Moulinsart et l’affaire de la parodie à géométrie variable

La semaine dernière, un événement navrant s’est produit, impliquant une nouvelle fois la société Moulinsart, qui s’est déjà illustrée à de nombreuses reprises à cause de la manière agressive dont elle gère les droits sur l’oeuvre d’Hergé. Depuis plus d’un an sur la page Facebook « Un faux graphiste« , un jeune bruxellois prénommé Gil régalait ses quelques 30 000 abonnés avec des détournements hilarants de planches tirées des albums de Tintin. Son « gimmick » consistait à reprendre des enchaînements de cases de la BD sans y toucher, en modifiant le texte des bulles pour placer les personnages d’Hergé dans des situations complètement décalées.

Voir un exemple ci-dessous dans lequel le capitaine Haddock se plaint d’être confondu avec un hipster à cause de sa barbe et fustige la gentrification galopante de son quartier (et d’autres ici) :

Mais le succès grandissant de la page a fini par attirer l’attention de la Société Moulinsart, qui a convoqué ce jeune trublion dans ses bureaux pour lui signifier qu’il était temps qu’il cesse de s’amuser avec le sacro-saint héritage laissé par Hergé. Or Gil n’a pas les moyens de s’engager dans une procédure contre ces ayants droit réputés pour leur opiniâtreté en justice et comme il l’explique dans un post à ses fans sur Facebook, il a choisi d’obtempérer en retirant toutes les planches de sa page :

Mes détournements de Tintin n’ont jamais généré aucun profit, on s’est juste bien marré pendant un an […]. Moulinsart veut que je les supprime de la page, et n’ayant aucune ressource financière, je ne compte pas m’engager dans une bataille juridique, sans doute perdue d’avance. Ils seront supprimés dans le courant de la semaine, et ça me fait mal au coeur… Je vais continuer à alimenter cette page, ça aura peut-être moins de succès, mais j’ai encore pas mal d’idées. Merci à tous, j’ai passé une bonne année grâce à vous !

Image postée par Gil sur sa page Facebook

Plusieurs médias se sont faits l’écho depuis de ce triste épisode. L’Obs a notamment publié un article intéressant, dans lequel l’avocat de la société Moulinsart explique en quoi l’usage des planches de Tintin constituerait une violation du droit d’auteur. On aurait pu penser en effet que les détournements de Gil étaient assimilables à de la parodie, qui est protégée légalement par une exception au droit d’auteur au nom de la liberté d’expression. Or ici, ce sont les conditions de l’exercice du droit de parodie qui n’auraient pas été respectées :

La parodie est un détournement à vocation humoristique dont les règles sont définies : il faut se moquer de Tintin et ça doit se voir dès le premier coup d’œil, c’est-à-dire que le dessin-même doit être modifié et pas seulement les bulles. Deux conditions que ne remplit pas «Un Faux graphiste», qui se sert de Tintin comme détonateur pour raconter habilement tout autre chose.

On pourrait s’arrêter là et se dire qu' »Un Faux Graphiste » va rejoindre la longue liste des détournements créatifs de Tintin tombés au champ d’honneur de la propriété intellectuelle (comme cela avait déjà été le cas par exemple, il y a deux ans, pour le Tumblr « Le Petit XXIème »).

Sauf que…

Ici, la société Moulinsart a manifestement tort sur le plan juridique et il est assez aisé de le prouver.

En effet, l’avocat des ayants droit se réfère à une définition de l’exception de parodie qui n’a plus court depuis le mois de septembre 2014, où est intervenue une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) dans laquelle elle a fixé les limites à l’exercice de la parodie et de la caricature au sein de l’Union européenne. Dans cette affaire Deckmyn, la Cour avait à connaître du détournement de l’image de couverture d’une BD hollandaise par un parti politique d’extrême droite. Sa décision a érigé la parodie en une « notion autonome » du droit de l’Union, s’imposant aux Etats-membres dont voici la définition :

[…] la parodie a pour caractéristique habituelle, d’une part, d’évoquer une oeuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou de raillerie.

