Pour un droit au partage des livres numériques

Philippe Aigrain a réagi sur blog à l’annonce de la plainte déposée par les éditeurs français contre le site de la Team AlexandriZ, ainsi qu’aux discussions qui s’en sont suivies sur les réseaux.

Il y défend l’idée qu’un droit au partage doit être reconnu pour les livres numériques, thèse qu’il avait déjà mise en avant dans un billet publié au début de l’année :

La prévisibilité de cette guerre au partage m’a poussé depuis longtemps à estimer que c’est aussi et même particulièrement dans le domaine du livre numérique qu’il faut d’urgence reconnaître un droit au partage non-marchand entre individus associé à de nouvelles rémunérations et financements, faute de quoi le déploiement massif des DRM et la guerre au partage feront régresser tragiquement les droits des lecteurs – et parmi eux des auteurs – même par rapport aux possibilités du livre papier.

Flying Books. Par graymalkn. CC-BY. Source : Flickr.

C’est la raison pour laquelle plusieurs points des Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées, publiés cet été, font référence directement au secteur du livre. La contribution créative notamment, qui serait mise en place avec la légalisation du partage non-marchand, aurait pleinement vocation à s’appliquer aux échanges de livres numériques.

Je souscris pleinement aux analyses développées par Philippe Aigrain, et notamment à la critique des modes d’échange centralisés, auxquels la Team AlexandriZ concoure par certains aspects de son fonctionnement. Je conteste cependant que l’on puisse assimiler le partage des objets numériques à du vol. D’un point de vue légal, c’est faux, puisque la contrefaçon d’oeuvres protégées constitue un délit distinct du vol, définie comme « la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui » et donc inapplicable aux biens immatériels.

Copier n’est pas voler. C’est un des principes de base qu’il faut garder à l’esprit lorsqu’on réfléchit à la question du droit d’auteur dans l’environnement numérique.

Par ailleurs, je souscris à l’appel que Philippe Aigrain adresse aux « éditeurs équitables » de s’emparer de la question du partage en ligne des oeuvres, car c’est un des points essentiels de la recomposition du pacte de lecture entre les auteurs, les éditeurs et les lecteurs.

Je reproduis ci-dessous le billet de Philippe Aigrain, placé sous licence CC-BY-SA.

***

Les enseignements des affaires TeamAlexandriz

Il y a la grande affaire, la plainte du SNE et des grands groupes éditoriaux qui en sont membres contre TeamAlexandriz. Et la petite affaire, celle de la colère de François Bon quand il a trouvé des eBooks de publie.net sur les sites centralisés de partage de fichiers référencés par TeamAlexandriz. Au-délà du commentaire qu’en a déjà fait Hubert Guillaud, ces affaires méritent qu’on revienne sur le partage des livres numériques et la guerre qui va continuer à se développer contre celui-ci. Et aussi que l’on réfléchisse à la situation des entreprises d’édition équitable, dont publie.net.1

Comme je l’annonçais, la guerre au partage des livres numériques est commencée à l’initiative des grands groupes éditoriaux. Contrairement à ce que ces éditeurs affirment, ils sont en train de répéter en pire l’erreur des majors musicales. Ils s’imaginent qu’il est possible et prétendent qu’il est souhaitable d’installer la rareté des copies des œuvres dans le monde numérique par une combinaison de verrous technologiques et d’actions judiciaires et politiques. Contre cela, je réaffirme avec force que le partage avec d’autres individus d’une œuvre qui est entrée en notre possession est un droit culturel essentiel, dont la portée est plus étendue dans le monde numérique. Pour concilier l’exercice de ce droit culturel fondamental avec une économie culturelle numérique soutenable, j’ai proposé de le reconnaître en le restreignant, d’une part aux activités hors marché et d’autre part au partage entre individus sans centralisation de contenus sur un site de prestataire. Dans mes propositions, j’ai même précisé la définition de cette absence de centralisation en spécifiant que le partage devrait être autorisé « d’un espace de stockage placé sous le contrôle souverain de l’individu à un espace placé sous le contrôle souverain d’un autre individu ». TeamAlexandriz ne centralise pas de contenus, mais utilise des sites centralisés comme hébergeurs de contenus (des usagers). On peut considérer (sous réserve de ma bonne compréhension), que TeamAlexandriz est un agrégateur de liens vers des contenus mis en ligne sur des sites centralisés commerciaux.2

