Réponse à la Hadopi : une sphère non-marchande autonome peut exister !

Hier, la Hadopi a publié le premier volet de son étude sur la faisabilité et la pertinence d’un système de rémunération proportionnelle du partage. Cette note dresse un inventaire et une analyse des usages en matière d’accès aux oeuvres sur Internet.

Sharing. Par Ryancr. CC-BY-NC. Source : Flickr.
Pour la Hadopi, ceci n’est pas un partage… (Sharing. Par Ryancr. CC-BY-NC. Source : Flickr.)

Après l’annonce faite par la Hadopi de son intention de se saisir de cette question, la Quadrature du Net avait dénoncé les nombreux biais implicites que son approche comportait :

L’étude envisagée par la Hadopi résulte visiblement d’un effort de dernière minute pour tenter d’exister sur un sujet pour lequel elle est le moins légitime des intervenants possibles. Elle repose sur un ensemble de présupposés qui vont orienter par avance ses résultats au lieu de fournir des pistes ouvertes de légalisation du partage non-marchand […] En prétendant cibler « les entités tirant, par leurs activités, un gain marchand des échanges non marchands des œuvres », elle sous-entend qu’il n’existe pas réellement de sphère du partage non-marchand, alors que cette dimension est essentielle.

A la lecture de cette note, force est de constater que la Hadopi est effectivement arrivée exactement là où elle le voulait : une démolition en règle de la notion même d’échanges non-marchands.

Sa volonté ne consiste manifestement pas à étudier objectivement les conditions de la légalisation du partage et d’une rémunération associée de la création. Il s’agit avant tout de prolonger la bataille des mots, si importante en matière de droit d’auteur, en modifiant les termes mêmes du débat de manière à le réorienter. De la même façon que le partage a été stigmatisé pendant des années par l’emploi de termes comme »vol » ou « piratage », la Hadopi se livre à de nouvelles distorsions sémantiques, mais d’une manière beaucoup plus subtile et pernicieuse.

Les tenants de la légalisation du partage, comme la Quadrature du Net, SavoirsCom1 ou le Parti Pirate, soutiennent l’idée qu’il faut que la répression cesse de cibler les échanges non-marchands entre individus, en affirmant que ceux-ci correspondent à l’exercice de droits positifs vis-à-vis de la culture. Pour contrer cette approche qui gagne du terrain, la Hadopi a  choisi de démontrer méthodiquement qu’il ne pouvait pas exister d’échanges « non-marchands » d’oeuvres en ligne et que ces pratiques ne correspondaient à vrai dire pas même à des « échanges ».

Fortune cookie. Par opensourceway. CC-BY-SA.

Il n’y a pas d’ « échanges », juste de la « consommation »

Le premier biais dans son analyse consiste à dresser un inventaire des modes d’accès aux oeuvres en ligne en les mettant tous sur le même niveau : FTP, P2P, email, streaming, plateformes UGC type Youtube, Newsgroup, réseaux sociaux.

Elle s’attache ensuite à se demander si ces pratiques peuvent bien être qualifiées « d’échanges » sur la base de cette définition :

Usuellement, le terme « échange » peut laisser supposer que ses acteurs se connaissent ou – à défaut – que l’échange se réalise au sein d’un « cercle restreint».

Et elle ajoute aussi dans ses critères d’évaluation des conditions d’équilibre, de réciprocité et d’équivalence (sous-entendu : est-ce que les individus qui se livrent à ces pratiques « donnent », au sens de « mettent à disposition des oeuvres », autant qu’ils en reçoivent ?). Sur la base de ces présupposés, la Hadopi arrive aux conclusions suivantes :

La réciprocité n’est pas systématique et, le cas échéant, semble  rarement équilibrée. Dans le contexte qui nous intéresse, le téléchargement n’implique pas nécessairement la mise à disposition, et réciproquement […]

De fait, sur la base de la réciprocité, de l’équilibre, de l’équivalence ou des cercles concernés, formellement, la notion d’échange ne semble pas s’appliquer aux pratiques visées.

Les échanges non-marchands ne seraient donc pas des « échanges », terme sans doute trop valorisant, et la Hadopi prend bien soin également de ne pas employer le terme de « partage » dans son étude, trop positivement connoté. Pour elle, l’affaire est entendue : il s’agit en réalité toujours d’une forme de « consommation des biens culturels » :

Sans systématisme de la réciprocité et hors cercle restreint, la notion d’échange semble inadaptée à la description des pratiques visées. Cependant, elle pourrait être entretenue par la définition d’une communauté plus ou moins large dont les membres partageraient un intérêt essentiellement tourné vers la consommation de biens culturels.

