Et si une directive européenne permettait de financer la numérisation du domaine public ?

Lorsque l’on parle du domaine public et en particulier de sa numérisation, une des questions les plus épineuses concerne le financement de ces opérations, très onéreuses, et de leur durabilité dans le temps. Lors de l’affaire des accords de numérisation conclus par la BnF avec des sociétés privées, ce fut un des points majeurs du débat et ceux qui ont soutenu ces partenariats public-privé avançaient que sans cet apport de fonds par des sociétés, les oeuvres du domaine public ne pourraient pas être numérisées ou seulement très lentement. C’est ce qui a conduit certains à accepter les exclusivités de 10 ans conférées aux partenaires de l’établissement en échange de leurs investissements, alors que nous les avons combattus de notre côté au nom de la préservation de l’intégrité du domaine public.

Money. Par Adrian Serghie. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

En ces temps de disette budgétaire, les établissements culturels sont soumis à des restrictions budgétaires ou à l’obligation de dégager des ressources propres et ce contexte fait du domaine public une victime collatérale de la situation de crise dans laquelle nous nous trouvons. Mais une proposition, venue de l’Union européenne, est peut-être susceptible d’apporter une solution de financement pérenne pour la numérisation du patrimoine. En effet, une directive européenne sur la gestion collective des droits est actuellement en cours d’élaboration et elle prévoit visiblement d’utiliser une partie des sommes collectées par les sociétés de gestion collective (SACEM, SACD, SCAM, Adami, SPEDIDAM etc) pour financer la numérisation en bibliothèque.

Vous avez dit « irrépartissables » ?

L’article L. 321.9 du Code de Propriété Intellectuelle définit ces « irrépartissables » comme étant des sommes « qui n’ont pu être réparties soit en application des conventions internationales auxquelles la France est partie, soit parce que leurs destinataires n’ont pas pu être identifiés ou retrouvés« .

La SACEM les présente de son côté de cette manière :

Ce qu’on appelle de manière impropre « irrépartissables » désigne les droits d’auteur qui n’ont pu encore être payés, les données d’exploitation remises par les utilisateurs ne permettant pas d’identifier les œuvres exploitées et donc leurs ayants-droit. Il s’agit le plus souvent d’une erreur (ex : nom de l’interprète au lieu du compositeur ou de l’auteur, faute d’orthographe dans la rédaction…), voire d’informations lacunaires provenant des exploitants. Il se peut également que l’œuvre n’ait pas encore été déposée par les créateurs ou, s’agissant d’une œuvre étrangère, que les documents permettant son identification ne soient pas encore parvenus à la Sacem.

Ces irrépartissables peuvent atteindre des montants non négligeables (plusieurs dizaines de millions d’euros par an) et le rapport annuel 2012 de la Commission permanente de contrôle des SPRD en parle à plusieurs reprises. En vertu de l’article L. 321.9 cité ci-dessus, elles sont conservées pendant un certain laps de temps par les sociétés de gestion collective, après quoi elles sont employées pour financer des « actions culturelles ». Mais leur attribution fait couler beaucoup d’encre, au point que certains, comme Guillaume Champeau, parlent à leur sujet de « piratage légal » :

Ce sont des sommes dites « irrépartissables ». Du piratage légal. Parce que les sociétés de gestion ne connaissent/cherchent pas l’adresse de leur destinataire, ces sommes ne sont pas versées. On ne connaît pas leur montant, mais les consommateurs les payent, directement, ou indirectement, pour rémunérer les auteurs et les artistes-interprètes lorsque leurs chansons sont diffusées.