Ce que nous révèle la plainte du SNE et de ses principaux membres, c’est la guerre contre les droits du public qu’ont décidé de conduire ces groupes, avec l’appui des plate-formes propriétaires contrôlées par des distributeurs. Ceux-ci leur mangeront la laine sur le dos quand ils auront fait le sale boulot contre les citoyens lecteurs. Je n’apprécie pas le mode de partage promu par TeamAlexandriz avec son utilisation dérivée de sites centralisés. Pour les exemples audiovisuels et musicaux, on peut considérer que c’est la guerre au partage pair à pair qui a poussé les utilisateurs vers les sites centralisés type Megaupload ou autres. Dans le cas des livres, on ne peut pas vraiment invoquer ce motif. Cependant, TeamAlexandriz a aussi fait un travail apprécié de production et mise à disposition d’eBooks de livres indisponibles, dans divers champs dont la science-fiction.3 Tout ceci étant dit, tant que l’on aura pas défini un droit au partage dans la sphère numérique, et forcé les plateformes d’eBooks à respecter les droits élémentaires des lecteurs, je continuerai à m’opposer (dans la limite de mes moyens) à toute action judiciaire contre ceux qui compensent partiellement ces limites, même s’ils le font de façon maladroite ou inappropriée.

Passons maintenant au cas des ePub de publie.net. Ceux-ci sont diffusés sans DRM (seuls les versions Kindle ou pour d’autres plate-formes propriétaires en ont). Rien n’empêche matériellement le possesseur d’un ePub publie.net de le transmettre à un autre lecteur, et c’est très bien ainsi. On peut donc considérer que l’argument que je développe plus haut de la correction d’une situation inacceptable ne s’applique pas et que la promotion de la mise en ligne (à ma connaissance on ne sait pas qui l’a effectuée) de ces ePub était inamicale à l’égard d’un modèle commercial parfaitement légitime parce que respectueux à la fois du public et des auteurs. Mais François Bon a-t-il eu raison de traiter de voleurs ceux qui avaient rendu accessibles ces copies ? Et ceux qui les ont référencées ? L’existence d’une copie numérique non-autorisée d’une œuvre numérique n’enlève rien à personne. La seule question qu’on puisse se poser est celle de l’équilibre entre le bénéfice d’accessibilité et de notoriété de l’œuvre et les pertes éventuelles de revenus résultant de ventes non réalisées. En l’espèce, je doute que cette perte de revenus existe, mais je reste ouvert à l’apport de preuves contraires.4

En d’autres termes, il est urgent que les éditeurs numériques équitables s’emparent eux-mêmes de la question de quel partage ils veulent voir exister. Faute de quoi leur mécontentement de voir le partage se développer de façon anarchique sera utilisé comme prétexte pour de nouvelles actions répressives par les oligopoles de l’édition et les éditeurs équitables perdront l’occasion de développer une synergie entre partage et ventes.

  1. Disclosure: publie.net est en train d’éditer en eBook un de mes livres : Cause commune, paru en version papier chez Fayard (éditeur membre du groupe Lagardère), et diffusé en PDF sous licence Creative Commons sur Internet. []
  2. Le cas de certains services comme dropbox étant complexe à analyser car les individus semblent y avoir un authentique contrôle sur l’espace de stockage qui leur est propre. []
  3. Le lecteur découvrira peut-être avec surprise qu’un livre comme la traduction française des Clans de la lune alphane de Philip K. Dick est indisponible, mais c’est bien le cas. []
  4. En tout état de cause, la mise en place de la contribution créative telle que je la défend créerait une source de revenus supplémentaire largement supérieure. []

50 réflexions sur “Pour un droit au partage des livres numériques

  1. Mea culpa, oui j’ai utilisé le site TeamAlexandriz plusieurs fois.
    Résidant actuellement hors de France, j’ai le sentiment d’avoir fait ce que je faisais lorsque je résidais dans notre beau pays : j’allais à la bibliothèque municipale! J’ai téléchargé quelques livres, que de toute façon je n’aurai pas acheté, je les ai lu et voilà. Je n’ai fait aucun commerce avec.Que les maisons d’édition ne me fassent pas rire car j’achète un grand nombre de livres, mais il y en a un certain nombre que j’emprunte à des membres de ma famille… alors pourquoi un livre numérique serait différent d’un livre papier? De plus j’avais commencé à lire, chez un de mes enfants, un livre au format poche et je m’étais dit qu’une fois chez moi je le téléchargerai pour finir de le lire. Que l’on m’explique pourquoi ce livre qui se trouve au prix de 8 € en France n’existe sur internet en téléchargement qu’à plus de 15€ en édition brochée!!! Belle différence pour un e-book!