Invest in Sharing. Par Toban B. CC-BY-NC. Source : Flickr

Tout est « marchand »

Après cette première distorsion terminologique, la Hadopi embraye sur une seconde, encore plus importante. Elle s’attache à démontrer qu’il existe toujours directement ou indirectement une dimension marchande dans les pratiques observées :

En revanche, indépendamment de la potentielle gratuité du système pour les utilisateurs, ces échanges sont à la source de bénéfices pour la grande majorité des intermédiaires qui les facilitent. Ces bénéfices sont caractéristiques d’un système pleinement marchand, qui tire profit de l’acte d’échange et de la nature des biens échangés.

A ce titre, qualifier ces « échanges », qui s’appuient sur des intermédiaires dégageant un bénéfice marchand, de « non marchands » n’est pas exact.

Pour la Hadopi, ces intermédiaires qui interviennent toujours peu ou prou dans ces échanges peuvent être de quatre natures différentes :

  • Référencement (Moteurs de recherche, annuaires de torrent, annuaires de liens, etc.)
  • Mise en relation d’utilisateurs (tracker, DHT, etc..)
  • Hébergement (Youtube, Cyberlocker, etc.
  • Conversion (Ripping)

Dans sa perspective, ce sont ces acteurs, et non les internautes, qui devraient être mis à contribution dans un système de rémunération proportionnelle du partage, pour répondre au fait qu’ils « profitent » des échanges d’oeuvres protégées en ligne.

Au terme de son « étude », la Hadopi parvient donc à un résultat hautement problématique, dans la mesure où elle entend démontrer qu’il ne peut exister de sphère non-marchande  autonome vis-à-vis du secteur marchand.

Il faut reconnaître l’habileté du procédé, car il touche vraiment le cœur des propositions des tenants de la légalisation du partage. Mais la démonstration repose sur des paralogismes aisés à démonter.

Une définition du partage non-marchand est possible

La Hadopi cherche par ces procédés à discréditer les positions des tenants de la légalisation du partage en leur reprochant l’imprécision de leurs définitions :

On retrouve dans ces pratiques répandues l’existence de transactions gratuites, en début ou bout de chaîne, et, de façon récurrente, une impression de désintermédiation (« entre consommateurs ») à la faveur desquelles l’écosystème apparaît comme réduit à celui des consommateurs.
C’est pour partie sur le fondement de ces caractéristiques que certaines de ces pratiques sont communément qualifiées « d’échanges non-marchands ». Le périmètre de cette formule (à la fois économique, technique et d’usage) est particulièrement flou et tend à évoluer selon les discours.

Mais les propositions de la Quadrature du Net sont au contraire très précises sur le périmètre des pratiques qui doivent être incluses dans la notion » « d’échanges non-marchands entre individus » et elles ne visent pas à couvrir l’ensemble des dispositifs d’accès aux oeuvres dont la Hadopi a dressé l’inventaire.

Philippe Aigrain a consacré sur son blog un billet à la définition du périmètre des échanges non marchands :

Constitue un partage entre individus toute transmission d’un fichier (par échange de supports, mise à disposition sur un blog ou sur un réseau pair à pair, envoi par email, etc.) d’un lieu de stockage « appartenant à l’individu » à un lieu de stockage « appartenant à un autre individu ». « Appartenant à l’individu » est évident quand il s’agit d’un ordinateur personnel, d’un disque personnel ou d’un smartphone. Mais cette notion recouvre aussi un espace de stockage sur un serveur, lorsque le contrôle de cet espace appartient à l’usager et à lui seul (espace d’un abonné d’un fournisseur d’accès sur les serveurs de ce FAI, hébergement cloud si le fournisseur n’a pas de contrôle sur le contenu de cet hébergement).

Un partage est non-marchand s’il ne donne lieu à un aucun revenu, direct ou indirect (par exemple revenu publicitaire) pour aucune des deux parties. La notion de revenu est à entendre au sens strict comme perception monétaire ou troc contre une marchandise. Le fait d’accéder gratuitement à un fichier représentant une œuvre qui fait par ailleurs l’objet d’un commerce ne constitue en aucun cas un revenu.

Le but de la légalisation des échanges non-marchands est de promouvoir un partage le plus décentralisé possible. (Par sjcockell. CC-BY)

On le voit, cette définition est très stricte : elle ne concerne que les échanges décentralisés entre individus et aucunement les formes d’accès impliquant de passer par des plateformes centralisées. Par ailleurs, le caractère non-marchand est lui aussi entendu d’une façon étroite. Il exclut formellement les services proposant des abonnements ou ceux qui se rémunèrent par de la publicité. C’est donc dire que la plupart des modes d’accès aux oeuvres que la Hadopi a inclus dans son étude ne seraient pas couverts par la légalisation des échanges non-marchands telle que la défend la Quadrature du Net.

