » reconnu par la Cour aux bibliothèques doit être limité d’une manière ou d’une autre. Ces limites découlent en partie directement de la directive elle-même, qui précise que la communication doit se faire « à des fins de recherches ou d’études privées« . Dans l’arrêt rendu, le contenu en cause était un manuel d’histoire, ce qui cadre bien avec la finalité d’effectuer des recherches. Mais pourrait-on scanner une série de mangas et les mettre à disposition sur une BiblioBox ? S’agit-il d’une forme « d’études privées » ? C’est assez douteux…

Par ailleurs, des limitations doivent aussi être instaurées au niveau national, en vertu de ce que l’on appelle le « test en trois étapes« , découlant de la convention de Berne et de la directive européenne. Il indique qu’une exception, pour être acceptable, doit n’être « applicable que dans certains cas spéciaux qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ou de l’autre objet protégé ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit« .

La Cour relève par exemple qu’en droit allemand, l’exception « bibliothèques » est doublement limitée. Elle l’est par le fait que l’établissement ne peut pas mettre à disposition plus d’exemplaires numériques qu’il n’en dispose dans ses collections en version physique. Par ailleurs, cette exception fait l’objet en Allemagne d’une rémunération versée aux titulaires de droits (ce qui n’est pas le cas en France). La CJUE a pris en compte ces restrictions pour considérer que le stockage sur clés USB était possible.

En France, l’exception « bibliothèques » a également été « retaillée » au niveau national. Le législateur a choisi d’agir sur les buts dans lesquels les bibliothèques peuvent procéder à des numérisations sur la base de cette exception. La loi précise que la reproduction doit être « effectuée à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques « . La formule est un peu sibylline, mais elle paraît indiquer que l’acte de reproduction doit concerner des objets fragiles ou en voie de dégradation dont la communication sous forme physique aurait pour effet de hâter cette détérioration. Cela restreint du coup beaucoup les possibilités d’usage de cette exception. Numériser n’importe quel livre du fonds d’une bibliothèque et le mettre à disposition dans une BiblioBox ne cadre pas avec cette restriction.

Enfin, la Cour a apporté une troisième limite dans sa décision. Elle dit que les usagers ont la faculté d’effectuer une reproduction sur la base de l’exception de copie privée, à partir des fichiers mis à disposition par les bibliothèques, qui sont bien considérés comme des « sources licites« . Mais elle précise que comme l’indique la directive, une « compensation équitable » doit alors revenir aux titulaires de droits à titre de compensation. Pour les clés USB, il est certain que ces supports rentrent dans le périmètre de la redevance pour copie privée, dont nous nous acquittons lors de leur achat, sous la forme d’un surcoût.

La BiblioBox ne fait pas partie, à ma connaissance, des appareils qui font l’objet d’une telle redevance (bien que certaines puissent comporter des clés USB ou des disques durs). En revanche par contre, les appareils de type smartphones ou tablettes, qui peuvent servir à récupérer des fichiers via une BiblioBox sont soumis à la redevance pour copie privée. Donc quelque part, une forme de compensation existe, et il serait même plus logique qu’elle porte sur l’outil utilisé par l’usager que sur l’appareil servant de « terminal dédié » utilisé par la bibliothèque.

Du coup, si je pèse ces différents arguments, je dirais qu’on ne peut pas être certain que les Bibliobox puissent bénéficier par ricochet de la décision que la Cour vient de rendre pour les clés USB. Mais cela ne me paraît pas non plus complètement fantasmatique.

La limitation la plus gênante à mon sens vient de la limitation par le but introduite dans la loi française, l’exception devant être employée à des fins de conservation. Mais dans la mesure où la reproduction est bien effectuée dans ce but, je pense que l’on peut très bien mettre les fichiers produits dans une Bibliobox.

Certaines bibliothèques avaient d’ailleurs déjà commencé à s’affranchir de ce lien entre exception et conservation, en numérisant leurs fonds de CD pour donner à écouter les morceaux sur des bornes d’écoute.

Il me paraît néanmoins difficile qu’une bibliothèque de lecture publique puisse aller scanner n’importe quel ouvrage de son fonds pour remplir sa Bibliobox, mais pour des bibliothèques patrimoniales, cela semble possible.

Et vous qu’en pensez-vous ? ;-)


10 réflexions sur “Et si la CJUE avait donné un coup de pouce aux BiblioBox ?

  1. Merci de vous être penché avec votre révision coutumière sur cette question !
    Si je ne vous mésinterpréte pas, peut-on en déduire en prenant quelques raccourcis :
    – que cette décision ne change rien à ce que l’on peut proposer sur une bibliobox, c’est-à-dire uniquement des œuvres du domaine public ?
    – ou qu’elle ouvrirait-elle un peu la porte à la mise à disposition en lecture uniquement des œuvres sous droits numérisés par la Bib à titre de copie de sauvegarde par exemple ?

