Sampler, c’est créer ! (à propos de la jurisprudence Kraftwerk)

La semaine dernière, la Cour constitutionnelle allemande a rendu une décision à propos de l’usage des samples musicaux, qui a beaucoup fait parler d’elle. L’affaire impliquait le groupe Kraftwerk, célèbre pionnier de la musique électronique dans les années 70, qui poursuivait le producteur Moses Pelham pour la réutilisation d’un extrait de deux secondes seulement. En 1997, celui-ci a en effet échantillonneé un roulement de percussions extrait du morceau Metall auf Metall de Kraftwerk pour en faire une boucle musicale et l’inclure dans le tube Nur Mir de la rappeuse allemande Sabrina Setlur. Kraftwerk saisit alors les tribunaux pour leur faire constater une contrefaçon du droit d’auteur et la question juridique s’est révélée redoutable à trancher, puisqu’il aura fallu près de 20 ans pour que la justice allemande rende une décision définitive.

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Kraftwerk samplé par Sabrina Setlur. Une réutilisation analysée ici par le site Who Sampled, qui permet de bien saisir la nature et la portée de l’emprunt.

Au final, la Cour suprême a choisi de renverser la décision initiale du juge d’appel rendue en 2012 pour donner raison à Moses Pelham, en considérant que l’usage d’un sample de deux secondes ne constituait pas une violation du droit d’auteur. Outre ce résultat, ce qui est intéressant à souligner ici, c’est le mode de raisonnement adopté par la Cour, et notamment le fondement juridique qu’elle a retenu pour légaliser cette pratique. Au-delà de cet exemple particulier, la Cour introduit une logique qui pourrait servir plus largement à sécuriser les usages transformatifs que sont le sample, mais aussi le remix et le mashup. Voyons donc ce que cette décision peut nous apprendre à propos de l’équilibre du droit d’auteur et comparons-là avec la manière dont ces pratiques sont saisies en France par les tribunaux pour voir s’il existe une chance que ce précédent allemand fasse un jour école de l’autre côté du Rhin.

(Note : le texte de la décision est ici en allemand, mais pour ceux qui comme moi, n’ont pas la chance d’être complètement germanophones, une synthèse très utile en anglais a été publiée par la Cour sur son site).

Des exceptions au droit d’auteur inopérantes

Au sein de l’Union européenne, lorsqu’un juge est confronté à une affaire concernant la réutilisation d’un extrait d’oeuvre pour en créer une autre, il se tourne normalement vers la loi nationale pour y chercher si y figure une exception au droit d’auteur qui permettrait de « couvrir » cette pratique. C’est ce qu’a fait dans un premier temps le tribunal d’appel saisi de ce cas. On pourrait penser notamment à l’exception de citation, mais celle-ci n’était pas mobilisable ici, car comme en France, on ne peut pas valablement citer en Allemagne dans un but « créatif ». La citation est étroitement conçue comme une faculté de reprendre des portions d’oeuvres pré-existantes dans un but de commentaire ou de critique.

Mais la loi allemande contient à son article 24 une autre disposition, dite de « Libre usage » (Free Use, à ne pas confondre avec le Fair Use américain dont il sera question plus loin dans ce billet). Le texte permet sans autorisation préalable de l’auteur la réutilisation d’une oeuvre préexistante dans le but de créer une oeuvre dérivée. Mais il ajoute qu’en matière de musique, cette exception n’est pas applicable lorsque la mélodie d’un morceau a été réutilisée de manière « reconnaissable » dans l’oeuvre seconde. Cette base juridique semblait donc mobilisable dans cette affaire, car ce n’est pas la mélodie de Metall auf Metall qui avait été réutilisée dans le morceau de Sabrina Setlur, mais seulement une séquence de percussions.

Or la Cour d’Appel a choisi d’interpréter de manière restrictive l’exception de « Free Use » figurant dans la loi allemande et lui a ajouté de manière prétorienne un nouveau critère : la séquence d’un enregistrement musical ne peut être incorporée à un nouveau morceau si elle « ressemble à l’oreille à l’original » (the sequence concerned could not be reproduced in a way that sounded like the original). Ici le sample avait été modifié (déformé et ralenti par rapport à l’original), mais les juges d’appel ont estimé qu’il était encore reconnaissable. Dès lors sur la base de ce raisonnement, l’exception n’était plus applicable et la primauté devait être accordée au droit exclusif. Les juges d’appel ont donc logiquement considéré que « même l’utilisation d’une bribe sonore d’un morceau original était soumise aux droits d’auteur et d’exploitation et qu’à défaut, l’artiste devait réenregistrer lui-même l’extrait concerné ».