  2. Continuons de partager tout ce qui peut être numérisé :
    – fichiers ogg (musique, vidéos),
    – fichiers pdf, epub, odt, ods (histoires, outils didactiques),
    – fichiers d’installation de logiciels libres (pour Windows)
    – paquets (pour Debian, Linux),
    – fichiers jpg, svg, etc. (images, dessin vectoriel)
    De telle manière à donner la possibilité au plus de personnes de ne plus avoir besoin de fichiers et logiciels privateurs (nourris à l’exclusivité).

    Et le partager de divers manières :
    – les mettres sous une licence qui autorise l’usage et le partage (Creative Commons [CC0 et CC-BY notamment], Art Libre, GPL, etc.),
    – ne pas utiliser de DRM,
    – copier-coller d’un disque dur à l’autre,
    – pratiquer le partage décentralisé (P2P, emule, torrents, etc.),
    – les mettre en libre téléchargement sur votre site.

    Each one on his own.

    Pratiquer aussi le libre partage hors du numérique :
    – avec les livres en papier,
    – avec les aliments,
    – avec les vêtements, les chaussures,
    – …

  3. Le téléchargeur chez TeamAlexandriz est un voleur ? Soit
    Et comment qualifier alors l’éditeur qui vend à bon prix un livre numérique du domaine public, ebook qu’il a lui-même pompé gratuitement dans une bibliothèque numérique genre Projet Gutenberg ?

  4. Et demain Bata me fait un procès parce que j’ai prêté une paire de chaussures à ma sœur ? On ferme les bibliothèques aussi (après tout qu’est-ce que c’est que ce principe de n’acheter qu’un seul livre et de le laisser lire par des centaines de personnes !) ?

    Je suis une grande consommatrice de livre : que ce soit par le prêt, la bibliothèque, le livre voyageur ou l’ebook de chez la TeamA je consomme plus de livres que je n’en peux acheter… Pourtant il y a de ça 10 jours j’ai commandé 3 romans PARCE que je les avais lu en ebook un peu au hasard. J’ai aimé, ils ont gagné leur place dans ma bibliothèque et j’ai eu envie de les posséder au format papier, de les prêter à mon tour etc… Sans ces 3 .epub de TeamA ils ne seraient pas ce soir sur mon rayonnage !
    Je suis intimement convaincue que les pirates dénoncés sont au final les plus gros payeurs. Les éditeurs n’ont rien à gagner à partir en guerre…

  5. Il est incroyable de la part des éditeurs de tenter de nous vendre des fichiers verrouillés, à des prix plus important qu’un livre de poche papier, tout en parlant d’une offre légale et abondante. J’ai demandé récemment à mon elibraire – ePagine – une liste de 15 bouquins, pas un seul disponible en numérique ! Très peu sans DRM de plus ! Mais j’en ai acheté qquns chez Phébus qui semble vouloir respecter un peu plus ses lecteurs & chez le Diable Vauvert (sans DRM). Je peut donc les lire avec de vrais logiciels non privateurs (FBReader & Calibre :-))

  6. Bonjour,
    Je tiens à préciser que monsieur Bon s’est énervé, non parce qu’il aurait trouvé DES ebooks de Publie.net mais UN seul, le sien, « Apprendre l’invention » sur le site de TA. Je ne représente pas ce site mais j’ai j’y vais très souvent; pour moi, c’est comme feuilleter un livre avant de l’acheter. Et justement son livre, je ne l’achèterais pas …

  7. Echanger, partager, faire suivre, relier des amis via la culture….

    Respecter le travail qui permet à la culture d’exister.

    Deux bonnes raisons de penser en dehors des oppositions faciles (noir/blanc, 0/1,… voir les commentaires ci-dessus ;-)

    Et une bonne raison pour penser une licence de respect des éditeurs autant que d’autorisation du partage. http://edition-equitable.org

    1. Commentaire assez surprenant… A moins qu’il ne le soit pas du tout…

      Tu parles de ne pas penser en noir et blanc, mais la contribution créative qui accompagne la légalisation du partage dans le modèle de Philippe Aigrain n’est PAS une solution en noir et blanc.

