Sortir la recherche visuelle de l’impasse des exceptions au droit d’auteur

André Gunthert, chercheur en histoire visuelle à l’EHESS, a publié aujourd’hui sur la plateforme Culture Visuelle un billet (Le droit de citation redéfini par les Digital Humanities) qui me paraît important, car il est révélateur du déséquilibre du système de protection de la propriété intellectuelle en France et des entraves qu’il peut faire peser sur des activités essentielles, comme la recherche.

La recherche visuelle, sur les images, est certainement l'un des secteurs qui a le plus à souffrir des limitations du droit d'auteur français. Comment étudier, enseigner, critiquer, expliquer les images sans pouvoir les montrer ? (Eye. Par Daniel Valle. CC-BY- NC-SA. Source : Flickr)

André Gunthert milite depuis plusieurs années en faveur d’un « droit à la critique des images » ou d’un « droit aux images » qui permettrait aux chercheurs de pouvoir utiliser des documents iconographiques dans le cadre de leurs travaux, sans se heurter aux limites de l’exception de courte citation prévue par le Code :

En droit français, l’exercice de la citation, outil essentiel de l’argumentation et de la démonstration scientifique, est défini comme une exception au monopole d’exploitation par l’auteur des droits conférés par la propriété intellectuelle, et n’est toléré qu’à la condition de se présenter sous la forme de courts extraits (article L 122-5 du CPI).

Cette définition très limitative a eu pour conséquence pratique d’exclure jusqu’à présent les sources audiovisuelles de l’exercice de la citation. Mobiliser un tableau, une photographie, un extrait musical ou cinématographique dans une publication suppose, dans les supports d’édition classique, l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants-droit.

Mais André Gunthert explique plus loin que la plateforme de blogs scientifiques Culture visuelle  peut bénéficier d’une autre exception, introduite par la loi DADVSI en 2006 au bénéfice de l’enseignement et de la recherche :

(…] la loi DADVSI a introduit en France, de manière discrète, une possibilité équivalente, appelée exception de citation pédagogique, lorsque les contenus sont mobilisés «à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche», et que cette utilisation «ne donne lieu à aucune exploitation commerciale» (article L 122-5, 3e, alinéa e).

C’est cette possibilité nouvelle, nécessairement limitée à l’édition en ligne (qui peut seule proposer l’accès à des contenus scientifiques de manière gratuite), qu’exploite la plate-forme Culture Visuelle, “média social d’enseignement et de recherche” qui a défini strictement ses conditions d’usage en fonction de ces contraintes et peut réserver la consultation des billets à la communauté.

Tout en partageant entièrement l’analyse d’André Gunthert concernant la nécessité d’un droit aux images pour la recherche, je crains hélas que cette exception ait encore été définie de manière trop étroite pour de tels usages en ligne.

En effet, l’exception pédagogique et de recherche ne s’applique qu’ « à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche » et « dès lors que le public auquel cette représentation ou cette reproduction est destinée est composé majoritairement d’élèves, d’étudiants, d’enseignants ou de chercheurs directement concernés« . Si la première condition concernant le but de l’utilisation est bien satisfaite pour Culture visuelle, ce n’est certainement pas le cas de la seconde dans toutes les hypothèses, puisque la plateforme est accessible par tout un chacun en ligne.

Certes les conditions d’utilisations du site indiquent qu’il est possible de limiter la diffusion des images protégées aux seuls membres inscrits, par le biais d’un système appelé Cachimage.

En application des dispositions légales sur la propriété intellectuelle, il est possible, lorsque le copyright l’impose, de réserver la consultation des contenus visuels aux seuls membres de la communauté, tout en préservant l’accessibilité du texte.

Si l’on s’en tenait aux seules dispositions de la loi, ce dispositif pourrait peut-être satisfaire aux exigences de l’exception pédagogique et de recherche, mais on ne peut hélas en rester là.

En effet, et c’est une chose assez peu connue, l’exception pédagogique n’est pas directement applicable. Pour fonctionner, elle nécessite que des accords sectoriels soient conclus entre les Ministères concernés (Education nationale, Enseignement supérieur et recherche) et les représentants des titulaires de droits pour chaque catégorie d’oeuvres, pour permettre à ces derniers de toucher une rémunération en contrepartie des usages effectués.

Pendant plusieurs années, ce dispositif tarabiscoté a fait obstacle a une application réelle de l’exception pédagogique, mais de nouveaux accords sectoriels sont entrés en vigueur en février 2011 qui clarifient (un peu) la situation.

