Et si on libérait les critiques et avis que l’on laisse sur Internet ?

Depuis la vague du web 2.0 au milieu des années 2000, la plupart des sites Internet proposent à leurs utilisateurs la possibilité de laisser des critiques et avis à partir de leur interface. Pour certaines plateformes, ces appréciations laissées par les utilisateurs occupent une place stratégique et figurent même au cœur de leur modèle. On songe par exemple à Amazon, où les « reviewers » de livres notamment jouent un rôle très important, mais aussi à des sites comme TripAdvisor, Yelp ou IMDB.

Ces critiques et avis produits bénévolement par les utilisateurs ont une réelle valeur. On a pu s’en rendre compte en 2013 lorsque Amazon avait racheté le site Goodreads, un réseau social qui permettait à ses utilisateurs de partager leurs avis de lecture d’ouvrages. Avec cette acquisition, Amazon avait pu mettre la main sur des millions de critiques de livres, qui sont allées enrichir sa propre base de données, sans aucun retour vers les individus qui avaient été pourtant à l’origine de cette richesse. On est donc avec les avis et critiques en plein dans le phénomène du Digital Labor (travail gratuit), au travers duquel les grandes plateformes arrivent à capter et à valoriser financièrement les contributions des internautes.

La question que l’on peut à présent se poser, c’est de savoir si le processus de « capture » de ces contenus est irréversible ou s’il y a encore une chance de renverser la vapeur, en offrant une opportunité de « libérer » les avis et critiques laissés sur Internet. C’est là tout l’enjeu d’un projet auquel le blog de la fondation Creative Commons consacre un article paru la semaine dernière. Erik Möller, un militant du Libre qui a notamment travaillé pendant plusieurs années à la Wikimedia Foundation, explique que la Culture libre ne peut se concevoir qu’avec des critiques libérées (Why Free Culture Need Free Opinions). Il propose une solution simple basée sur une extension à installer sur son navigateur (freeyourstuff.cc) pour permettre aux internautes de récupérer les avis laissés sur toute une série de sites et les télécharger, en les plaçant sous une licence libre (au sens fort du terme, c’est-à-dire CC-BY, CC-BY-SA ou CC0).

Juridiquement, la « capture » réalisée par les plateformes sur ces contenus est en effet réversible. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer sur S.I.Lex, les CGU (Conditions Générales d’Utilisation) des grands sites internet ne demandent pas une cession exclusive des droits sur les contenus générés par leurs utilisateurs. Leur approche est plus subtile : ils demandent à ce que les internautes leur accordent une licence gratuite très large, y compris pour les usages commerciaux, mais à titre non-exclusif seulement.

amazon
La clause de propriété intellectuelle figurant dans les CGU d’Amazon (très semblable à celles que l’on peut trouver sur d’autres plateformes).

Cela signifie que les utilisateurs conservent un droit plein et entier d’utiliser leurs contributions par ailleurs, sans que la plateforme puisse s’y opposer. En pratique cependant, il est très rare que nous entreprenions des démarches pour récupérer effectivement ces contenus et les extraire des plateformes. C’est là où le projet d’Erik Möller peut s’avérer intéressant, car il devient beaucoup plus simple d’aller chercher « en bloc » tous les avis et critiques que l’on a pu produire sur un site et de les placer sous licence libre.

En plus de cette initiative de « récupération » des avis déjà produits, Erik Möller travaille sur une plateforme alternative qui permettrait de produire directement des critiques placées d’emblée sous licence libre, pour tous les types de biens et de services. Cette branche du projet s’appelle Lib.reviews et vous pouvez en apprendre davantage à ce sujet en visionnant la vidéo ci-dessous.

Un des aspects les plus intéressants de ces projets est le lien fait entre l’enjeu de la libération juridique des avis et critiques et celui du web sémantique. En effet, Erik Moller explique que les licences libres permettront de sortir ces contenus des silos propriétaires dans lesquels ils sont pour l’instant confinés. Il deviendra aussi possible d’en assurer la conservation et d’envisager leurs traductions ou leur réutilisation à l’extérieur des plateformes qui les concentrent aujourd’hui. Mais si on regarde plus loin, on peut aussi entreprendre de lier les avis et critiques à d’autres grandes bases de données ouvertes, comme par exemple Wikidata (la base de données libre liée à Wikipédia) ou à OpenStreetMap (l’équivalent libre de Google Maps). Le défi ici consiste à « aligner » les données associées aux avis et critiques de manière à les lier, de façon non équivoque et exploitable par les machines, aux oeuvres et/ou aux lieux auxquels ils se rapportent. Cela permettrait de démultiplier la valeur d’usage liée à ces contenus et d’en exploiter tout le potentiel en terme d’enrichissement de la connaissance.