Dans un tel système, la pratique du sample est donc radicalement dépourvue de base légale, sauf à passer par une autorisation préalable des titulaires, qui sont libres de refuser ou d’accepter, ainsi que de faire payer cet usage.

Un équilibre à opérer entre droit d’auteur et liberté de création

Le raisonnement des juges d’appel que j’ai analysé ci-dessus est très représentatif de la manière dont les juges envisagent traditionnellement la question des usages transformatifs au sein de l’Union européenne. Mais la Cour suprême allemande s’est mise à penser « outside the box » pour rendre ensuite sa décision et c’est ce qui fait à mon sens tout l’intérêt de cette affaire.

En effet, la Cour a considéré que même lorsque aucune exception n’est mobilisable, les juges ne devaient pas s’arrêter là, mais étaient tenus de rechercher un équilibre des droits fondamentaux. Le droit d’auteur constitue un tel droit fondamental au sein de l’ordre juridique allemand, rattaché au droit de propriété, mais la Cour a estimé que la pratique du sample pouvait relever de l’exercice de la « liberté de création ». Dès lors, elle cherche à établir si l’application stricte du droit exclusif, y compris pour la reprise de la « moindre bribe » de musique enregistrée ne serait pas constitutive d’une atteinte disproportionnée à la liberté créatrice d’autres artistes.

Or ici, la Cour insiste sur le fait que la réutilisation de portions d’oeuvres musicales pré-existantes est devenu une pratique constitutive d’un genre musical comme le hip-hop. Dès lors soumettre intégralement à un régime d’autorisation préalable les musiciens qui s’adonnent à ce genre reviendraient à créer une inégalité entre les artistes et à brider nécessairement leur créativité. Les avocats de Kraftwerk ont cherché à faire valoir que des systèmes de licences existent qui permettent à des artistes d’aller demander une autorisation pour obtenir le droit de réutiliser un sample, en versant une rémunération associée. Si la pratique peut s’organiser sur une simple base contractuelle, c’est la preuve qu’il n’était pas utile, selon eux, d’imposer une nouvelle limitation au droit d’auteur.

Or la Cour allemande estime que ce système de licences ne constitue pas une protection suffisante pour la liberté de création. En effet, elle fait observer que rien n’oblige un titulaire de droit à accorder une telle autorisation à un artiste qui voudrait réutiliser un sample, ce qui revient à lui accorder un pouvoir discrétionnaire qui limite sérieusement la liberté de création. Par ailleurs, la Cour ajoute que les titulaires de droits sont aussi libres de fixer le prix qu’ils souhaitent en contrepartie de l’usage du sample, ce qui là aussi peut s’avérer un obstacle insurmontable pour les tiers dans l’exercice de leur créativité.

Ce type de raisonnement sur la balance des droits fondamentaux est complètement différent de celui fondée sur la recherche d’exceptions au droit d’auteur applicables au cas. Car le propre d’une exception est justement de ne pas constituer véritablement un droit invocable. Dans le schéma traditionnel, c’est le droit d’auteur qui a nécessairement la primauté et sa sauvegarde est assurée par des interprétations restrictives effectuées par les juges à propos des exceptions. Ici la Cour allemande rompt avec cette logique et elle finit par conclure que les droits exclusifs d’exploitation peuvent parfois céder devant les impératifs de la liberté de création.

Hésitation entre la logique du fair use et celle du de minimis

Évidemment, il ne s’agit pas non plus de balayer l’application du droit d’auteur et d’ouvrir complètement les vannes à la pratique du sample. Si ce qui doit être recherché est un équilibre satisfaisant des droits en présence, alors la question est de savoir quels critères doivent être maniés pour arriver dans chaque cas à une balance satisfaisante. Ici la Cour allemande semble hésiter entre plusieurs logiques différentes et c’est sans doute un peu le talon d’Achille de son raisonnement, susceptible de provoquer des incertitudes à l’avenir.

La Cour exprime ainsi le cheminement à suivre :

L’intérêt des titulaires de droits à empêcher l’exploitation commerciale de leurs oeuvres par des tiers sans leur consentement entre en conflit avec l’intérêt des autres artistes à initier un processus créatif par le biais d’un dialogue artistique avec des oeuvres pré-existantes sans être soumis à des risques financiers ou à des restrictions en terme de contenus. Si l’expression de la créativité d’un artiste entraîne une interférence avec les droits d’auteur qui limite seulement de manière marginale les possibilités d’exploitation, alors l’intérêt économique des titulaires de droits peut céder en faveur de la liberté d’entrer dans un tel dialogue artistique.