Cette conception est plus souple que celle qui avait court auparavant dans plusieurs pays européens, notamment en France ou en Belgique. La jurisprudence française exigeait notamment « qu’il y ait suffisamment d’ajouts, de retraits et/ou de différences pour qu’on voit bien que c’est une parodie, et pas l’œuvre originale« . Or la CJUE rompt avec cette logique « quantitative » : elle ne demande pas que la parodie « présente un caractère original propre » , mais qu’elle ait seulement des « différences perceptibles » par rapport à l’oeuvre première. Par ailleurs, la Cour précise aussi dans sa décision qu’il n’est pas nécessaire que la parodie porte sur l’oeuvre initiale pour s’en moquer. Elle peut très bien utiliser le matériau de base de l’oeuvre à laquelle elle emprunte pour s’en servir comme support afin de faire rire de tout autre chose.

Si l’on combine les différents critères mis en lumière par la Cour européenne dans sa décision, on aboutit  la conclusion qu’ils étaient bien respectés par les détournements de Gil. Il est en effet évident que les titres et les dialogues burlesques insérés dans les planches constituent des « différences perceptibles » par rapport aux planches originales, immédiatement identifiables comme telles à moins d’être un profond demeuré ou ne rien connaître de l’oeuvre d’Hergé. Et nulle part dans la décision de la CJUE il n’est précisé que ces différences doivent nécessairement porter sur l’aspect graphique de l’oeuvre : la réécriture du texte des bulles peut suffire.

Il est difficile d’imaginer que les avocats de la société Moulinsart ignoraient l’existence de cette décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Par contre, on peut penser qu’ils ont estimé que faire preuve d’intimidation face à un jeune homme suffirait pour obtenir le retrait des images et ils sont bien arrivés à leurs fins…

Pourtant la nouvelle définition de la parodie dégagée par la CJUE offre un socle juridique solide pour un grand nombre d’usages transformatifs à vocation humoristique. Par exemple cette semaine sur Twitter, on a assisté à un déferlement de détournements hilarants de couvertures de « Petit Ours Brun » (voir quelques exemples ci-dessous) :

De tels usages n’auraient sans doute pas respecté les anciennes conditions fixées par la jurisprudence à l’exercice de l’exception de parodie, car un simple changement de titre ne constitue pas un « seuil » suffisant de transformation pour démarquer ces détournements des originaux. Mais la nouvelle approche de la CJUE n’est pas ancrée dans « l’originalité propre » de la parodie : elle s’attache à la présence de simples « différences perceptibles« . Or un simple coup d’oeil à ces titres suffit amplement pour qu’une personne lambda se rende compte qu’elle est en présence d’une parodie et pas d’une couverture « normale » d’un album de Petit Ours Brun.

En 2007, l’éditeur Casterman avait obtenu le retrait d’un générateur de détournements de couvertures de « Martine »  et on peut penser qu’il aurait eu gain de cause si l’affaire était allée en justice. Mais aujourd’hui, les choses sont différentes et Bayard Jeunesse, l’éditeur de Petit Ours Brun, se casserait vraisemblablement les dents sur la jurisprudence Deckmyn si l’idée lui venait de s’en prendre aux détournements qui circulent en ce moment sur Twitter.

Plus largement encore, la jurisprudence Deckmyn introduit une conception sans doute suffisamment souple de la parodie pour couvrir des usages transfomatifs comme les « Images Macros » : une des catégories de mèmes les plus populaires où des images sont accompagnées d’une légende écrite en utilisant la police Impact (voir ci-dessous).

Pour revenir aux déboires de Gil, la bataille juridique contre la société Moulinsart était loin d’être « perdue d’avance » et je pense au contraire qu’il aurait eu toutes les chances de l’emporter en invoquant cette décision de la CJUE. Mais avoir le droit de son côté est une chose ; décider de tenir tête en justice aux ayants droit d’Hergé en est une autre… Dans une autre affaire célèbre, l’auteur Gordon Zola avait fini par faire reconnaître par les juges que sa série « Les aventures de Saint-Tin et son ami Lou » constituait bien une parodie légitime, mais seulement au prix d’une longue bataille judiciaire dans laquelle il avait failli perdre sa maison après une première décision défavorable en première instance, heureusement renversée en appel !

On peut donc comprendre le choix de Gil de retirer ses détournements et il continue à se moquer sur sa page du jusqu’au-boutisme de Moulinsart :

Post sur la page Un faux graphiste : « Suppression des détournements , mais je n’ai pas dit mon dernier mot »

Mais il se trouvera peut-être un avocat pour lire ce billet et  penser que la défense du droit à l’humour et de la liberté d’expression méritent d’aller plaider cette cause pro bono


7 réflexions sur “Moulinsart et l’affaire de la parodie à géométrie variable

  1. Même sans cette jurisprudence, n’aurait-il pas suffit qu’il mette en titre de chaque planche « Tintin le requin », et qu’il remplace chaque tête de Tintin par un © dessiné à la main? Cela n’aurait-il pas répondu au deux objections de Moulinsart?