Il est évident par exemple qu’un Youtube est exclu d’emblée de ce périmètre par sa centralisation et son modèle publicitaire, tout comme les réseaux sociaux. La plupart des plateformes  de direct download et de streaming le seraient aussi, de même que les Newsgroup payants.

La définition admet néanmoins que certains intermédiaires puissent jouer un rôle dans le partage non-marchand, comme les services d’hébergement cloud par exemple. Car il est difficile d’imaginer qu’aucun intermédiaire ne puisse intervenir. L’approche de la Hadopi est de ce point de vue complètement arbitraire. A ce compte, pourquoi ne pas inclure EDF parmi les intermédiaires qui « profitent » du piratage puisqu’elle fournit l’électricité contre rémunération ? Et on notera aussi que sous couvert d’exhaustivité, la Hadopi ne dit rien des FAI qui sont pourtant des intermédiaires indispensables à toute forme d’échanges. Mais comme elle veut visiblement à tout prix écarter des pistes de type licence globale, elle escamote les FAI du paysage. La méthodologie suivie est complètement biaisée, car le but est à l’évidence d’arriver à atteindre un résultat posé par avance.

Dans la définition de la Quadrature du Net, le caractère non-marchand s’apprécie également à raison du comportement des individus : il résulte du fait que ceux-ci partagent sans but lucratif, c’est-à-dire sans chercher directement ou indirectement à se procurer des revenus par le biais de cette activité.

Le but de cette définition stricte est de réorienter les pratiques de partage vers des formes les plus décentralisées possibles, sur lesquelles les individus pourraient exercer un véritable contrôle. Il ne s’agit pas de légaliser l’ensemble des pratiques de partage telles qu’elles existent, mais de légaliser le partage tel qu’il devrait être pour correspondre au mieux à l’esprit de ce terme.

A ces conditions, on voit qu’il peut exister une sphère non-marchande autonome, justement parce qu’elle évite au maximum de passer par des intermédiaires, l’objectif étant de revenir aux échanges de pair-à-pair qui ont caractérisé pendant longtemps les pratiques sur Internet.

Défendre une sphère non-marchande autonome

Ce que la Hadopi ne dit pas, c’est qu’elle a une responsabilité directe dans le fait que les pratiques d’échanges aient peu à peu migré vers des formes centralisées impliquant des intermédiaires marchands. Car la riposte graduée, en ciblant spécifiquement le téléchargement en P2P, a mécaniquement promu des formes centralisées, comme MegaUpload en son temps et Youtube aujourd’hui, qui concentre une part énorme du trafic.

Son étude a le mérite de nous montrer ce que nous risquons de perdre à cause de la guerre au partage qui est conduite : c’est justement l’autonomie de la sphère non-marchande, par déplacement des pratiques vers des offres commerciales, légales ou illégales.

Les échanges peuvent pourtant exister dans une sphère non-marchande autonome et s’exercer sur une base de réciprocité, conforme à l’esprit du mot « partage ». C’est le cas par exemple au sein de communautés privées, qui fonctionnent en général selon des règles strictes (ratio) garantissant que l’on y donne autant que l’on reçoit. C’est plus encore le cas dans une dimension du partage complètement absente de l’étude de la Hadopi, mais qui est fondamentale dans les pratiques. La Hadopi se garde en effet bien de dire que la plus grande part du partage a lieu aujourd’hui par le biais d’échanges de supports physiques (clés USB, CD ou DVD gravés, disques durs externes, etc). Or ces pratiques IRL répondent aux conditions de réciprocité et de limitation à un cercle restreint que la Hadopi manie dans son étude. Plus important encore, elles s’exercent dans une sphère non-marchande autonome, de la même manière qu’auparavant nous nous offrions des livres papier, des CD ou des DVD. L’usage qui se répand de plus en plus de dispositifs comme les Dead Drops ou les Pirate Box reste lui aussi conforme à cet esprit du partage sans intermédiaires entre individus.

La Pirate Box est l’une des preuves de la résilience de la sphère des échanges non-marchands.

En privilégiant « l’accès » plutôt que le partage et en mettant en avant des intermédiaires marchands, la Hadopi cherche en réalité à réintroduire de la verticalité là où les pratiques culturelles peuvent s’exercer de manière horizontale entre pairs.