On y apprend cependant que « la mise en ligne de travaux pédagogiques ou de recherche n’est autorisée que sur l’intranet ou l’extranet des établissements à la seule destination des élèves, étudiants, enseignants ou chercheurs qui y sont inscrits ou affectés et qui sont intéressés par ces travaux« . Par ailleurs, pour respecter les termes de ces accords, les chercheurs sont contraints de s’acquitter de nombreuses formalités, comme une déclaration auprès des titulaires de droits. Il faut également vérifier que les travaux en question ne contiennent pas plus de 20 oeuvres protégées, limiter leur taille et leur résolution et faire en sorte qu’elles ne soient pas indexées par les moteurs de recherche (!!!). Le seul cas pour lequel la mise en lige sur Internet est autorisé est celui des thèses, à la condition que les images ne puissent être extraites et que la thèse ne fasse pas l’objet d’un contrat d’édition.

On le voit, cette exception, pourtant inscrite dans la loi, constitue selon moi un véritable trompe-l’oeil législatif, voté seulement du bout des lèvres par le législateur et particulièrement difficile à appliquer (plusieurs enseignants ont d’ailleurs témoigné ne pas être en mesure de respecter ces conditions trop complexes dans le cadre de leur travail, voyez ici ou ).

Pour ce qui est de Culture visuelle, il me paraît difficile pour les contributeurs de la plateforme de respecter toutes ces conditions, et même sur les billets publiés en ligne, on trouve parfois des usages d’images qui ne cadrent pas avec le texte de l’exception (voyez ici par exemple).

Néanmoins, comme le faisait remarquer André Gunthert sur Twitter cet après-midi, un projet comme Culture Visuelle a le mérite de contribuer à faire bouger les lignes, car depuis deux ans que la plateforme existe, plus de 2000 billets y ont été publiés, sans susciter de réactions de la part des titulaires de droits.

Même si la pratique contra legem ne suffit pas à elle seule à faire évoluer le droit, cet exemple montre qu’un certain niveau de consensus semble exister qui permettrait de changer les règles du jeu, en faveur d’un rééquilibrage du système. Mais comment procéder pour créer un réel « droit aux images » qui permette aux chercheurs d’exercer leurs activités dans de meilleures conditions et surtout de diffuser leurs travaux en ligne ?

André Gunthert propose dans son billet une redéfinition de ce »droit aux images » qui fournit des postes de réflexions :

L’aménagement d’un fair use à la française est un apport dont seules peuvent pour l’instant se targuer les expérimentations éditoriales des Digital Humanities. Ce faisant, celles-ci contribuent à redéfinir la notion même de citation – très mal caractérisée par les textes, puisque ne reposant que sur le critère insuffisant de brièveté […]  la pratique constatée sur Culture Visuelle, à partir de contenus très divers, tend à prouver que la citation est constituée par l’exercice même de l’extraction, autrement dit par la mobilisation en dehors de son contexte original d’un extrait ou d’une œuvre identifiable comme objet de l’analyse.

Le fair use américain (usage équitable) est en effet mieux armé que le droit français pour appréhender les types d’usage des images dont les chercheurs ont besoin, car il repose sur des mécanismes plus pragmatiques, les juges cherchant par exemple à déterminer si un usage porte atteinte ou non à l’exploitation économique d’une oeuvre. Le fair use admet également les usages transformatifs des oeuvres, ce qui cadrerait assez bien avec cette « mobilisation en dehors du contexte original » dont parle A. Gunthert.

L’introduction d’un fair use en Europe a pu être favorablement envisagée récemment, que ce soit en Angleterre, en Irlande ou au niveau de la Commission européenne, mais sans rencontrer beaucoup d’échos en France (voyez ici). Les tribunaux de première instance exercent depuis plusieurs années une pression sur la Cour de Cassation afin d’élargir le droit de citation et autoriser la citation graphique. Les choses commencent effectivement à bouger de manière intéressante, mais il faudra sans doute beaucoup de temps pour que la Cour de Cassation change de jurisprudence et pour l’instant, les affaires à la source de ces évolutions ne concernent malheureusement pas le cas de la recherche.

Depuis le vote de la loi DADVSI en 2006, les bibliothécaires et les professionnels de l’information militent eux aussi pour un droit de citation élargi, mais personnellement, je ne crois plus tellement à une possibilité de rééquilibrer le système de la propriété intellectuelle en France en restant dans le cadre des exceptions. Comme je l’ai expliqué dans un billet cet été, je pense qu’il faut agir à un niveau supérieur, directement dans la Constitution, pour réaffirmer avec force face au droit d’auteur d’autres droit essentiels. Le « droit aux images » d’André Gunthert passerait ainsi par une réévaluation du droit à l’éducation face au droit d’auteur.