Pour l’instant, l’extension pour navigateur freeyourstuff n’est utilisable que pour les sites Yelp, IMDB, TripAdvisor, Amazon.com, Goodreads et Quora. J’imagine que son déploiement est lié au degré d’ouverture des API (Application Programming Interface) proposées par les plateformes. Il y aurait un réel intérêt à ce que la récupération soit aussi possible à partir de certains sites français, car il existe chez nous aussi de beaux exemples de réalisations basées sur les avis et critiques produits par les utilisateurs. On songe par exemple à Allo Ciné pour les films, Babelio pour les livres, mais surtout à l’excellente plateforme Sens Critique, qui couvre tous les types de créations culturelles.

Je terminerais en faisant remarquer que les bibliothèques pourraient – et même devraient – s’intéresser de près à ce genre d’initiatives. Car les critiques et avis ont constitué un enjeu important ces derniers années, lorsque les bibliothèques ont fait évoluer leurs portails en ligne pour s’ouvrir à des fonctionnalités collaboratives. Mais elles ne disposent généralement pas d’un volume de visiteurs suffisants pour produire des commentaires en nombre et habiller leur catalogue. Du coup, certaines d’entre elles se sont tournées vers des offres commerciales proposées par certaines plateformes (comme Babelio par exemple), leur permettant de récupérer les commentaires produits sur ces sites et d’implanter des outils pour en générer à partir du portail de la bibliothèque. Mais en contrepartie, les commentaires et avis produits par les utilisateurs de la bibliothèque sont captés par les plateformes et vont enrichir leur propre base.

Si un site comme lib.reviews arrive à passer à l’échelle, cela permettrait aux bibliothèques de diminuer leur dépendance à ces plateformes propriétaires, en récupérant d’emblée des commentaires libres. Et elles pourraient aussi aider à la montée en puissance de cette alternative en poussant vers ce site les commentaires produits par leurs utilisateurs.

Il y a une synergie à penser entre ces projets de libération des commentaires et les bibliothèques. C’est peut-être même une piste intéressante à creuser pour faire advenir un nouveau Commun de la connaissance.


11 réflexions sur “Et si on libérait les critiques et avis que l’on laisse sur Internet ?

  1. Je trouve l’initiative très stimulante. En revanche, alors qu’il s’agit de redonner de la liberté à ses données, la seule extension développée est pour Chrome, c’est-à-dire qu’elle va immédiatement enrichir les bases de données de Google… On laisse lentement Chrome devenir le nouvel Internet Explorer, avec l’adoubement des développeurs web.

    1. Le projet vient de se lancer offociellement et nul doute que des extensions pour d’autres navigateurs seront rapidement ajoutés. Mais je suis d’accord avec vous : il aurait mieux valu commencer par Firefox.

    2. Les extensions pour Chrome sont en général utilisables sur Vivaldi, Opera et Chromium (Libre) puisque tous ces navigateurs utilisent le moteur de rendu de Chromium (Blink). Il est donc possible d’échapper à la traque directe de Google et bien sûr au monopole de Chrome…

  2. Comme je l’écris sous la version de cet article publiée sur Rue89:

    Excellente idée, mais avant d’en faire un excellent projet il faudra une étape supplémentaire (que ne résume pas l’utilisation d’un web sémantique): la construction d’une méthodologie de production de ces critiques.

    En l’état actuel, celles d’AlloCiné par exemple sont à peu près inutilisables – et si wikipédia a su lui créer une méthodologie de production de ses contenus, le moins que l’on puisse dire est que le résultat en est assez imparfait…

    1. Je crois que si on attend une bonne conformation des données pour lancer le projet, il n’y aura jamais de projet.
      L’idée n’est pas de créer une méthodologie de production de ses contenus, mais de donner un moyen de récupérer les contenus essaimés sur le web, ce qui est déjà très estimable. Il m’arrive souvent, perso, de rechercher quelque chose que je suis presque sûr d’avoir écrit en réponse à quelqu’un dans un forum, ce qui se résume la plupart du temps à: une aiguille dans une botte de foin ;) Parfois, quand je me dis que je dois garder en mémoire ma contribution, j’en fais un billet dans mon journal, auquel j’ajoute la référence de l’article. Long, pas très pratique… Ma solution actuelle est de conserver l’article dans une app de lecture différée (et en retrouvant l’article, je retrouve la contribution). Je serais très preneur d’un outil de conservation/classement de mes contributions, ne serait-ce que comme mémoire personnelle…
      Ensuite, évidemment, ça pourrait se décliner en outil de sauvegarde des discussiosn en ligne – ce serait très utile pour la recherche, surtout si ça reste libre et en licence CC (sinon, il y aura bien un chaebol du web pour vouloir mettre la main dessus).