Son but est aussi visiblement démagogique, car elle sous-entend que la rémunération du partage, qu’elle compte étudier dans les prochains volets de son étude, doit peser sur ces intermédiaires et non sur les internautes eux-mêmes, comme le prévoient les modèles de la licence globale ou de la contribution créative. Or la reconnaissance du partage comme un droit positif des individus ne pourra être effective que si les financements sont indépendants au maximum des ces fameux intermédiaires. Un droit au partage qui devrait par exemple nécessairement passer par Youtube n’en serait pas un. Ce serait au contraire une forme de « privilège » accordé à Youtube, qui renforcerait encore sa domination et plongerait les internautes dans une dépendance encore plus forte vis-à-vis des géants du web.

J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : la liberté a un prix et la contribution créative est le prix à payer pour pouvoir récupérer en tant que citoyens une partie du contrôle, à la fois sur l’écosystème global d’internet, mais aussi sur le financement de la création.

***

Il est essentiel de défendre l’existence d’une sphère non-marchande autonome sur Internet. C’est une des conditions du développement de la culture numérique et de la culture tout court, eu égard à l’importance qu’Internet a pris dans nos vies. A ce titre, la manoeuvre d’Hadopi pour dissoudre la sphère non-marchande dans le secteur marchand est extrêmement pernicieuse. Il ne s’agit pas seulement pour elle d’une ultime tentative d’Open Washing, alors que ses jours sont sans doute comptés. Le but est de déplacer le débat sur un terrain où les droits du public ne pourront plus être consacrés pleinement.

Il n’y a à vrai dire qu’un seul point positif dans cette étude. Dans son obsession de mettre en avant les intermédiaires marchands qui « profitent » des échanges, la Hadopi en vient presque à dire que le partage des oeuvres par les individus ne constitue pas un préjudice pour les titulaires de droits. Elle sous-entend même par endroit que ce partage ajoute de la valeur aux oeuvres en leur conférant davantage de notoriété. C’est ce que les tenants de la légalisation n’ont eu de cesse de dire depuis des années et nous ne manquerons pas de citer l’étude de la Hadopi pour contrer des tentatives de mise en place d’une compensation du soit-disant « préjudice » causé par le partage.

A nous à présent de nous ré-emparer des termes du débat pour ne pas qu’on nous les confisque.


27 réflexions sur “Réponse à la Hadopi : une sphère non-marchande autonome peut exister !

  1. Si je récapitule :
    non marchand = de pair à pair, sans but lucratif
    marchand = par intermédiaire et/ou à but lucratif (la pub en étant un)

    C’est ça ?
    B. Majour

    1. Oui, c’est ça. Ce que veux légaliser la Quadrature, ce sont les échanges non-marchands « entre individus« . Les deux derniers mots sont aussi importants que les deux premiers.

  2. Malgré les efforts que vous produisez pour définir une sphère non marchande totalement déconnectée de la sphère marchande, j’ai bien peur que vous n’y parveniez pas.

    Ainsi donc, si « la plus grande part des partages a lieu aujourd’hui par le biais d’échanges de supports physiques (clés USB, CD ou DVD gravés, disques durs externes, etc) », il y a donc bien une économie marchande qui se développe sur la base des échanges vertueusement non marchands tels qu’ils les définissent (vente de clés USB, CD ou DVD gravés, disques durs externes, etc), donc des acteurs économiques qui tirent un bénéfice de ces échanges, ce qui non seulement tendrait à justifier une compensation équitable des ayant droit comme la copie privée, mais également, en sus, la prise en compte des échanges non marchands dans le calcul de ses barèmes.

    Par ailleurs, le fait que « L’usage qui se répand de plus en plus de dispositifs comme les Dead Drops ou les Pirate Box reste lui aussi conforme à cet esprit du partage sans intermédiaires entre individus » justifierait d’assujettir ces équipements à la rémunération pour copie privée.

    Vous ne prenez pas en compte non plus le fait qu’une libéralisation des échanges non marchands entre particuliers pourrait ouvrir la voie à de nouvelles catégories d’intermédiaires apportant des couches de services (éditoriales, de curation, de recommandation, etc.) au delà de celles qui l’Hadopi a identifiées dans sa note, donc de nouveaux acteurs économiques, et d’une nouvelle sphère marchande. On peut très bien imaginer, par exemple, que des services de streaming ou de radio interactive se développent en mettant à profit les contenus accessibles sur les réseaux P2P ou tout simplement sur les appareils connectés des uns et des autres, comme feu Mercora (http://www.zdnet.fr/actualites/mercora-nouveau-google-musical-39600125.htm), ou encore des services de magnétoscope virtuel comme feu Wizzgo, voire de TV connectée…

    1. Évidemment, il n’y a pas de distinction si claire entre le marchand et le non-marchand, mais un continuum dans lequel les pratiques s’incrivent.

