Vous vous souvenez sans doute comment l’an dernier, le Parti Pirate français avait récolté un bad buzz mémorable en déposant une marque à l’INPI. J’avais à ce moment réagi en essayant de réfléchir à la manière dont on pourrait essayer de retourner la logique du droit des marques, pour pouvoir mettre des signes distinctifs en partage de manière contrôlée. Car à vrai dire, la question se pose pour les initiatives qui œuvrent dans le champ de la Culture libre : ouvertes au niveau des contenus par le biais des licences libres qu’elles utilisent ; elles peuvent éprouver le besoin de réguler l’usage de leur marque, mais faut-il pour cela en passer par l’application pure et dure de ce que prévoit le cadre classique de la propriété intellectuelle, au risque de tomber dans la contradiction ?

Je m’étais alors demandé s’il n’était pas possible d’envisager la création « d’Open Trademarks » : une sorte de « Creative Commons du droit des marques », dans le but de renverser la logique, en réservant seulement certains usages et poser largement des libertés. L’entreprise ne me paraissait pas impossible, même si elle est relativement complexe.
Or il se trouve que la Wikimedia Foundation a annoncé hier sur son blog une nouvelle politique de marque extrêmement intéressante, dans un billet intitulé : « Nous lançons une politique de marque non-conventionnelle en faveur de la coopération ouverte« .
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer, la Wikimedia Foundation n’est pas propriétaire du contenu de l’encyclopédie collaborative ; elle ne fait que l’héberger et par l’effet de la licence CC-BY-SA sous laquelle il est placé, personne en réalité ne possède de droit de propriété sur le contenu de Wikipédia conçu comme un tout, ce qui en fait un des exemples les plus aboutis de Bien Commun de la Connaissance. Mais la Wikimedia Foundation est par contre titulaire d’un droit de propriété intellectuelle sur la marque Wikipedia, le logo de l’organisation, ainsi que des appellations et des emblèmes des projets satellites de Wikipedia (Wikimedia Commons, Wikisource, etc).
Jusqu’à présent, l’exercice de ces titres de propriété était gouverné par une politique de marque relativement classique (dont l’application avait d’ailleurs pu parfois faire grincer des dents…). Mais la Wikimedia Foundation a décidé de changer d’orientation pour que sa politique de marque « reflète la nature collaborative du projet« . L’idée a donc été de produire une politique « centrée sur la communauté » (Community-Centered Trademark Policy) qui me paraît assez proche de l’Open Trademark à laquelle j’avais pu songer.
Cette politique liste trois séries d’usages auxquels s’appliquent des règles différentes.
La première concerne les usages « libres », avec d’une part des usages autorisés par définition, de par le jeu du droit des marques lui-même (faire des liens hypertexte, rapporter des informations, parler d’un site de Wikimedia, créer des oeuvres littéraires, artistiques ou politiques se rapportant à un site Wikimedia) ou certains usages par les membres de la communauté (organiser un édithathon ou un atelier Wikipedia, former de nouveaux contributeurs, produire des produits dérivés portant la marque Wikipédia, mais sans les vendre).
La seconde concerne des usages pour lesquels une licence reste nécessaire, mais selon deux modalités différentes. Pour organiser un événement GLAM (c’est-à-dire lié aux partenariats avec les bibliothèques, archives ou musées) ou un concours de photographies (comme Wiki Loves Monuments), les membres de la Communauté pourront utiliser un système de « Quick Licences« , qui consiste à envoyer un mail à une adresse de l’organisation pour la prévenir simplement de la tenue de l’évènement. Pour organiser un évènement plus formel, comme une conférence, pour faire apparaître la marque à la télévision, dans un livre ou au cinéma, ou pour vendre des produits portant cette marque, une licence classique doit être conclue avec la Wikimedia Foundation (on revient alors au jeu classique du droit des marques).
Enfin, il existe une catégorie d’usages que la Wikimedia Foundation interdit, comme par exemple, le fait de créer des sites miroirs qui donnent l’illusion d’être sur le site d’origine (ce qui n’empêche nullement de « forker » Wikipédia, mais pas en s’appropriant sa marque), d’utiliser la marque pour pointer vers des sites qui ne sont pas ceux de Wikimedia ou de donner l’impression que Wikimedia s’associe à des causes sans l’avoir expressément décidé.
On obtient donc une gradation d’usages, du plus ouvert au plus fermé, qui repose en partie sur le même système que ces licences Creative Commons, à savoir accorder des libertés a priori, sans avoir à demander des autorisations préalables, à condition de respecter les principes posés par celui qui accorde la faculté de faire.
On peut relever aussi l’effort réalisé pour traduire graphiquement ces trois cercles d’usages et simplifier les termes employés pour exprimer cette politique, qui là aussi rappelle la démarche des Creative Commons.

On n’est donc pas encore complètement en présence de « Creative Commons du droit des marques », mais la nouvelle politique de Wikimedia constitue ce qui s’en rapproche le plus à ma connaissance. Et ça tombe bien, par cette politique de marque a elle-même été placée sous licence libre, afin de pouvoir être reprise, développée et adaptée. En lui donnant un plus haut niveau d’abstraction et en la simplifiant, on arriverait peut-être à instaurer un système de marque partageable, destinée à favoriser la collaboration ouverte de communautés autour d’un projet. Un tel instrument – des « Open Trademarks » – pourrait sans doute s’avérer utile aux acteurs du mouvement des Biens communs.