      Elle légalise certes les pratiques de partage, mais elle prévoit tout un volet économique pour soutenir la création, dans un cadre renouvelé, avec retour réel aux créateurs et pas captation éhontée de la valeur par des filières industrielles qui fonctionnent largement sur le modèle de la rente.

      Les projections de Philippe montrent qu’avec une contribution créative de l’ordre de 4 à 5 euros par connexion Internet, on arrive à plus d’un milliard par an pour la création, somme conséquente, sachant qu’elle ne se substitue pas aux autres formes de commercialisation (tout comme le piratage n’annule pas les ventes. Les études sérieuses sur la question tendent même à prouver le contraire).

      Si ton souci est d’assurer à des structures éditoriales des moyens de perdurer, la contribution créative en est un, et je pense même que c’est le plus crédible.

      J’ai montré de l’intérêt pour la licence édition équitable (et j’aurais d’ailleurs aimé aller plus loin dans la formalisation juridique sous forme de contrat réel), mais fondamentalement, elle est ancrée dans le paradigme de la rareté.

      Je ne crois pas à la viabilité des modèles de la rareté. Si l’on veut réellement commencer à penser l’économie de l’abondance, il faut rompre avec le paradigme antérieur. Et on tombe alors nécessairement sur des solutions combinant légalisation d’un partage non-marchand et financement mutualisé.

      Par ailleurs, j’ai un réel problème avec cette mise en avant d’un « travail » éditorial qui serait tellement fondamental pour que la Culture existe.

      Hannah Arendt a écrit des choses très importantes par exemple sur les rapports entre travail et oeuvre. Elle dit « Nous avons transformé l’oeuvre en travail ». Et pour elle, c’était une catastrophe, parce que ces deux sphères doivent rester indépendante. C’est en toutes lettres dans Condition de l’homme moderne.

      Je souscris entièrement à cette approche. La création ne doit pas être pensée dans les catégories du travail. La contribution créative a d’ailleurs plus d’un lien avec ces conceptions. En assurant un revenu direct aux créateurs, elle les autonomise par rapport à la nécessité de travailler (car très peu de créateurs vivent uniquement de leurs droits d’auteur et ils doivent de toute façon travailler pour vivre).

      On est dans un logique qui se rapproche de celle du revenu de vie, autre sujet très important.

      Ensuite, dire que le travail éditorial est nécessaire à la culture, c’est à mon sens une erreur, notamment avec l’avènement de la culture numérique.

      La désintermédiation est trop puissante : la Culture n’a plus besoin d’édition pour exister, car les individus sont mis en capacité de publier directement en ligne et la chair vive du web est faite de cela.

      Après, je ne dis pas que le travail éditorial n’a pas une utilité, mais elle n’est qu’accesssoire et soutenir qu’il est nécessaire aujourd’hui, c’est juste une énorme erreur de perspective historique.

      J’ai en fait beaucoup de mal avec les rouages qui sous-tendent ton commentaire.

      Partager, ce serait donc manquer de respect ? Impossible pour moi de souscrire à cela.

      Aurélie Filippetti avait dit des phrases comme « L’éditeur est indispensable à la littérature » ou « sur le Web, rien n’est éditorialisé ». Qu’en penses-tu au fond ? Je frémis un peu en te posant cette question, car je pressens la réponse que tu pourrais y apporter.

      Autre exemple : les éditeurs de presse sont en train de de revendiquer un droit voisin sur les contenus qu’ils produisent, ce qui serait une catastrophe et une nouvelle étape dans l’enfermement de la connaissance sous des couches de droits exclusifs. Mais soutenir que le travail éditorial est nécessaire à la Culture, n’est-ce pas aller directement dans ce sens ?

      Je m’interroge enfin vraiment sur la position des éditeurs dit « équitables » à propos des questions liées au statut du partage.

      Ont-ils vraiment interrogé leur modèle, à la fois sur sa viabilité économique et sur ses rapports avec la guerre au au partage, qui se joue en arrière-plan et dont nul ne peut se dire extérieur ?

      Peut-être faudra-t-il un jour interroger la question de l’édition jusqu’au fond et je crains que cela ne soit douloureux, car je constate bien souvent que les fonctions font les hommes.

      J’aimerais en tout cas éviter d’avoir à écrire un jour un billet dont le titre serait « On ne peut éditer impunément ; la folie en est trop évidente ».