      Ce que vous dites des échanges de supports physiques, type clés USB, disques durs externes et vrai, je le concède. Mais je me plaçais surtout dans une autre dimension avec cet exemple.

      Il existe en fait deux dimensions dans les actes de partage : l’une subjective (l’intention des individus qui se livrent à ces pratiques), l’autre objective (le cadre dans lequel ces pratiques s’inscrivent).

      La Hadopi prétend démontrer que d’un point de vue subjectif, il n’y a en fait quasiment jamais « d’échanges », et d’un point de vue objectif, jamais de « non-marchand ».

      L’exemple des échanges de supports montrent à mon sens que la première partie est fausse : subjectivement, les échanges de clés, de disques durs externes, de CD, de DVD nous replacent dans une sphère de partage réel, qui prolonge celle qui existait avec les supports analogiques (livres, cassettes, etc). La question est maintenant de savoir si l’on peut faire en sorte que ces types particuliers d’échanges culturels puissent perdurer en ligne. Et je pense que c’est possible à condition de privilégier des solutions décentralisées d’échanges.

      Après, concernant le caractère non-marchand, il y aura nécessairement une part d’arbitraire juridique, qui fera que la loi considèrera que la sphère non-marchande commence à tel endroit, même si on peut identifier des intermédiaires entrant en ligne de compte. C’est fatal. Mais il me paraît absolument nécessaire que la loi consacre une sphère non-marchande dans l’environnement numérique.

      Concernant votre dernière remarque, je la vois comme quelque chose de positif; Tant mieux si de nouvelles couches de services se greffent peu à peu autour des échanges non-marchands. c’est souhaitable et ce sera profitable pour toutes l’économie numérique. Les industries culturelles pourront d’ailleurs d’ailleurs y trouver un moyen de renouveler leurs activités.

      Mais cela n’enlève pas à mes yeux l’importance qu’une sphère des échanges non-marchands soit juridiquement consacrée.

      Tout l’enjeu, c’est justement de savoir comment articuler la sphère marchande et la sphère non-marchande pour qu’elles se complètent.

      MAis certainement pas de nier l’existence de l’une ou de l’autre, comme le fait la Hadopi avec les échanges non-marchands.

  3. Je ne lis peut-être pas la note de l’Hadopi avec les mêmes a priori que vous, et ne tenterai pas de déterminer s’il y a procès d’intention ou non de votre part. Que l’on parle d’échange, de partage ou de mise en commun, que sais-je encore, est-ce bien là le plus important ? L’enjeu lexicologique me paraît assez superficiel. Il suffit de s’entendre sur les mots. Définir une sphère non-marchande, comme on a défini une sphère privée pour la copie, me paraît en revanche comme vous au coeur des enjeux. Je pense que l’Hadopi a voulu signifier qu’au delà de cette sphère, il y avait une exploitation marchande de ces usages par certaines catégories d’acteurs économiques. Par ailleurs, même si dans sa réflexion la Quadrature prévoit une compensation des créateurs – et l’Hadopi aussi, avec sa rémunération proportionnelle -, elle ne se penche pas sur l’impact économique d’une libéralisation des usages non-marchands sur la sphère marchande de l’économie de la culture, qui met en oeuvre des mécanismes d’investissement et de retour sur investissement nécessaires au financement de la production, du marketing, de la promotion et de la distribution des biens culturels. Si votre propos est de faire une croix sur cette dimension de l’économie de la culture, et de nier la liberté d’entreprendre des acteurs économiques de ce secteur, voire même l’existence de marchés des biens culturels, alors nous rentrons selon moi dans un affrontement idéologique qui va bien au delà du seul enjeu de libéraliser des usages non marchands. Clarifier les positions des uns et des autres sur ce point me parait déterminant.

    1. La dimension sémantique est essentielle dans les enjeux liés au droit d’auteur. Rick Falvinge l’a expliqué de manière exemplaire dans ce billet : http://politiquedunetz.sploing.fr/2013/07/les-mots-ont-un-sens-parler-de-monopole-du-droit-dauteur-pour-sauvegarder-nos-libertes/ C’est dans le langage que les batailles se remportent, avant de se gagner à l’Assemblée. Le fait par exemple de répliquer par le terme « partage » aux accusations de « piratage » a constitué une lutte essentielle. Ce que fait la Hadopi sur les termes « échanges » et « non-marchands » est donc de mon point de vue à prendre au sérieux.