J’ai surligné les mots les plus importants dans le passage ci-dessus : « de manière marginale ». Dans la recherche d’un équilibre des droits, comment apprécier la juste proportion d’un emprunt qui va séparer l’exercice légitime de la liberté de création de la contrefaçon condamnable du droit d’auteur ? C’est tout le problème que soulèvent les usages transformatifs dès lors qu’à l’instar de la Cour suprême allemande on s’engage dans leur consécration juridique.

Ici la Cour nous dit que le sampling ne devra affecter « qu’à la marge » les droits exclusifs des auteurs et des producteurs. Mais il est deux manières d’envisager ce caractère « marginal » : soit sur la base d’un critère quantitatif, soit sur la base d’un critère qualitatif. L’approche quantitative est celle de l’exception dite de « courte citation » en France, qui s’attache à la proportion des emprunts incorporés dans une nouvelle oeuvre pour juger de leur légalité. Cette « pesée » s’apprécie en elle-même sans que l’on prenne en compte l’impact produit concrètement sur les conditions d’exploitation de l’oeuvre originale. Par exemple, la citation d’une portion trop importante d’un texte pourra être considérée comme une violation du droit d’auteur, même en l’absence de tout usage commercial.

Une autre manière d’envisager l’équilibre des droits consiste à introduire une logique qualitative dans le raisonnement et c’est ce que fait par exemple le fair use (usage équitable) aux Etats-Unis. Ce moyen de défense invocable devant les juges en cas d’accusation de violation du droit d’auteur prend aussi en compte la quantité d’oeuvre empruntée, mais même dans le cas d’une réutilisation intégrale, il est encore possible d’en bénéficier, car les juges vont regarder in concreto si l’usage a été suffisamment transformatif pour que le produit final de la réutilisation ne concurrence pas de manière disproportionnée l’original en nuisant à ses possibilités d’exploitation commerciale.

Ici dans cette affaire, la Cour suprême semble apprécier le caractère « marginal » de l’atteinte au droit d’exploitation en se basant sur une logique qui ressemble à celle du fair use américain. Elle estime en effet qu’en l’espèce, l’emprunt fait au morceau de Kraftwerk n’est manifestement pas susceptible d’entraîner une chute des ventes pour les titulaires de droits. Elle ajoute que ce ne sera cependant pas toujours le cas en matière de sample, notamment quand les séquences empruntées sont trop similaires à celles du morceau d’origine (ce qui ressemble beaucoup au critère de l’usage transformatif du fair use). Et elle indique une série de critères à manier pour effectuer la pesée des droits :

On devra prendre en considération la distance artistique et temporelle vis-à-vis de l’oeuvre originale, la signification de la séquence empruntée, l’impact du dommage économique potentiel pour le créateur de l’oeuvre originale, ainsi que son importance.

Tous ces éléments nous rapprochent vraiment beaucoup d’un fair use à l’américaine. Mais on ne peut pas s’empêcher de se dire que l’aspect « quantitatif » a pu ici quand même prédominer, car on parle tout de même d’un sample de deux secondes seulement, difficilement identifiable à la première écoute du morceau.

Or aux Etats-Unis également, la jurisprudence oscille en matière de samples musicaux entre la logique du fair use et une autre logique, purement quantitative, du de miminis. Le de minimis constitue un principe général du droit (qui existe aussi chez nous) voulant que les juges ne doivent pas se préoccuper des choses de peu d’importance. Or aux Etats-Unis, la pratique du sample a toujours eu du mal à être reconnue comme légale sur la base du fair use. Alors que le fair use est de plus en plus largement admis en matière de réutilisation de photographies (voir les affaires Richard Prince) ou de numérisation de livres (voir l’affaire Google Books), certains juges ont été tentés de verrouiller complètement les choses en matière musicale. Dans une célèbre affaire Bridgeport Music, le juge en charge du dossier avait suivi une logique très proche de la Cour d’appel allemande dans l’affaire Kraftwerk, en considérant que même les bribes les plus courtes de musique ne pouvaient être réutilisées sans autorisation. Il avait eu à cette occasion cette phrase restée célèbre :

Get a license or do not sample. We do not see this as stifling creativity in any significant way. (Obtenez une licence ou ne faites pas de sample. Nous ne voyons pas cela comme une restriction significative pour la créativité).

La voie du fair use est donc bouchée en matière de sample musicaux aux Etats-Unis. Mais c’est sur la base beaucoup plus restrictive du de minimis que cette pratique se développe tout de même. Initiée en 2003 par un jugement impliquant la reprise d’un morceau de 6 secondes par les Beasties Boys, le de minimis a trouvé encore à s’appliquer la semaine dernière dans un procès remporté par Madonna à propos d’un sample de 0,23 secondes incorporé dans son célèbre morceau Vogue.