Les actions culturelles financées en partie par le biais de ces irrépartissables (le reste provenant des 25% de la copie privée) font l’objet de critiques régulières, dans la mesure où elles peuvent servir de manière détournée à faire pression sur des élus. En Belgique, la gestion de ces irrépartissables (plus de 8 millions par an) par la SABAM a soulevé des débats, au point de terminer par un procès. Autant dire que ce sujet des irrépartissables constitue une question sensible…

Une ouverture dans la directive européenne sur la gestion collective

Or en lisant cet article, paru il y a quelques jours sur le site de l’ADBS, on se rend compte que la nouvelle directive sur la gestion collective envisage que ces sommes puissent être utilisées pour la numérisation des oeuvres par les bibliothèques :

Soutenir le projet de directive européenne sur les sociétés de gestion collective dont une version amendée (mais non encore rendue publique) prévoit au paragraphe 12.6 que les irrépartissables (sommes collectées par les sociétés de gestion collective ne pouvant pas être reversées) puissent être aussi consacrés à la numérisation des œuvres par des bibliothèques. Selon des sources sûres, ce nouveau paragraphe donne aux États membres le droit d’utiliser l’argent non distribué « pour financer des projets sociaux, culturels ou éducatifs ». Un lobbying intense s’impose donc au niveau national pour que l’État utilise ce droit pour financer aussi des projets de numérisation de collections de bibliothèques.

L’information vient d’EBLIDA, le bureau chargé de faire du lobbying au niveau européen pour les professionnels de l’information.

Il est certain qu’une telle formule changerait profondément la donne. En France, une partie de la numérisation est déjà financée grâce à des crédits versés par des sociétés de gestion collective. C’est le cas pour la numérisation de masse du domaine public à la BnF, financée  via le Centre National du Livre (CNL) par le reversement de sommes collectées au titre de la copie privée (6 millions par an). Mais ces financements restent insuffisants pour couvrir les besoins de la seule BnF (d’où le recours aux contestables partenariats public-privé), et ne parlons pas des autres établissements culturels français (bibliothèques, archives, musées). Par ailleurs, ces financements du CNL pour la numérisation du domaine public semblent aujourd’hui dangereusement menacés par le programme de numérisation des indisponibles dans le cadre du projet ReLIRE, qui pourraient finir par les absorber.

Le recours aux irrépartissables des sociétés de gestion collective (SACEM, SACD, SCAM et autres) permettraient à la fois de trouver une source de financement plus large, déchargeant le budget de l’État, mais aussi d’éviter le recours à des formules qui portent atteintes au domaine public. On pense bien sûr à ces fameux partenariats public-privé, qui constituent de véritables pièges en raison des exclusivités conférées aux sociétés privées qui apportent des fonds.

On pense aussi à une autre solution, proposée par Pascal Rogard de la SACD, à savoir le domaine public payant, qui consisterait instaurer une sorte de taxe sur l’usage commercial du domaine public pour financer la restauration et la numérisation des collections. Une telle mesure serait en réalité catastrophique, car elle reviendrait à une négation pure et simple du domaine public.

Une occasion à saisir en France 

Les informations rapportées par EBLIDA indiquent que les choses risquent de se jouer en deux temps, d’abord au niveau européen pour que cette possibilité soit inscrite dans la directive, mais aussi au niveau français : « Un lobbying intense s’impose donc au niveau national pour que l’État utilise ce droit pour financer aussi des projets de numérisation de collections de bibliothèques.« 

Or on nous annonce pour l’année prochaine l’introduction de lois sur la création et sur le patrimoine, qui constituent deux occasions en or d’entériner cette possibilité de recours aux irrépartissables pour qu’elle devienne une réalité en France. Une loi a récemment été déposée par la députée Isabelle Attard « visant à consacrer le domaine public, à élargir son périmètre et à garantir son intégrité« . Elle pourrait être complétée par un volet financier reprenant cette proposition.

En tous cas, cette idée constitue une chance inespérée d’accélérer la numérisation du domaine public, tout en évitant que de nouvelles couches de droits soient recréées à cette occasion. Il s’agira de ne surtout pas laisser passer cette occasion.


9 réflexions sur “Et si une directive européenne permettait de financer la numérisation du domaine public ?

  1. Question bête : et quid de l’application de la Peer Production Licence au domaine public numérisé par les administrations publiques ?