      Un autre exemple de l’importance du choix des mots : vous dites que la Quadrature prévoit une compensation des créateurs pour les échanges non-marchands. C’est faux, car de notre point de vue, le partage ne cause pas de préjudice aux créateurs. Partager donne de la valeur aux oeuvres et ne leur en enlève pas. La légalisation du partage et la mise en place d’une contribution créative sont deux choses nettement séparées. La contribution créative ne vise pas en compenser un préjudice subi par les titulaires de droits. Elle vise à « récompenser » les créateurs qui mettent en ligne des oeuvres, car ils augmentent le stock des biens communs culturels partageables.

      Vous pourrez penser que la nuance est superficielle, mais elle est essentielle, car en passant de la compensation à la récompense, on peut imaginer un système de répartition déconnecté des sociétés de gestion collective existantes, qui concentrent tant de critiques. Dans notre vision, il s’agit surtout d’éviter de reproduire l’erreur de la copie privée par exemple et de passer d’une logique de rente au profit d’un petit nombre à un instrument renouvelé pour les politiques culturelles de demain. Vous voyez donc que d’une nuance sur un mot, il peut découler de très grandes conséquences. La Hadopi sait très bien cela et elle sait que parler d’accès aux oeuvres n’est pas la même chose que de parler de partage.

      Concernant la dernière partie de votre commentaire (faire une croix sur cette dimension de l’économie de la culture), c’est un lieu commun basé sur l’idée que le partage non-marchand « cannibaliserait  » les ventes. Or aucune étude n’a jamais réussi à démontrer formellement qu’il existait un lien au niveau des individus entre la pratique des échanges non-marchands et la baisse de la consommation de l’offre légale. Une étude de la… Hadopi tend même à prouver le contraire http://www.pcinpact.com/breve/61511-hadopi-etude-consommation-licite-illicite.htm. A savoir que ceux qui partagent le plus sont aussi les plus gros consommateurs de biens culturels.

      Bien sûr, si le partage est légalisé, il y aura des ajustements à faire pour les industries culturelles. Mais il y a à mon sens beaucoup plus d’opportunités économiques pour la culture dans un univers où le partage est légalisé que dans la situation de prohibition actuelle, à moins que vous ne vous appeliez Apple ou Amazon, qui sont ceux qui profitent réellement de la fermeture du système.

      J’ai déjà eu l’occasion de montrer que le vrai enjeu est de savoir comment on articule les deux sphères marchandes et non-marchandes : https://scinfolex.wordpress.com/2013/07/18/offre-legale-et-partage-non-marchand-doivent-coexister/

      Notre but n’a jamais été de supprimer l’existence des marchés des biens culturels.

      Alors qu’en face, supprimer les échanges non-marchands est bien encore à l’ordre du jour, à commencer par le faire dans le langage, comme Hadopi dans son »étude ».

    2. « […]elle ne se penche pas sur l’impact économique d’une libéralisation des usages non-marchands sur la sphère marchande de l’économie de la culture, qui met en oeuvre des mécanismes d’investissement et de retour sur investissement nécessaires au financement de la production, du marketing, de la promotion et de la distribution des biens culturels. »
      Juste pour préciser : il existe une part de la culture – y compris marchande – qui vit sans marketing ni lourds investissements, hein ?

  4. Continuons d’encourager les activités sans monnaie, et le droit d’effectuer ces activités sans monnaie (donc hors du marché ; le droit de vivre et de partager hors du marché).

    Créer des oeuvres et les mettre sous des licences Creative Commons (CC0 surtout) est un bon début pour développer un large répertoire d’oeuvre dans le domaine public, oeuvres de toutes sortes : musique, articles scientifiques, outils didactiques, fichiers de toutes sortes. De telle manière à donner à toutes et à tous la réelle possibilité d’apprendre hors du marché.

    Il faut aussi lutter du côté du hardware (matériel), faire en sorte que des « inventions » (des nouveaux outils matériels) puissent, eux aussi, être mis sous une licence libératrice (Creative Commons, Art Libre, CC0 surtout, GPL, etc.), plutôt que sous des brevets (et autres licences restrictives).

  5. « L’étude envisagée par la Hadopi résulte visiblement d’un effort de dernière minute pour tenter d’exister sur un sujet pour lequel elle est le moins légitime des intervenants possibles. »
    Une etude qui tente de replacer HADOPI au coeur d’un sujet dont elle est l’acteur le moins legitime, a la fois de par son origine (voir les conditions de vote de la loi « creation et Internet ») et son comportement depuis sa creation (choix tres selectif des missions a accomplir, campagnes de propagande et de « promotion » d’offres ridicules, et surtout un acharnement a poursuivre des individus sur des bases tres fragiles).