La décision de la Cour allemande semble formellement se rapprocher du fair use américain, mais matériellement, on ne peut pas encore être certain qu’elle va réellement plus loin qu’un de minimis, beaucoup plus restrictif dans sa portée. Il faudra sans doute attendre de voir à l’usage laquelle de ces deux logiques prévaudra.

Quelles répercussions possibles en France ?

Nous parlons avec cette affaire Kraftwerk d’un jugement allemand qui n’a bien entendu pas vocation à se transposer ipso facto à la situation en France. C’est d’ailleurs ce que se sont empressés de préciser plusieurs commentateurs français la semaine dernière, comme l’a fait sur le site Télérama Romain Rouffiac, responsable juridique du label Because Music :

Même si je ne suis pas spécialiste du droit allemand, il est vrai que cette décision est surprenante. Concernant l’Allemagne, il faudra attendre un autre jugement dans une affaire similaire pour savoir si la jurisprudence est établie. Dans les autres pays, je ne pense pas que cette affaire aura des conséquences immédiates. En France, la reproduction et l’exploitation phonographique d’un extrait d’un master préexistant au sein d’un nouvel enregistrement sont soumises à une autorisation préalable des ayants droit. Et cela est valable que l’on emprunte une seconde ou l’intégralité d’un enregistrement.

Le problème, c’est que ce juriste semble ignorer que la logique de l’équilibre des droits fondamentaux a déjà commencé à s’introduire en France, et ce au plus haut niveau. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le commenter dans S.I.Lex, la Cour de Cassation a déjà été amenée en 2015 à renverser un jugement d’appel, parce que les juges avaient appliqué le droit d’auteur strictement, sans rechercher à faire une mise en balance avec d’autres droits fondamentaux (en l’occurrence, la liberté d’expression). Il s’agissait d’une affaire impliquant la réutilisation de photographies de mode par le peintre Peter Klasen pour réaliser une nouvelle oeuvre et l’on attend avec impatience à présent que la Cour d’appel réexamine ce cas pour voir comment elle va opérer cette nécessaire pesée des droits.

Or si la Cour de Cassation s’est engagée sur cette nouvelle voie, qui tranche radicalement sur l’approche française traditionnelle en matière de droit d’auteur, c’est parce qu’elle y a été obligée pour tenir compte d’une jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme datée de 2013 dont l’autorité s’impose à elle. On est donc bien face à un mouvement de fond au sein de l’Union européenne qui est graduellement en train de faire bouger le cadre étroit de la dialectique entre le droit d’auteur et les exceptions, en offrant des conditions plus favorables à la reconnaissance des usages transformatifs.

Ces dernières années, toutes les tentatives de réformer la loi pour consacrer le mashup et le remix ont échoué, alors même qu’elles avaient été recommandées par des sources officielles, à l’image du rapport Lescure en 2013. Face à cette inertie politique, il paraît possible de s’inspirer de l’exemple allemand de ce procès Kraftwerk pour aller faire bouger les lignes en justice, en revendiquant la possibilité de faire des samples musicaux au nom de la liberté de création.

Et cette brèche qui est en train de s’ouvrir n’est pas limitée uniquement à la question des samples. On pourrait envisager des actions similaires pour défendre les fanfictions par exemple au nom de la liberté de création ou la réutilisation d’extraits audiovisuels par des vidéastes sur Youtube au nom de la liberté d’expression. Il y a là peut-être une belle occasion à saisir pour « hacker » le système du droit d’auteur français, resté depuis des années bien trop statique par rapport aux pratiques créatives émergentes impulsées par le numérique.


11 réflexions sur “Sampler, c’est créer ! (à propos de la jurisprudence Kraftwerk)

  1. “les juges ne devaient pas d’arrêter là” → “s’arrêter là”. Et plusieurs autres fautes d’orthographes. N’avez-vous pas un relecteur?

  2. Je vais quand même être un peu critique avec l’idée d’une jurisprudence Kraftwerk … (Promis No troll inside, juste du contexte)

    « Cette base juridique semblait donc mobilisable dans cette affaire, car ce n’est pas la mélodie de Metall auf Metall qui avait été réutilisée dans le morceau de Sabrina Setlur, mais seulement une séquence de percussions. »

    Si aujourd’hui des gens avancent l’hypothèse que Kraftwerk est le groupe le plus influent de la seconde moitié du siècle passé (c’est en particulier la thèse d’un documentaire diffusé sur Arte à propos du groupe l’an dernier, et même si elle peut paraître osée parce qu’on imagine immédiatement les Beatles qui s’autoproclamaient plus grands que Jésus, elle est plus que recevable quand on compare la métrie de Kraftwerk à celle des Beatles sur WhoSampledThis), c’est à cause d’un travail de studio et d’un son particulier qui fait que même en l’absence de mélodie la production propre aux boucles rythmiques de Kraftwerk est aisément identifiable (notamment parce qu’ils refusaient l’utilisation d’instruments de musique manufacturés). L’ajout du nouveau critère prétorien « immédiatement reconnaissable à l’oreille » en appel fait donc assez logiquement sens.