      Mais si j’entends encore le partage assimilé à un vol cela finira nécessairement par arriver…

  8. Je suis choqué par cette phrase du commentaire ci-dessus : « Après, je ne dis pas que le travail éditorial n’a pas une utilité, mais elle n’est qu’accesssoire et soutenir qu’il est nécessaire aujourd’hui, c’est juste une énorme erreur de perspective historique. »

    De quel travail éditorial parles-tu pour dire qu’il est « accessoire » ? Celui fait par les éditions XO sur un livre journalistique dont la durée de vie sera d’un mois ou deux ? Celui que faisait Gaston Gallimard pour des écrivains comme Céline ? Celui que font encore de petits éditeurs de poésie contemporaine ? J’ai l’impression que tu prends comme modèle de travail éditorial celui, très particulier, que font les éditeurs scientifiques, et pour lesquels nous sommes d’accord qu’il est le plus souvent accessoire (c’est d’ailleurs parce que ce travail est reconnu comme accessoire par de nombreux auteurs scientifiques que ceux-ci se sont lancé dans l’Open Access, la question de l’argent est simplement venu renforcer l’impression d’un système parasitaire.) Mais pour ce qui est du travail actuel d’accompagnement des auteurs par les éditeurs, il est tout sauf accessoire. Pour ne prendre qu’un exemple : j’ai fait de la relecture/réécriture pour un éditeur technique, et je peux dire que sans ce travail l’oeuvre était illisible.

    Les éditeurs sont des prescripteurs, comme les bibliothèques (quand elles font des expositions, animent des ateliers, etc.) et comme les enseignants. Le Web comme agent de désintermédiarisation ? Vu de loin, oui. Vu de près, il s’agit plutôt d’un agent qui multiplie les intermédiaires. Notre moteur de recherche est notre intermédiaire n°1 ; nos réseaux sociaux sont les suivants ; les blogosphères thématiques forment un groupe de prescripteurs, avec critique interne, et « émission de rayonnement » (sous forme de liens) au-delà du groupe.

    Si l’on veut que le livre numérique trouve son économie, il faut que les éditeurs comprennent quel parti tirer de ces nouveaux intermédiaires – les libraires commencent à le faire. Mais entretenir le double mythe d’une désintermédiarisation totale et d’un travail seulement « accessoire » des éditeurs… là je ne suis pas, et je suppose que de nombreux éditeurs ne suivent pas non plus.

    Je cite Jacques Rivière dans sa correspondance avec Artaud : « La pensée a besoin d’obstacles. » (Tiens, Rivière-Artaud, en voilà encore du travail éditorial !) L’écriture a aussi besoin d’obstacle. Ca commence avec la page blanche, ça continue avec l’attente et les réactions des lecteurs, ça passe parfois par le dialogue avec un éditeur, etc. La vente aussi a besoin d’obstacles, quand le partage en fait fi : c’est parce qu’il y a de moins en moins d’obstacle au partage sur le net que les éditeurs craignent pour leurs ventes, et donc pour leur capacité à continuer d’exercer leur métier. Je suis d’accord pour dire que la stratégie visant à brider le partage numérique est vouée à l’échec, mais on n’a pas besoin de minimiser l’importance du travail des éditeurs pour soutenir cela.

    1. Vous pouvez bien être choqué, mais je maintiens en l’état ma formule : le travail éditorial dans toutes les hypothèses n’est qu’un accessoire de la création et ce n’est que par une forme d’inversion des choses, de nature proprement idéologique, qu’on en est arrivé à lui accorder une place si éminente.

      La création est le fait de l’auteur ; son apport est originel, principal et fondamental. Ce n’est que par une flatteuse imposture qu’on accorde aux structures éditoriales ce rôle soit disant nécessaire.

      J’irais même plus loin en disant que ces prétentions constituent une forme de violence symbolique exercée sur l’ensemble de l’écosystème de la création. Violence symbolique qui accompagne une violence économique et une violence légale, comme le montre la manière lamentable dont se déroule le débat sur le contrat d’édition numérique ou la désastreuse loi sur l’exploitation des livres indisponibles.

      Ces formes de violence s’exercent avec la complicité coupable de l’État qui a largement renoncé à son rôle d’arbitre (et l’alternance n’y a strictement rien changé).