    « Le premier biais dans son analyse consiste à dresser un inventaire des modes d’accès aux oeuvres en ligne en les mettant tous sur le même niveau »
    Un premier biais vite suivi par d’autres, mais qui denotent de la motivation profondement politique de cette « etude ». Des sophismes, des choix semantiques et une argumentation orientee qui menent a une conclusion decidee d’avance: sans surprise, il faut trouver de nouvelles cibles a taxer. Le « non-marchand » n’existe pas et les « intermediaires » s’en mettent plein les poches. Enfin, les intermediaires qu’on voulait cibler a l’origine parce que nombreux sont ceux qui sont ecartes d’office.

    « Ce que la Hadopi ne dit pas, c’est qu’elle a une responsabilité directe dans le fait que les pratiques d’échanges aient peu à peu migré vers des formes centralisées impliquant des intermédiaires marchands. »
    Ceci est un simple « oubli » habituel en politique. « Oublier » que l’on est soi-meme la cause de ce que l’on critique. En droit, « nul ne peut se prevaloir de sa propre turpitude ». Ce n’est helas pas vrai en politique.
    Et ici, cela se couple bien avec le premier biais employe: non seulement la HADOPI a ete une des causes de la reduction du p2p, mais en plus le p2p est englobe grossierement parmi les autres pratiques. Joli enchainement d’arguments fallacieux pour faire oublier les petits contre-exemples qu’on pourrait leur opposer.

    Apres tout cela, merci de redefinir la notion d’echange non-marchand et d’en donner les limites. Ce n’est pas evident de parler avec des politiques aux idees preconcues, mais ce genre de billet peut y aider.

    J’aime rappeler « l’etude Tera consulting » dans ce genre de cas. C’etait un cas d’ecole d’etude orientee avec des raccourcis et des biais si grossiers qu’un etudiant en aurait eu honte. Ici, c’est un peu plus subtil, mais tout aussi biaise. J’espere un peu plus de sens critique chez notre classe politique d’aujourd’hui, mais mes espoirs sont minces.

  6. Comme souvent, le problème est pris à l’envers! Au départ, un artiste ou un groupe d’artiste crée une œuvre sur le Net. Le créateur doit pouvoir décider seul s’il veut (marchand) ou pas (non marchand) une rémunération pour cette œuvre (il peut disposer d’un revenu de base par ailleurs) et il en fixe aussi seul le montant (un couple de valeurs dans le système ⊔ dédiés aux biens immatériels !). La seule exigence qui soit est de respecter le choix initial de l’auteur et demander l’illégalité de tout revenu d’intermédiaires qui romprait ou filtrerait le lien entre les consommateurs et l’auteur. Le vrai partage qui se fera (2017-2020) sur le Net passera par un réseau P2P, sans aucun intermédiaire, mais avec un mécanisme automatique, gratuit et équitable de rétribution de l’auteur. Oubliez les clés USB, PirateBox et autre disques. A quoi bon se battre pour la « copie ». Il vaut mieux revendiquer le « lien » permanent avec l’auteur. Internet sait réaliser cela, mais très peu de gens en ont pris conscience. Nous sommes encore dans le Farwest du commerce par Internet, donc dans les fais, Apple, Amazon tout autant que l’ado qui partage un film d’Hollywood en BitTorrent, sont des profiteurs de la situation actuelle. Après c’est une appréciation personnelle qui me ferait être plus indulgent avec le dernier (le faible) qu’avec le premier (le fort), mais le Droit ne peut rien faire, sinon détériorer encore plus la situation. Il faut seulement attendre que la « mobiquité » se généralise avec un réel protocole ouvert « money over IP », et voir s’éteindre les pseudos services des intermédiaires doryphores.

    1. Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler : vos propositions sont intéressantes et elles permettraient en effet de donner beaucoup plus de poids aux auteurs dans la diffusion de leurs créations.

      Néanmoins, nous avons une différence fondamentale d’approche. Je ne pense pas que le partage doive être lié à une volonté de l’auteur, car il s’agit d’un droit fondamental dont nous disposons tous vis-à-vis de la culture.