    « la Cour insiste sur le fait que la réutilisation de portions d’oeuvres musicales pré-existantes est devenu une pratique constitutive d’un genre musical comme le hip-hop »

    La Cour a ici raison mais son argument est complètement spécieux puisque, parmi les morceaux constitutifs originels du genre hip-hop, il faut prendre en compte l’existence et l’influence de Planet Rock d’Afrika Bambataa (Un morceau à lui seul samplé 341 fois selon Who Sampled This – pour info et mesure, toute la discographie de Led Zeppelin a 389 occurences) qui, lui même, comporte allégrement deux samples de Kraftwerk. En d’autres termes, on refuse des droits à Kraftwerk au prétexte que c’est le propre d’un style musical qui l’a déjà amplement pillé (et payé, probablement en surchargeant les tribunaux allemands qui doivent en avoir marre de Ralf Hütter depuis plus de trente ans).

    « Mais on ne peut pas s’empêcher de se dire que l’aspect « quantitatif » a pu ici quand même prédominer, car on parle tout de même d’un sample de deux secondes seulement, difficilement identifiable à la première écoute du morceau. »

    Dire que le sample est difficilement identifiable est aller un peu (voire très) vite en besogne. La boucle rythmique de Kraftwerk est quand même aisément identifiable (d’une part parce que c’était la marque de fabrique de Kraftwerk, cette qualité de production sonore notamment au niveau des rythmiques où ils obtenaient ce son en créant eux-mêmes leurs instruments et qu’en ces temps reculés où l’accès à l’information n’était pas évident, des producteurs de musique électroniques américains de renom ont confessé avoir passé des heures à essayer de reproduire ce son sans succès sur des instruments classiques ignorant qu’ils avaient affaire à une batterie semi-électronique ; d’autre part parce que Kraftwerk est loin d’être un groupe inconnu dans le pays où le titre utilisant le sample a eu du succès).

    « On devra prendre en considération la distance artistique et temporelle vis-à-vis de l’oeuvre originale, la signification de la séquence empruntée, l’impact du dommage économique potentiel pour le créateur de l’oeuvre originale, ainsi que son importance. »

    Je pense que cet arrêté est assez ironique quand on connait l’histoire de Kraftwerk et des droits d’auteur. En 1982, Kraftwerk est samplé par Afrika Bambaata, pionnier du hip hop qui en tire un gros succès : litige, procès, pactole pour les allemands. En 1982, Kraftwerk est samplé par Cybotron (Clear), pionnier de la techno qui en tire un succès d’estime qui permettra de créer un genre mais aucun succès commercial. Pas de litige, règlement à l’amiable. En gros, la conclusion de la cour allemande peut se résumer à dire à Kraftwerk « Continuez à faire comme il y a trente ans quand on avait absolument pas pris en compte le sample dans le droit ».

    Et sincérement, je pense que s’il y a bien une leçon à tirer de cet épisode, c’est plus des enseignements juridiques sur ce qu’est l’exception Kraftwerk (par ce que c’est un groupe avec un succès relatif qui a eu une énorme influence artistique et une énorme postérité en terme de samples) et la lassitude que peuvent générer les conflits liés à cette spécificité dans les tribunaux allemands plutôt qu’un début de jurisprudence quelconque.

  3. Labosonic
    « Cette base juridique semblait donc mobilisable dans cette affaire, car ce n’est pas la mélodie de Metall auf Metall qui avait été réutilisée dans le morceau de Sabrina Setlur, mais seulement une séquence de percussions. »

    « L’ajout du nouveau critère prétorien « immédiatement reconnaissable à l’oreille » en appel fait donc assez logiquement sens. »

    Pour moi, c’est le contraire. La limitation à l’exception est spécifique, « cette exception n’est pas applicable lorsque la mélodie d’un morceau a été réutilisée de manière « reconnaissable » dans l’oeuvre seconde », et pour un Cours (plutôt que un législatif) à encore plus limiter l’exception n’est pas logique.

    1. On peut toujours discuter de ce qu’est juridiquement une mélodie (ou de ce qui est aisément identifiable), mais dans le cadre précis de Kraftwerk, c’est plus que défendable et c’est forcément laissé à l’interprétation de la cour.