D’autres contributions intéressantes se situent au niveau des outils qui permettent aux chercheurs eux-mêmes de constituer des stocks d’images réutilisables, par le biais des licences libres. C’est le cas par exemple de la plateforme MediHAL du CNRS, qui autorise depuis le début le partage des images sous licence Creative Commons. Je vous recommande aussi chaudement d’aller jeter un oeil du côté du projet Art Science Factory, une autre plateforme consacrée aux rapports entre l’Art et la Science, qui permet à ses membres de partager des contenus sous licence libre, mais aussi leur offre des outils pour les remixer. Des projets stimulants existent également autour de la collaboration entre des chercheurs et des sites comme Wikipédia (j’en avais parlé ici) et les wikipédiens rejoignent d’ailleurs les chercheurs dans leur lutte pour la reconnaissance de la liberté de panorama en France.

La piste alternative des licences libres ne résoudra cependant pas à elle seule le problème du droit aux images, puisque les chercheurs en culture visuelle ont besoin de pouvoir utiliser les images protégées qui constituent notre quotidien.

Face à cette situation de blocage, on mesure à quel point nous nous trouvons dans une effroyable période de prohibition des usages, qui oblige des chercheurs à cacher leurs travaux pour rester en accord avec la loi ou à enfreindre le droit pour pouvoir exercer une activité légitime et cruciale pour le bien-être de la société.

Comme nous le disions cet après-midi sur Twitter, il faut espérer que toutes les parties intéressées au changement de la loi arrivent à s’unir pour faire entendre leurs voix auprès des décideurs.


6 réflexions sur “Sortir la recherche visuelle de l’impasse des exceptions au droit d’auteur

  1. Complètement d’accord avec toi. Prendre en compte l’intérêt du public est indispensable, par exemple dans ces situations ubuesques où la maison d’édition détentrice des droits refuse toute exploitation de livres épuisés.

    Une précision : le Fair Dealing, équivalent plus restreint du Fair Use, existe dans le droit britannique depuis 1988.

  2. Merci pour votre commentaire détaillé. Il faut en effet militer pour transformer ce qui n’est qu’une série d’exceptions, dont l’échafaudage mal agencé trahit la confusion, en véritable droit de la citation, indépendant des contenus mobilisés, qui est tout simplement une condition sine qua non de l’analyse scientifique, et plus largement de la critique, quelle qu’en soit la forme. Les éléments de réflexion que je soumets ci-dessus à la discussion sont de ceux qui me semblent contribuer à ce travail nécessaire, tant du point de vue théorique que pratique.

    Une lecture exclusivement juridique des textes impose de ne pas sortir de leur champ d’application – mais en l’espèce, une telle lecture relève de la fiction. Même les pouvoirs publics sont conscients du caractère inapplicable (et inappliqué) du dispositif existant. Cette discussion a eu lieu par exemple lors d’un colloque récent à la BNF, où nous avons entendu un acteur de la négociation des accords sectoriels nous expliquer en substance que la volonté des pouvoirs publics n’était nullement d’empêcher professeurs et chercheurs de travailler, et que, au moins dans le cadre d’une utilisation non marchande, une interprétation trop restrictive des textes était contraire à l’esprit du dispositif.

    Comme dans le cas de la loi Hadopi, la discussion ne peut pas être exclusivement juridique, il faut tenir compte de la dimension d’affichage politique d’un dispositif qui n’est pas entièrement fonctionnel.

    Dans ce contexte d’insécurité juridique, que votre analyse confirme, Culture Visuelle est la seule plate-forme à proposer une réponse pratique à ses membres pour affronter la réclamation d’un ayant-droit. Ce système s’inscrit dans le cadre de l’exception pédagogique, telle qu’elle est définie par la loi. Comme souvent en cette matière, il s’agit d’une solution pragmatique qui offre un compromis acceptable entre les exigences de la recherche et les contraintes de la propriété intellectuelle, en attendant une réforme du droit de citation, que j’appelle de mes voeux. Je ne confonds évidemment pas cet horizon avec la formule proposée par la plate-forme, mais je souligne le fait qu’il nous faut bien des solutions pratiques pour travailler dans l’intervalle.

    De la même façon que personne n’estime que la citation d’un texte littéraire contrevient aux intérêts économiques des auteurs, personne à Culture Visuelle ne veut voler le pain des ayants-droits. Sauf si quelqu’un m’explique comment les spécialistes des domaines audiovisuels pourraient faire leur travail en l’absence d’une faculté de citation, l’expérimentation de la plate-forme doit être considérée comme une proposition susceptible de faire avancer les choses dans la bonne direction. Car, faut-il le rappeler, dans l’état de fluidité qui caractérise aujourd’hui tous les contenus numériques, la seule alternative consiste dans l’abandon de toute règle, ce qu’on peut observer en maints endroits de la toile, notamment sur les réseaux sociaux.

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