      1. @Pat : ZOTERO?

        j’en profite pour liberé mes commentaires ici posté sur le ghettos fb ou je suis prisonnié…
        ——————
        « Juridiquement, la « capture » réalisée par les plateformes sur ces contenus est en effet réversible. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer sur S.I.Lex, les CGU (Conditions Générales d’Utilisation) des grands sites internet ne demandent pas une cession exclusive des droits sur les contenus générés par leurs utilisateurs. Leur approche est plus subtile : ils demandent à ce que les internautes leur accordent une licence gratuite très large, y compris pour les usages commerciaux, mais à titre non-exclusif seulement. »

        > croyez peut etre que sa va durée quand il vont constaté la fuite des commentaires?
        ——————
        En faite, ce sujet m’interesse au plus haut pour car il regroupe les questions du contenu, de leur détourements en objet mobile (microformat, interopérabilité), le web semantique, les liens entre contenu, les aspect juridiques, et les technique de lutte contre les pyramides et la question du stockage/archivage, versionning/modificabilité.

        1. Bonjour,

          En effet, votre remarque est très intéressante, car il y aurait sans doute quelque chose de très intéressant à faire à partir de Zotero pour aider à la récupération et à l’indexation des commentaires et avis.

          Concernant les CGU des plateformes, je ne pense pas qu’ils reviendront sur l’absence d’exclusivité demandée à leurs utilisateurs. D’abord parce qu’ils n’en ont pas besoin et ensuite, parce que ce serait extrêmement agressif. Imaginez : cela voudrait dire que si vous postez une photo sur Facebook, l’image appartiendrait à Facebook au sens fort du terme. Vous ne pourriez plus l’utiliser de votre côté et la plate-forme obtiendrait de son côté le transfert des droits.

          Une telle évolution soulèverait sans doute un tollé et elle aurait des conséquences désastreuses en terme d’image pour les plateformes.

          Par contre, elles peuvent parfaitement agir pour rendre cette extraction la plus difficile possible, notamment en restreignant leurs API, et ça peut constituer un obstacle presque aussi redoutable en pratique qu’une barrière juridique.

          Mais les plateformes ne pourront plus complètement se fermer sur elles-mêmes, notamment parce que la loi française va reconnaître aux utilisateurs un nouveau droit à la « portabilité des données ».

  3. Ça fait quelques mois que je rêve d’un SensCritique libéré de la publicité, de sa lourdeur, et du silo qu’il forme effectivement… D’un IMDB collaboratif et ouvert à la manière des projets Wikimédia… Il ~suffirait~ peut-être d’un genre d’extension permettant d’attribuer des notes personnelles en lien avec le contenu des fiches Wikipédia, ou d’un genre d’interface entre Diaspora et Wikipedia… Si Wikipédia n’est pas adapté, il faudrait agréger une base de données comme celles qu’utilisent les services de streaming de musique, mais accessible à tout un chacun… J’aimerais pouvoir déployer des données (mes notes et avis…) neutres qui puissent être opérées par différents ~services aujourd’hui tous propriétaires à l’image de LastFM. Ça éviterait de noter sur Steam ou sur tel autre site… Il faudrait peut-être pour ça un genre de standard pour les notes… Et si ces données pouvaient rester décentralisées (et donc éventuellement chez moi, sur un genre de pod avec vannes d’accès…) ce serait l’idéal. Ça ira peut-être de pair avec des solutions d’identités « universelles » comme celles envisagées par Blockstack/onename (https://blockstack.org/about)…

    Tout ça est si flou… je me disais que je n’étais forcément pas le seul à penser à ce genre de choses, et que probablement des personnes compétentes se penchaient déjà sur le sujet : ravi d’apprendre qu’il existe (au moins) une initiative aux alentours de ces idées…

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