      L’argument « Oui mais c’est qu’un motif rythmique donc c’est pas une mélodie », quand on cause de musiques répétitives (parce qu’on cause de ça avec Kraftwerk), c’est pas recevable.

      « Metal on Metal » est structuré par des fragments de mélodies, de voix et de rythmiques intercalés/superposés sur un tapis rythmique continu réalisé avec un instrument spécifique dans le but de rendre une atmosphère évoquant le thème du train (d’où le titre de l’album dont il est issu « Trans Europe Express » et le fait que le motif de Metal On Metal est un thème décliné sur trois titres sur les huit que comprend l’album). Le sample en question est une pattern entière de ce motif rythmique qui est légèrement distordu au cours du déroulement des morceaux originaux mais qui reste quand même identifiable. Ce motif rythmique, c’est l’épine dorsale de trois morceaux (toute la séquence Trans-Europe Express/Metal On Metal/Abzug) pour un total de plus de treize minutes (d’où ma remarque sur le commentaire « difficilement identifiable à la première écoute du morceau » de mauvaise foi ou issu d’une écoute seulement partielle de l’album). Dans le sample, il est aisément identifiable (d’autant plus d’ailleurs qu’il emprunte le son d’un instrument de type « pièce unique » créé pour l’occasion, qu’aucun développement futur des machines rythmiques ne permettra avant l’invention du sampler), le sample comprend de plus la pattern dans son intégralité.

      L’esprit de la décision de la cour d’appel, ce n’est pas une limitation de l’exception mais une adaptation de celle-ci au caractère spécifique des musiques répétitives et des musiques électroniques.

      1. « ce n’est pas une limitation de l’exception mais une adaptation de celle-ci au caractère spécifique des musiques répétitives et des musiques électroniques »

        Bien sur c’est un limitation ET un adaptation. Le question est si un Cours doit adapter le lois à nouvelles développements non prévu par la lois. Ici on parle d’un exception et un décision dans le direction de « l’auteur », mais si c’était un question de le droit et dans le direction d’usagers?

        1. Pour le moment, je me suis limité à fournir des précisions à cet article et à le recontextualiser en expliquant pourquoi, à mon avis, il est un peu trop périlleux de penser que cette décision qui concerne un groupe comme Kraftwerk peut faire jurisprudence d’une manière ou d’une autre (parce que c’est un groupe de musique répétitive, parce que l’aspect « travail de production » peut être pris en compte alors que c’est rarement le cas dans d’autres affaires, parce que l’argument « le sample est constitutif du genre hip-hop » est particulier dans le cas de Kraftwerk puisque c’est, entre autres un sample de Kraftwerk, qui a constitué le genre). Tout ça, juste pour préciser que le problème n’est pas aussi simple que comme il est exposé dans l’article. Je pense aussi que tenter d’imaginer des conséquences à cette décision au delà du domaine de la musique (pour la fan-fiction, pour la création vidéo) n’est pas la bonne approche parce que le cas en question est très spécifique et pas trop généralisable. J’ai plutôt tendance à penser que les divers usages de la réutilisation dans des domaines autres que ceux dans la musique entraineront des changements législatifs dans la musique plutôt que le contraire

          Après sur l’idée de changer le droit pour le modifier en direction d' »usagers », là, je peux donner mon opinion (si elle intéresse quelqu’un) : je pense que l’idée est intéressante mais certainement pas applicable sans envisager et traiter en amont tous les autres problèmes de droit qu’une telle modification peut générer ( en terme de droit moral de l’auteur, en terme de droit de la propriété industrielle, en terme de droits dérivés – et je pense qu’il y en a d’autres qui risquent d’émerger si je fais une liste complète au cas où quelqu’un est intéressé à ce que je détaille)

          1. Bonjour,

            Merci pour ces intéressantes précisions, dans lesquelles je ne suis pas intervenu pour l’instant, mais je pense que vous accordez trop peu d’importance au point essentiel de cette décision. Au-delà du cas spécifique de Kraftwerk ou de la musique électronique, le point important est de voir un juge européen apprécier la légalité d’un usage non pas sur la base d’une exception au droit d’auteur, mais en fonction d’un équilibre des droits fondamentaux à trouver.

            Cela bouleverse très fortement la manière d’envisager la question des usages transformatifs et comme je l’ai montré, les juges français seront bientôt aussi obligés d’adopter ce schéma de raisonnement, y étant contraints par une jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

            Or il est clair que si je ne peux pas montrer des extraits de film pour réaliser un commentaire en vidéo, alors ma liberté d’expression et de critique est très sérieusement bridée et le droit d’auteur peut être utilisé à des fins de censure.