    1. L’usage de la Peer Production Licence n’est pas possible dans ce cas. Cela n’aurait aucune valeur juridique et ce serait même assimilable à une forme de copyfraud. La Peer Production Licence est une licence Creative Commons modifiée. Pour pouvoir utiliser une licence Creative Commons, il faut être pleinement titulaire des droits sur une oeuvre couverte par le droit d’auteur. Numériser une oeuvre du domaine public ne produit pas une « nouvelle oeuvre », faute d’originalité. Donc il est impossible d’utiliser la Peer Production Licence pour diffuser des reproductions du domaine public (tout comme on ne peut pas utiliser de licences Creative Commons).

      Cela n’empêche hélas pas certains établissements français de le faire, sans aucune validité juridique (copyfraud) :

      – Exemple à la BM de Lyon : https://scinfolex.com/2012/12/15/numelyo-la-bibliotheque-numerique-de-lyon-exister-a-lombre-de-google/

      – Sur le site des Bibliothèques virtuelles humanistes : http://www.numerama.com/magazine/25562-des-manuscrits-medievaux-places-sous-droits-d-auteur.html

      Ici un billet où j’indique quels outils juridiques on peut utiliser pour la diffusion du domaine public numérisé : https://scinfolex.com/2012/11/11/bibliotheques-musees-exemples-de-bonnes-pratiques-en-matiere-de-diffusion-du-domaine-public/

  2. J’entends bien. Quid d’une taxe fondée sur le même principe, c’est-à-dire sur une taxe fondée sur une redéfinition de l’usage commercial comme un “usage par une entité légale qui n’est pas une personne naturelle ou une association à but non-lucratif” et qui permettrait d’éviter la vision romantique du domaine public évoquée dans ce billet : http://www.bibliobsession.net/2012/11/14/pour-une-approche-complexe-des-usages-marchands-des-biens-communs-de-la-connaissance/?doing_wp_cron=1386073575.7848560810089111328125

    Cela pourrait constituer une sorte d’intermédiaire entre le domaine public payant proposée par Pascal Rogard et vos propositions, non ?

    (Sans remettre en cause aussi les idées évoquées dans votre présent billet qui semblent aussi très bonnes. Alternative/complément possible ?).

    1. La vision romantique du domaine public évoquée dans ce billet ne fait pas référence au domaine public au sens de la propriété littéraire et artistique. C’est une conception qui vient en réalité d’un article écrit par deux auteurs indiens, Prabir Purkayastha et Amit Sengupta, qui figure dans l’ouvrage Libres Savoirs sur les biens communs de la connaissance : http://cfeditions.com/libresSavoirs/

      Ils traitent dans cet article du savoir scientifique et notamment de l’articulation entre le savoir dans les pays du Nord (soumis à la propriété intellectuelle) et le savoir traditionnel des pays du sud (dans le domaine public). Et ils constatent que des firmes des pays industrialisées ont essayé de s’approprier les connaissances traditionnelles des pays du sud, en déposant des brevets. Exemples connus : la biopiraterie de l’arbre Neem http://urticamania.over-blog.com/article-le-neem-arbre-a-pharmacie-du-village-62944998.html et les positions du Yoga http://en.wikipedia.org/wiki/Yoga_piracy

      Le problème ici, s’agissant du savoir traditionnel, est que le statut « domaine public » rend possible une forme d’enclosure d’un bien commun, parce qu’on peut de manière détournée essayer de poser un brevet sur ces connaissances pour se les approprier à titre exclusif. L’inde a été obligée pour contrer ces manoeuvres de mettre en place une Bibliothèque Numérique des Savoirs Traditionnels, afin d’établir une preuve d’antériorité qui bloque les demandes de brevets dépoisées les firmes des pays du Nord, en publiant des numérisations d’ouvrages anciens http://en.wikipedia.org/wiki/Traditional_Knowledge_Digital_Library Superbe projet d’ailleurs, s’il en est…

      Effectivement sur cette question particulière du savoir traditionnel, le domaine public « pur » pose question, et car il le rend vulnérable et permet la réappropriation à titre exclusif de ce qui devrait rester disponible pour tous. Mais cela tient au champ spécifique des brevets, qui ne fonctionne pas de la même manière que le droit d’auteur.