      Le droit d’ailleurs (pour une fois) a une analyse juste de l’apport de l’éditeur. A l’inverse des producteurs dans la musique et le cinéma, les éditeurs n’ont aucun droit propre. Ils n’ont même pas de droit voisin, ce qui signifie que la qualité « d’auxiliaires de la creation » ne leur est même pas reconnue par la loi.

      Les éditeurs n’ont de droit que dans la mesure où les auteurs leur en cèdent. Et eux seuls bénéficient d’un droit d’auteur ab initio, ce qui signifie qu’ils sont la seule source d’originalité et de creation dans le systeme.

      Il peut y avoir un travail éditorial, mais le droit ne lui reconnaît pas valeur d’originalité (sauf cas des ouvrages rassemblant plusieurs contributions, où l’éditeur a un droit sur la sélection de l’ensemble).

      Il n’y a que le travail de l’auteur qui porte « l’empreinte d’une personnalité humaine ». Le travail éditorial est donc par nature accessoire.

      La loi contenait une vision juste de la signification de l’acte de création par rapport à l’acte éditorial.

      Il aura fallu des décennies de violence symbolique, légale et économique pour que la signification profonde des choses se brouille.

      Mais heureusement, les temps changent…

      Comptez sur nous.

      1. Pour qu’on puisse être en désaccord de manière constructive, il faudrait sortir des généralités : qu’est-ce qui, concrètement, te paraît « accessoire » dans le travail des éditeurs ? Quels éditeurs te paraissent faire un travail essentiellement accessoire (sic) avec leurs auteurs et leur production ? Encore une fois, j’ai l’impression que tu parles de mise en page… Je parle d’accompagner un auteur dans son travail, en amont même des manuscrits. Et même pour les éditeurs qui rééditent des oeuvres du domaine public, je parle de constituer un catalogue, faire connaître auprès des libraires des oeuvres oubliées, etc.

        Ce n’est pas parce que la loi n’accorde pas de droits voisins aux éditeurs que leur travail devient de facto « d’accessoire », si ? Ce n’est pas en affirmant de manière péremptoire que « la création est le fait de l’auteur » que cela devient vrai : même si la loi entérine cette vision simpliste (« romantique »), je doute que les auteurs publiés par des éditeurs soient eux-mêmes d’accord pour dire que c’est vrai, que le travail de leurs éditeurs n’est qu’accessoire.

        Alors distinguons deux choses : le travail en amont avec les auteurs (les trouver, leur donner confiancer, les conseiller, leur faire rencontrer d’autres auteurs, les inciter à participer à des concours, etc.), et le travail « périphérique », autour de l’oeuvre (la mettre en forme, la promouvoir auprès des libraires, etc.) Je veux bien qualifier ce deuxième travail d’« accessoire » dans le sens où il a lieu quand l’oeuvre est déjà définie, mais c’est de l’accessoire aujourd’hui indispensable ; et je maintiens que le premier travail n’est pas accessoire, c’est même la raison d’être des éditeurs.

        Ou alors il faut aller au bout de la logique et dire que les éditeurs eux-mêmes sont accessoires. Dirais-tu cela ? Si oui, on retombe sur cette vision que je trouve trop simple d’Internet comme vecteur de désintermédiarisation – j’y vois plutôt un vecteur de multiplication des intermédiaires.

        PS: je me permets le tutoiement, déjà utilisé dans d’autres contextes ! J’espère que je peux me permettre cette désintermédiarisation :-)

  9. C’est sans doute parce qu’on sort d’une période où les éditeurs étaient présentés comme indispensables que l’on trouve ce genre de discours.
    Ton exemple en tant qu’éditeur technique est intéressant, mais j’ai vécu l’exact contraire, par exemple.
    À mon humble avis, tout est une question de bonne combinaison : selon l’auteur, le type d’œuvre, le contexte, etc. on trouvera important ou accessoire un travail d’édition.

    S’il n’est pas accessoire pour tous, l’éditeur n’est pas non plus nécessaire partout.

  10. J’ai laissé un commentaire en réponse à @nojhan mais il n’apparaît pas – je suppose que c’est parce qu’il contenait un lien ? (Just wondering.)

  11. Une solution intéressante : l acces gratuit en streaming que propose youboox avec une rémunération pour les éditeurs.. Un peu comme spotify ou deezer pour le musique…
    Si les éditeurs jouent le jeu ca pourrait satisfaire tout le monde

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