Accord Google/Bibliothèque de Lyon : l’Autorité de la concurrence se prononce et Google… renonce aux exclusivités !

Nouveau rebondissement dans une affaire qui n’en a pas manqué pourtant jusqu’à présent…

Saisie en février dernier pour avis par Christine Lagarde, l’Autorité de la Concurrence a remis mardi un rapport public concernant Google et ses pratiques publicitaires, afin d’établir s’il n’occupait pas une position dominante. Au terme d’une analyse détaillé, l’Autorité conclut que : « Google dispose à ce jour d’une position fortement dominante sur le marché de la publicité liée aux moteurs de recherche« , sans ouvrir néanmoins d’enquête, estimant que la Commission européenne est mieux placée pour le faire.

Parmi les 14 motifs de préoccupation listés par l’Autorité de la Concurrence pour parvenir à cette conclusion, on trouve la question des accords signés par Google avec des bibliothèques pour la numérisation de leur fonds, en particulier parce qu’ils sont assortis de clauses d’exclusivité qui peuvent concourir à renforcer cette position dominante. C’est le cas notamment l’accord de numérisation conclu en juillet 2008 entre la Bibliothèque de Lyon et Google, auquel le rapport consacre plusieurs développements.

On y apprend des précisions importantes à propos de la portée de ses exclusivités, mais surtout, il semblerait que Google, au cours de l’instruction a produit des pièces indiquant qu’il… renoncerait, contre toutes attentes, à ces exclusivités !

Devil's Contract. Par Marioanima. CC-BY. Source : Flickr

Ce rapport contient tout d’abord un scoop qui n’en est pas vraiment un… On peut lire (p. 56) que Google renoncerait à appliquer l’exclusivité de 25 ans portant sur la numérisation en elle-même et qui empêcherait la bibliothèque de Lyon de faire appel à un autre acteur pour prendre en charge les mêmes ouvrages de son fonds.

A vrai dire, cette intention de Google de ne pas appliquer cette clause figurait déjà dans une lettre datée du 26 novembre 2009,  adressée à l’adjoint au Maire de la culture de Lyon, qui avait déjà été rendue publique, en même temps que les pièces du marché, suite à la décision de la CADA l’année dernière de déclarer nulles les clauses de confidentialité insérées dans l’accord.

Cette lettre indique ceci :

A l’instar de ses autres partenariats avec des bibliothèques dans le monde entier, Google n’entend revendiquer aucune exclusivité sur la prestation de numérisation. Google ne s’oppose donc pas à ce que la BML puisse coopérer, à tout moment, avec d’autrespartenaires pour la numérisation de ses collections.

Le rapport de l’Autorité de la Concurrence ne fait que confirmer ce point.

Le vrai scoop par contre, c’est d’apprendre que l’insertion de cette clause d’exclusivité ne serait pas le fait de Google, mais bien de la Ville de Lyon elle-même. C’est ce que Google affirme dans une réponse du 7 août 2010 à l’Autorité de la Concurrence :

Si l’accord de partenariat conclu entre Google et la bibliothèque de Lyon comporte bien certaines clauses d’exclusivité, ces clauses n’ont cependant pas été introduites à la demande de Google. En tout état de cause, Google a clairement indiqué dans le courrier mentionné ci-dessus, son intention de ne pas mettre en œuvre ces clauses d’exclusivité.

Cela paraît sur le coup difficile à croire, mais c’est en réalité tout à fait plausible. N’oublions pas en effet que la Ville de Lyon avait lancé un appel d’offres très spécifique, dans lequel il était d’emblée prévu que le prestataire ne serait pas rémunéré, mais qu’il pourrait exploiter les fichiers produits à titre exclusif pour une période donnée. Il est donc fort possible que ce soit la Ville de Lyon qui ait elle-même fixé cette exclusivité.

L’Autorité de la Concurrence juge sévèrement une telle pratique, en estimant que la durée de l’excluvité est beaucoup trop longue, mais aussi qu’elle est, dans son principe même contraire aux règles de la concurrence.

Ce contrat, qui permet à la bibliothèque de mettre à disposition sur son propre site Internet les copies numériques réalisées par Google, comporte une clause d’exclusivité de 25 ans, avec interdiction de faire numériser le fonds par une autre entreprise durant toute cette période. Outre la durée de 25 ans, qui paraît très exagérée au regard du rythme de changement du secteur  […], le champ d’une telle exclusivité ne paraît pas proportionné. En effet […], il ne peut être admis de priver un moteur de recherche de la possibilité de répliquer à Google en investissant par ses propres moyens dans la numérisation.

C’est déjà un acquis important de ce rapport, mais à mon sens, l’information la plus importante qu’il contient est ailleurs : elle concerne l’exclusivité d’indexation, celle qui empêche les moteurs de recherche concurrents d’indexer le contenu des ouvrages numérisés par Google à partir des bibliothèques partenaires.

J’avais déjà produit une analyse du contrat de la Bibliothèque de Lyon pour montrer que les clauses étaient floues en ce qui concernait cet aspect. L’exclusivité d’indexation n’y figurait pas en toutes lettres, mais étant donné que Google était aussi chargé de la mise en ligne des fichiers par le biais d’une Hosted Solution, il était difficile de savoir si les ouvrages seraient en définitive indexables par les moteurs.