      Pour les oeuvres de l’esprit, le risque n’est pas du même ordre et le meilleur moyen de se protéger d’une enclosure ou d’une réappropriation à titre exclusif, c’est au contraire de diffuser les oeuvres numérisées sans rajouter de couches supplémentaires de droits. L’ouverture et la libre diffusion est la meilleure protection du domaine public des oeuvres. Si au moins un endroit sur Internet diffuse une oeuvre du domaine public, sans couche de droits ajoutée, cela offre un accès alternatif à une source libre, même si d’autres par ailleurs essaient d’appliquer des restrictions à la même oeuvre. C’est ce rôle de « conservatoire » du domaine public ebn ligne que jouent Internet Archive, Wikimedia Commons et quelques (très rares…) sites d’établissements culturels publics. +

      Par contre, là où le statut actuel du domaine public est lacunaire, c’est qu’il ne permet pas facilement de se défendre contre le « copyfraud ». D’où la proposition de loi déposée par Isabelle Attard, qui vise à bloquer les tentatives de réappropriation du domaine public par le droit d’auteur ou par des droits connexes et qui met en place des voies de recours effectives contre le copyfraud http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion1573.asp

      Soumettre le domaine public des oeuvres à une taxe, de quelque nature que ce soit, c’est détruire le domaine public, pas le protéger.

      L’usage commercial n’a jamais été en lui-même négatif pour le domaine public. Il est au contraire important et bénéfique pour que les oeuvres puissent renaître périodiquement et alimenter à leur tour la création. C’est ce qui fait la valeur économique du domaine public : http://www.liberation.fr/culture/2013/02/01/le-domaine-public-est-aussi-un-moteur-economique_878691

      Ce dont on doit protéger le domaine public, c’est de la réappropriation à titre exclusif et ça passe par d’autres mécanismes (protection contre le copyfraud). Une taxe ne serait absolument d’aucune utilité de ce point de vue et même du point de vue du financement des opérations de numérisation, ce serait dérisoire.

      Donc pas de taxe sur le domaine public, même dans une approche Peer Production Licence, qui n’a pas du tout été conçue pour cela.

  3. Rappelons quand même qu’Il y a DRMs et DRMs (digital rights management)

    DRM-A : écriture de droits d’accès sur un compte permettant un environnement atawad et vraie indépendance des machines. Principe vers lequel se dirige toute l’offre légale (enfin les deux ou trois monstres si vous préférez).

    Résultat : plus value à acheter dans le fait de ne plus avoir à s’occuper de fichiers, indépendance des machines.

    DRM-B : traficotages de fichier en vue d’empêcher la copie.
    Résultat : moins value à acheter par rapport à pirater, ne sert strictement à rien.

    Après, si l’on considère que la confidentialité des bibliothèques personnelles est quelque chose d’important d’une part. Que d’autre part on considère le fait que tout cela se termine en deux ou trois monstres de la diffusion n’est pas forcément souhaitable.

    Alors il serait peut-être temps de comprendre que ce qu’il manque est avant tout un nouveau rôle et séparation très claire des rôles :
    http://iiscn.wordpress.com/2013/10/16/contenu-sur-le-net-piratage-offre-legale-resume/

    Et après bien sûr l’aspect prix, ou gratuit, qui ne change rien à ce qui est décrit ci dessus.

    1. Je ne vois pas le lien entre ce commentaire et le billet au-dessus, qui parle du financement de la numérisation du domaine public. Merci pour la qualité des échanges d’essayer de commenter en rapport avec les billets.

      1. Certes, mais d’un autre côté il serait pas mal de comprendre que les e-books (et le contenu numérisé ou numérique en général) est en train de sortir de l’esprit « fichiers et copies ».

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