            Idem pour les fanfictions : si je ne peux pas réécrire « Autant en emporte le vent » du point de vue d’un esclave pour dénoncer les présupposés du roman orignal, alors cela touche à ma liberté d’expression. Voir l’affaire « The Wind Done Gone » https://en.wikipedia.org/wiki/The_Wind_Done_Gone

            Donc même si je n’ai pas de boule de cristal et que nul ne peut prédire les orientations de la jurisprudence, je pense que ce cas est représentatif d’une tendance de fond, qui va amener les équilibres traditionnels du droit d’auteur à bouger.

            Je vous conseille de lire le résumé en anglais produit par la Cour et vous verrez que ces principes de raisonnement sont exprimés de manière très générale, bien au-delà du cas Kraftwerk : https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2016/bvg16-029.html

            1. J’ai bien compris les principe du raisonnement général mais comme un étudiant un peu laborieux j’ai juste fait l’effort de le pousser à la limite ou à la frontière (et c’est d’autant plus facile que le cas Kraftwerk est en lui même un cas limite) et j’ai beaucoup de mal à voir comment on peut garantir un équilibre des droits fondamentaux (enfin, si j’ai bien vu mais bon, c’est pas ma définition des droits fondamentaux).

              Sur le fait que la tendance générale est à la modification de la prise en compte des usages transformatifs, on est d’accord ; autant que sur le fait que c’est nécessaire que sur celui que le chemin commence à se faire lentement.

              Maintenant, il faut vraiment bien en comprendre tous les enjeux avant de s’en réjouir ou pas (et là dessus, je tatonne un peu).

              L’exemple de l’utilisation du Fair Use pour un commentaire de film est évidemment le meilleur cas possible plaidant en la faveur des usages transformatifs. Après le problème c’est qu’avant de se réjouir, il faudrait avoir une bonne idée des failles réglementaires possibles et des moyens de contournements probables histoire de les anticiper et d’avoir des contre-arguments déjà prêts s’ils sont soulevés par les tenants du tout copyright.

              Mais déjà, la fan-fiction constitue un domaine où le truc est plus compliqué. L’exemple cité en lien est très bon (puisqu’il plaide pour une cause qui fait consensus). Mais, la liberté d’expression a ses limites, d’autant plus subtiles qu’elles sont différentes selon les pays communautaires. Je veux pas faire un point Godwin juste pour le plaisir mais si on envisage pas ces cas là en amont, notamment avec la spécificité propre à la loi allemande qui est très stricte, celle de la loi Gayssot qui est différente mais pas laxiste non plus, n’importe quelle fan-fiction du Maitre du Haut Chateau de Dick risque de très mal finir à la fois idéologiquement et/ou de faire reculer toutes les lois en faveur des usages transformatifs (y a qu’à voir le tollé médiatique qu’a reçu la campagne de pub de très mauvais goût pour le lancement de la série adaptée du livre aux US qui ont pourtant une tolérance législative bien plus grande que l’Europe dans ce domaine). De la même manière, il faut aussi traiter le cas de la fan-fiction pornographique/érotique/adulte. D’abord parce qu’en terme de volumétrie des usages, c’est souvent plus courant que les réécritures des classiques du point de vue des opprimés. Et aussi, parce qu’il me semble (ne pas hésiter à m’infirmer si je me trompe) que c’est l’émergence de bootlegs érotiques qui a servi d’arguments aux auteurs de BD pour protéger leurs Astérixs et autres Tintins.

              Et côté musique, là, on va rentrer dans le très compliqué. Vraiment.

              Il faut comprendre qu’aujourd’hui l’usage transformatif c’est quand même un énorme fourre-tout. L’usage officiel du remix, c’est « je te file mes masters pistes par pistes, t’en fais ce que tu veux et on le publie ou pas ». Avec une pratique aussi floue, on arrive facilement, surtout avec des remixeurs doués, à des « remixes » qui ressemblent tellement peu à l’original qu’aucun tribunal ne pourrait même envisager de les étudier en cas de procès pour plagiat. Ensuite, il y a tous les trucs faits sur le tas avec un enregistrement originel. C’est de là qu’on va tirer les samples (c’est l’usage transformatif du fragment), les remix non officiels (mais qui peuvent le devenir si l’artiste consent à les parrainer) et les mash-up (où on va faire rentrer en collision deux morceaux ou plus). A priori, avec un tel chaos, où on peut se retrouver avec des morceaux qui utilisent le même matériau originel (et ça arrive déjà souvent même), la législation doit évoluer pour clarifier le truc mais en fait, c’est encore plus compliqué que ça.