      Par ailleurs, laisser le choix aux auteurs ne conduira jamais à une modification en profondeur du système. C’est ce qui se passe actuellement avec la Culture libre. Il est très important qu’elle existe, mais elle ne correspond qu’à une petite partie des créateurs, insuffisante pour remettre en compte l’équilibre générale du système, en dehors du secteur du logiciel, qui a des spécificités à mon sens non transposables aux autres secteurs.

      C’est pourquoi je continue à soutenir les propositions de reconnaissance d’un droit au partage.

      Ce qui me désole dans votre position, c’est que vous continuez à voir vos propositions comme antagonistes avec la légalisation du partage et la mise en place d’une contribution créative. Elles sont pourtant complémentaires.

      Vu le contexte politique, cela me pose un réel problème… Il y aura beaucoup trop à faire face aux titulaires de droits pour supporter des contestations latérales.

      A méditer…

  7. Avec un peu de chance ça poussera les gens à devenir plus indépendants (encore) ça… À faire son propre Internet, avec son FAI, ses relais WiFi, ses logiciels P2P, ses solutions d’auto-hébergement, etc.

    À force de devenir plus dure, quand ça le sera assez pour réussir à empêcher d’échanger, ça va faire pareil qu’avec la prohibition avec la mafia. Et rendre tout de plus en plus résistant et résiliant. Sauf qu’ici en lieu et place de la mafia ce sera l’Internet libre et la liberté en général.

    1. Clairement, c’est le but. Et cela rejoint aussi l’autre combat que mène la Quadrature sur les données personnelles : essayer de faire en sorte que les internautes retrouvent la maîtrise de leur condition numérique. Et cela passe par le fait de revenir à un maximum de décentralisation. Nos propositions sur le partage ont aussi une portée systématique.

      C’est pour ça que le programme de la Quadrature porte aussi sur des Éléments connexes, comme la neutralité du Net, bien sûr, mais aussi l’interopérabilité et l’ouverture des appareils, la maîtrise de la pollution publicitaire, la liberté totale de faire des liens hypertexte, la lutte contre les monopoles : https://www.laquadrature.net/fr/elements-pour-la-reforme-du-droit-dauteur-et-des-politiques-culturelles-liees

  8. Tout ceci semble pertinent et la définition du partage non-marchand me permet d’entrevoir certains argumentaires sous un autre angle (notamment dans les discussions sur les « bons » et les « mauvais » pirates).
    Cela dit, comme disait l’autre « le message c’est le médium ».. et les gens qui utilisent facebook(c) pour promouvoir le partage non marchand et décentralisé, ça brouille un peu l’écoute quoi. « Faites ce que je dis…. »

      1. Bah si vous pensiez que c’était une faute vous seriez désinscrit.. vous pensez juste que vous avez raison et qu’il est tout à fait pertinent de défendre le non-marchand sur un espace marchand, de dire que la centralité ouhlala c’est pas bien sur le plus centralisé et le plus terrifiant des réseaux. Peut-être même qu’en cherchant un peu on va trouver des liens vers la FSF (comme par exemple http://www.fsf.org/facebook ) sur votre page facebook(c). Et que finalement vous vous en moquez un peu de ce que vous défendez… ça serait cool si ça pouvait changer, mais sinon c’est très bien et très fun comme ça…
        Je ne vous jette pas la pierre, je fais juste une remarque.. après vous faites ce que vous voulez avec votre conscience de militant de la culture du libre et du domaine public sur sur facebooK(c). Je suis ni juge ni prêtre, juste un visiteur agacé de devoir se farcir des logos insupportables pour pouvoir lire un argumentaire en faveur des espaces non-marchands autonomes.
        J’ai lu, j’ai pris bonnes notes de certaines choses… et vous m’excuserez de ne pas liker, je n’ai ni compte google+ ni facebook (oui je sais autant dire que j’ai pas de vie sociale)…

        1. Moi ce que je vois, c’est que Richard Stallman soutient la légalisation du partage non-marchand http://fr.falkvinge.net/2012/10/19/stallman-soutient-les-positions-du-parti-pirate-suedois-sur-les-reformes-des-droits-dauteur-des-marques-et-du-brevet/ et qu’il est aussi en faveur de la mise en place de financements mutualisés, assez proches de ceux que défend la Quadrature du net http://www.adbs.fr/droit-d-auteur-et-libertes-numeriques-62600.htm

          Les libristes – surtout les durs, les vrais, les tatoués – devraient s’en souvenir plus souvent…

          1. Se tatouer une image libriste ! Mais quelle bonne idée !

            Voyons voir… le logo de GNU ? du Parti Pirate ? de La quadrature du net ? de la FSF ? de FDN ? Ah ! tellement de choix niveau image… Et pourquoi pas tout en même temps ?

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