    1. Disons qu’il y a cette restriction dans l’exception française, qui fait qu’on doit l’utiliser dans un but de conservation. Du coup, par exemple si une bibliothèque a un fonds de documents fragiles, mais toujours protégés par le droit d’auteur, type presse avec papier acide ou affiches, elle doit pouvoir les numériser, mettre les fichiers dans une bibliobox et laisser les usagers les emporter.

      Après jusqu’où la numérisation a un but de conservation ? Il y a un certain nombre de médiathèques en France qui ont numérisé leurs fonds de CD pour les mettre en écoute sur des bornes sur place et elles l’ont fait en invoquant l’exception bibliothèque. Mais le lien avec la conservation est assez douteux, même s’il est vrai que les CD s’abîment vite.

      Donc oui, je suis d’accord avec votre résumé en 2 phrases, mais j’ai du mal à voir jusqu’où on pourrait aller.

      Sachant que la limitation à la conservation figure dans la loi française, mais pas dans la directive européenne. Dans l’affaire jugée par la CJUE, la BU avait numérisé un manuel d’histoire qui n’était pas si ancien. Et il existait une offre numérique d’eBook portant sur le même manuel.

  2. Ce que j’en pense? C’est que je vais communiquer le lien de cet article et du précédent à la bibliothécaire de Conservatoire Botanique National de Brest, histoire de lui donner des pistes pour faciliter la consultation de documents rares et fragiles, comme certaines flores anciennes, par des gens qui pourraient en avoir besoin sur le terrain et pas seulement entre les rayonnages d’une bibliothèque.

    1. sur le terrain on pochera le code bio avec l’ap adhoc : je cause en vieux franc ; donc avec mon ton son @phone jshoote le vejtal et l’ap pareil décode l’info ! fastoche ! et dire que je fais encore l’amanche

      1. Certes, une application de reconnaissance des végétaux a été lancée dans le courant de l’année, mais elle est encore assez peu efficace, l’algorithme étant jeune et la banque d’image pas encore assez fournie. Cependant, la question n’est pas là.
        Les gens qui ont besoin des ressources documentaires d’un CBN recherchent une info beaucoup plus pointue, telle que par exemple « Quelle description tel auteur du 18eme siècle donne-t-il de la plante que j’ai sous les yeux et en quoi sa description diffère-t-elle de celle de tel autre auteur du 20eme siècle? » Et pour ça, il faut pouvoir comparer les ressources documentaires entre elles et avec les spécimens vivants.
        Il serait donc particulièrement pratique de pouvoir disposer dans sa tablette des versions numérisées des ouvrages dont on a besoin de façon à pouvoir les trimbaler partout sans crainte d’endommager un ouvrage inestimable et sans avoir à supporter le poids et l’encombrement de 3 ou 4 ouvrages de plus de 1000 pages chacun.
        Et ce qui est valable pour la botanique est certainement transposable au fond documentaire de toute bibliothèque universitaire.

  3. La BiblioBox ne fait pas partie, à ma connaissance, des appareils qui font l’objet d’une telle redevance (bien que certaines puissent comporter des clés USB).

    S’il y a un disque dur sur la Bibliobox, alors il y a déjà une redevance dessus, non ?

    On lit aussi dans le jugement :
    Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la deuxième question que l’article 5, paragraphe 3, sous n), de la directive 2001/29, lu en combinaison avec l’article 5, paragraphe 2, sous c), de celle-ci, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un État membre accorde aux bibliothèques accessibles au public, visées à ces dispositions, le droit de numériser les œuvres faisant partie de leurs collections, si cet acte de reproduction est nécessaire aux fins de la mise à la disposition des usagers de ces œuvres, au moyen de terminaux spécialisés, dans les locaux de ces établissements.

    Le problème réside dans le « nécessaire » et dans le fait « d’accorder aux bibliothèques ».

    Après, c’est quoi un document fragile… j’en ai plusieurs qui tombent en miettes à force d’être trop prêtés.

    Même s’il s’agit d’une question de fragilité, ça me semble intéressant. Au moins ça protège l’investissement des bibliothèques. Après, il faut quand même numériser les textes, ce qui représente un travail non négligeable, en particulier sur tout un livre.

    Plus facile de récupérer des fichiers d’oeuvres libres et de les proposer sur une pirate-box, ou une biblio-box (même si cette terminologie est moins glamour, elle me paraît plus appropriée pour une bibliothèque)

    Ceci dit, pour les bibliothèques qui en ont les moyens et l’intérêt, ce jugement est un plus indéniable.
    Présage-t-il d’autres ouvertures ?
    B. Majour

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