              Déjà parce que la structure des morceaux créés avec des usages transformatifs permet assez facilement d’en faire une sorte de clonage (ou un fork) si on veut. Les premières réactions à l’annonce du cas Kraftwerk sur Resident Advisor, un site spécialisé dans la musique électronique, n’ont pas été unanimes. Il y a eu des commentaires plutôt enthousiastes mais il y a eu aussi rappel du cas « Jaguar ». Parce qu’en 1999, une toute petite structure a publié un titre qui a tout de suite connu un énorme succès. En l’espace de deux semaines, une vingtaine des meilleurs DJS de l’époque le considérait indispensable à leur DJ-Set. La success story est remarquable pour une structure phonographique qui ne tire jamais plus de 500 exemplaires du même vinyle. Mais très vite, le trésor introuvable des DJs pointus a été copié de toutes les manières possibles : le « Knights of the Jaguar » original a été « bootlegé » en « King of the Jaguar », « Kingz Of The Jaguar »,  » Jaguarz », etc … par toutes les majors qui ont voulu prendre leur part du gateau. L’histoire a tourné court parce qu’Internet a, à l’époque, pourri la vie des Goliath pour faire gagner David. Mais, c’est la preuve que, techniquement, c’est extrêmement facile et ça pose plein de problèmes.

              Donner un droit au sampling au nom de la liberté d’expression avec un règlement des conflits a posteriori, c’est mettre les deux parties en conflit sur le pied d’égalité très américain où celui qui gagne à la fin est celui qui a les meilleurs avocats (donc le plus riche).

              Je suis pas sur que ce soit un modèle de société souhaitable mais, bon, c’est pas le noeud du problème : l’économie de la musique n’est plus vraiment une économie de l’achat mais plus une économie de la licence. A l’heure actuelle, pour faire fortune dans la musique, il vaut mieux espérer vendre 15 secondes d’un extrait de morceau pour illustrer une pub télé que de vouloir écouler des tires. Le règlement « a posteriori » des conflits et l’apologie de la liberté d’expression, c’est l’open-bar des entreprises qui veulent se faire une crédibilité en illustrant leur spots télés avec des artistes qui n’ont pas envie qu’on utilise leur musique pour ça : il suffit de payer des obscurs tacherons pour faire un « à la manière de » de 3 minutes, sortir un morceau qui ne se vendra pas et d’utiliser les 30 secondes les plus ressemblantes à l’original pour la pub télé. Et je n’ai cité que le cas des entreprises, mais bon, on peut aussi utiliser de la musique pour des campagnes électorales, hein, pour peu que la campagne soit relativement courte, le temps qu’on règle a posteriori le problème des droits et de la légalité du truc, c’est fini …

              C’est un modèle juridique envisageable mais, bon, pragmatiquement, la liberté d’expression totale pas bornée par une limitation à certains droits associés, ça me paraît être une très mauvaise chose parce que ça annihile le droit moral.

              A ce problème initial s’ajoute l’autre gros problème des usages transformatifs : ils sont techniques. Le sample final est un fragment qui est en général passé par la moulinette d’une machine. Si l’exclusivité ne se fait plus au niveau du fragment, la singularité des artistes sera recherchée ailleurs : dans l’artefact technique. Et vu la tendance actuelle du marché, le temps où Kraftwerk bricolait une batterie électronique et ne la gardait que pour eux est révolu. On est déjà dans une ère où un DJ très renommé (Richie Hawtin) est en pleine tournée pour promouvoir des matériels qu’il a aidé à développer. Si l’originalité de demain se fait au prix de l’achat d’un dispositif protégé par des droits de propriété industrielle super-stricts, le gain en liberté d’expression réalisé d’un côté est perdu de l’autre, d’autant plus d’ailleurs que les patent-trolls sont encore plus féroces que les samples-trolls.

  4. Bonjour,
    je suis beatmaker, et je trouve cette démarche de sampler le travail des autres et de ne rien leur donner ni correct ni artistique, car ça signifierait que certains se donneraient du mal pendant que d’autres auraient juste à sampler et profiter.
    En plus dans l’exemple donné, la modification est vraiment minime, c’est un peu facile quant même.
    Personnellement, on utilise parfois des échantillons de one shot mais le plus souvent on crée ces one shot en utilisant des micros pour être original.
    Sampler c’est créer mais pas comme vous le dites et même dans le rap, certains l’ont bien compris et se tournent vers des vrais créateurs car il y a plus de possibilités et une vraie signature.

  5. Plutôt un défenseur du Fair Use. Toutefois, en l’espèce, je ne peux être qu’en accord avec ce qui est dit plus haut, « La boucle rythmique de Kraftwerk est quand même aisément identifiable ».

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