Le rapport de l’Autorité de la Concurrence apporte des compléments de réponse, sous la forme d’une réponse de Google datée du 5 octobre 2010, qui montre que là aussi, Google semble renoncer à exercer cette exclusivité dans toute sa rigueur :

Les bibliothèques partenaires de Google Book Search doivent limiter l’accès automatisé aux copies numériques créées par Google. Les partenaires de Google Book Search peuvent cependant signer des contrats avec n’importe quel autre moteur de recherche, autorisant le moteur en question à accéder automatiquement aux copies numériques des livres pour les indexer et y effectuer des recherches. Google a officiellement confirmé sa position dans une lettre, datée du 19 juillet 2010, à M. Anthony Whelan, chef de cabinet de la Commissaire à l’Agenda numérique (Neelie Kroes).

La phrase surlignée en gras est très importante, car elle vide l’exclusivité d’indexation de l’essentiel de sa nocivité. Visiblement, Google n’interdit que l’accès automatisée aux copies numériques (il faut sans doute comprendre l’extraction automatique de contenus à partir de la base de données), mais pas que les robots d’autres moteurs viennent indexer le contenu des ouvrages, mis en ligne par les bibliothèques à partir de leurs propres copies. Elles peuvent même nouer des accords avec des concurrents de Google pour cela (la BnF vient par exemple de conclure un contrat de ce genre avec Microsoft).

Il est important de relever que l’Autorité de la Concurrence ne condamne pas cette exclusivité d’indexation sur le principe, à la différence de sa position catégorique sur l’exclusivité commerciale.

Google a précisé que ces contrats prévoyaient  que la bibliothèque interdise l’accès automatique aux fichiers numérisés par ses soins : un moteur de recherche concurrent ne peut donc indexer les fichiers numérisés par Google pendant une certaine durée. De telles clauses  ne peuvent être condamnées  per se au titre du droit de la concurrence. Elles visent à protéger un investissement du risque de parasitisme. La numérisation étant une opération coûteuse, il est vraisemblable que Google ne réaliserait pas une telle opération si elle n’en tirait aucun avantage,  a fortiori si les fichiers concernés étaient aisément accessibles et libres de droits. En outre, cet investissement se traduit par une information plus riche fournie aux internautes. Cette clause d’exclusivité pourrait ainsi relever d’une concurrence par les mérites.

J’avoue être pour ma part assez réservé quant à ce jugement. Je ne suis pas loin de penser au contraire que l’exclusivité d’indexation est la pire de toutes celles qu’imposent Google à ses partenaires, dans la mesure où elle heurte de front la liberté d’information. Elle joue de plus un rôle essentiel dans la bataille du capitalisme cognitif que se livre les grands acteurs du web. Olivier Ertzscheid était allé jusqu’à parler à son sujet d’une forme « d’eugénisme documentaire« . Et on peut ajouter que le rapport Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit remis en janvier 2010 condamnait pour sa part fermement cette exclusivité, notamment du point de vue de l’atteinte à la libre concurrence :

Les accords passés par Google prévoient toujours que les autres moteurs de recherche ne pourront pas accéder aux fichiers numérisés par lui pour les indexer et les référencer.Autrement dit, cette exclusivité se traduit, concrètement, par l’absence d’indexation et de référencement du texte des livres par d’autres moteurs de recherche. Seules les métadonnées, généralement produites par les bibliothèques partenaires, sont accessibles aux moteurs, ce qui réduit considérablement la visibilité sur Internet des fichiers exploités par les bibliothèques et fait peser un lourd handicap sur les bibliothèques numériques que celles-ci pourraient vouloir développer de façon autonome. On peutcomprendre les motivations de Google, qui prend à sa charge financièrement et techniquement les opérations de numérisation, et souhaite, en contrepartie, bénéficier d’une exclusivité sur ce contenu numérisé, lui permettant d’étendre sa base de recherche d’indexation et de rémunération. Mais cela revient aussi à permettre à un acteur en position dominante sur le « marché » de la recherche d’information et de l’accès aux contenus numériques de renforcer cette position dominante.

Néanmoins cette question de principe perd de son intérêt, si dans la pratique comme tend à le prouver le rapport de l’Autorité de la Concurrence, Google renonce à appliquer strictement cette exclusivité d’indexation.

Au final, seule l’exclusivité commerciale demeure dans ce contrat entre la BM de Lyon et Google (interdiction pour la bibliothèque de nouer des partenariats commerciaux ou de permettre aux utilisateurs de réutiliser les fichiers à des fins commerciales),  mais Google assumant seul les coûts de la numérisation, ce n’est certainement pas l’exclusivité la plus contestable. Par ailleurs, j’avais relevé cet été que Google avait également sensiblement assoupli cette exclusivité commerciale, dans le cadre de contrats le liant avec certaines bibliothèques américaines.

J’aimerais terminer par une remarque importante. Le contrat conclu par la Ville de Lyon avec Google a fait l’objet par trois fois de  fortes critiques par des autorités nationales :

  • La CADA a considéré que les clauses de confidentialité qu’il comportait étaient sans valeur et avait permis la communication de pièces essentielles ;
  • Le rapport Tessier cité plus haut s’était montré sévère à propos des contreparties exigées ;
  • L’Autorité de la Concurrence considère à présent que l’exclusivité de numérisation est critiquable, à la fois dans son principe et dans sa durée.

Certains ont pu me reprocher mon excès de « scrupules juridiques » à propos de cette question de la numérisation. Je me réjouis de voir ces scrupules partagés par les autorités chargées de préserver des principes importants et je me dis qu’un peu de prudence parfois est nécessaire pour éviter de jouer aux apprentis sorciers…

Merci @mbattisti64 de m’avoir signalé ce rapport !