    1. Oui, c’est une bonne question. En fait, Hergé a visiblement cédé ses droits à Casterman par le biais d’un contrat d’édition signé en 1942. Du coup, Moulinsart ne peut se prévaloir des droits patrimoniaux liés à l’oeuvre du dessinateur. Et cela lui a joué des tours en justice, comme on peut le lire dans cet article. Sauf qu’ici, comme il y a modification des planches, on touche aussi potentiellement au droit moral et pas seulement aux droits patrimoniaux. Or celui-ci restent toujours à l’auteur, même lorsqu’un contrat a été signé avec l’éditeur et les descendants exercent le droit moral après la mort de l’auteur. Donc ici, Moulinsart pourrait bien agir contre la page « Un faux graphiste ». Sauf que Gil est couvert à mon sens par l’exception de parodie et les ayants droit ne peuvent dans ce cas faire valoir le droit moral.

  2. J’avais lu cette histoire sur le site @si…
    Ce qui est tout de même fascinant est de se rendre compte que Moulinsart, certainement par l’intermédiaire de divers cabinets d’avocats, ne se permet d’intimider, d’interdire ou de demander des comptes qu’à des « petits ».
    Un peu peu comme le gros costaud vs le petit à lunettes dans la cour de récré.
    Pourtant bien avant, et plus encore depuis, la mort d’Hergé, de nombreux auteurs de Bande Dessinée, d’illustrateurs ou de plasticiens, plus ou moins célèbres reprennent très souvent les personnages créés par Hergé (dont Tintn et Milou, très inspirés par ceux créés par un certain Benjamin Rabier : Tintin Lutin) ici et là, sous des formes très diverses…
    Dans des livres de Bande Dessinée, pour des affiches, posters, estampes, cartes-postales et autres para-BD : mais je ne pense pas qu’au fil des années Moulinsart ait engagé la moindre procédure contre Bilal, Juillard, Moebius, Savard (supplément du journal Le Monde en 1999), Tardi, Schuiten, Margerin, Burns, Loustal, Walthéry voire Plantu etc.
    J’ai l’impression que Moulinsart laisse tranquille les artistes connus, et n’attaque que les moins armés pour se défendre devant les Tribunaux ?
    Ceux que Moulinsart considère être « petits, faibles et seuls » face à elle : en gros tous ceux que défend encore et toujours Tintin !
    Jan Bucquoy avait gagné son procès pour « Les Aventures Sexuelles de Tintin » me semble-t-il ?
    Normalement après cela, tout peut passer !
    Comme le précise indirectement un des commentaire via le lien sur l’article de la Libre Belgique, l’exposition à la Fondation Miro et son catalogue distribué par Casterman à l’époque, n’ont jamais été interdits…
    Tout comme de nombreux livres comme « Nous, Tintin », « Fétiches » etc. publiés dans les années 80 avec des grands noms…
    L’attitude de Moulinsart est un étrange mélange d’ultra-libéralisme, mâtiné d’un certain cynisme (préparer « quelque chose » pour 2052 ou 2053 pour éviter que Tintin ne tombe dans le Domaine Public, me référant à votre article dans Slate) et de totalitarisme, qu’envierait la Bordurie.
    Avec cette volonté affichée de tout maîtriser et régenter, avoir la main sur tout et droit de regard (de vie / de mort) sur tout, non plus comme un Big Brother, mais plus comme ce cher Plekszy-Gladz !
    Quitte à être en totale contradiction avec les Usages de certaines activités : rappelons-nous de cette histoire avec ce dessinateur de presse australien qui avait juste « habillé » le premier ministre australien de l’époque en Tintin…
    Petite anecdote sur leur politique commerciale : quand Moulinsart a retiré la diffusion de ses livres à Casterman, les libraires recevaient un dossier d’ouverture de compte très loin des Usages du monde de la librairie : en plus de très nombreux renseignement à fournir (en général c’est un KBis et un RIB), il fallait faire les plus belles photos possibles de sa librairie afin que Moulinsart (petit éditeur tout de même) puisse décider si la librairie photographiée serait assez valorisante pour leur (petit) catalogue…

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