En 2013, j’avais participé à un Labolex ouvert par ShareLex à propos des « marques collectives » où nous avions commencé à débroussailler ces questions. La politique de marque de Wikimedia pourrait être une source d’inspiration pour aller plus loin.
Même si on fait toujours plus de publicité sur ce qu’on reproche que sur ce qu’on apprécie, le dépôt de la marque Parti Pirate n’avait pas pour but de créer un monopole sur ladite marque, comme certains ont cru que c’était l’intention. Le but originel a toujours été d’empêcher que l’on nous nuise en reprenant le terme pirate, sachant que la nuisance n’inclut pas le fork, mais bel et bien la contrefaçon (à des fins politiques ou non). Des distinctions qui ont été formalisées au cours de l’été 2013 dans notre charte d’utilisation de la marque pirate :
http://wiki.partipirate.org/wiki/R%C3%A9glement_Interieur#Annexe_2_-_Charte_d.27utilisation_de_la_marque_Parti_Pirate
Au vu du travail effectué par wikimedia, force est de reconnaître que leur charte de partage est plus lisible, et si les échéances électorales nous en laissent le temps, nous pourrions bien essayer de l’adapter à nos propres besoins. Mais de grâce, arrêtons de dire que nous nous contredisons, nous avons aussitôt détourné l’usage du droit des marques au profit de tous.
Si le but était d’abord d’éviter qu’on vous nuise, alors vous n’êtes pas dans une démarche de mise en partage.
Il y a certes des distinctions dans la charte du Parti Pirate, mais elles tournent toutes autour de la notion d’usurpation, ce qui me paraît très éloigné d’une marque « centrée sur la communauté pour une coopération ouverte ».
C’est dommage, car certaines propositions avaient été faites lors du débat autour de cette marque du Parti Pirate, notamment par Slim Amamou http://pad.tn/p/ppfridentite ou par @Zestryon http://forum.partipirate.org/discussions/marque-parti-pirate-deposee-inpi-t10767-30.html#p93816
Ce serait en effet une bonne chose de reprendre ce travail sur la marque pour aller vers quelque chose de moins défensif et de plus centré sur la permission.
En l’état, je ne pense vraiment pas que vous puissiez prétendre avoir « hacké » le droit des marques, sauf à galvauder le sens de ce mot.
Merci pour cet excellent billet!
Le droit des marques reste en effet encore un « impensé » de la culture libre (un peu de la même manière que les données il y a encore quelques années, avant le développement de l’ODbL et des CC 4.0). Et pourtant, il ne cesse de gagner en importance y compris dans le champ de la création culturelle : il couvre désormais aussi bien les personnages littéraires/cinématographiques (James Bond notamment) que les thèmes musicaux (le droit européen semble notamment s’être assoupli pour les intégrer en 2005).
Il n’est pas exclu que le droit des marques s’impose comme le principal paradigme de la propriété intellectuelle au XXIe siècle : il présente, pour les industries culturelles, l’insigne avantage d’être quasi-éternel. On ne pourra pas faire l’économie d’une adaptation des licences libre à ce cadre légal particulier.
Oui, tu as parfaitement raison. J’avais été saisi par exemple par ce billet de l’avocat Emmanuel Pierrat, réagissant à la récente décision de justice rendue dans l’affaire Sherlock Holmes. Il dit ouvertement qu’il trouve intéressant de déposer une marque sur un personnage pour faire en sorte qu’une oeuvre n’entre pas dans le domaine public : http://www.livreshebdo.fr/article/le-droit-des-personnages-pas-si-elementaire
« Cette technique se révèle avantageuse dans les cas où le personnage risque de tomber dans le domaine public. Le droit des marques possède en effet l’immense intérêt d’assurer une protection éternelle, sans risque de domaine public, si les dépôts sont renouvelés en temps et en heure. »
Et il va même jusqu’à donner un modèle de clause pour les éditeurs, afin de se faire céder ce droit des marques par contrat auprès des auteurs !
Plus largement, je pense comme toi que cette question du droit des marques est importante pour la Culture libre, et notamment pour les plus gros projets. Michel Bauwens indique que l’on retrouve souvent la même structure dans les grands projets de libre : une communauté de contributeurs, qui s’appuie sur une organisation constituée sous la forme d’une fondation dont le but est d’assurer le maintien des infrastructures essentielles afin que le projet se maintiennent dans le temps. Bauwens parle de structures « for benefit » (pour les opposer aux structures « for profit ») et il pense que c’est une forme essentielle pour le développement de biens communs. On retrouve ce schamé chez Wikimedia, Open Street Map, Mozilla et plusieurs logiciels libres.
Mais ces structures « for benefit » ont bien entendu des intérêts qui peuvent ne pas être exactement ceux de ou des communautés qui contribuent et utilisent la ressource. Or c’est souvent à travers la politique de marqu que la structure porteuse peut exprimer ses intérêts propres, et prafois entrer en tension avec sa communauté. Cela marque le retour d’une logique « propriétaire » dans une démarche globale de culture libre. C’est pourquoi il me semble que la nouvelle politique de Wikimedia est vraiment intéressante pour tous les biens communs qui s’appuient sur des structures de type fondations, car elle permet de concilier la protection nécessaire pour la structure avec une ouverte au bénéfice de la communauté, qui pourra elle-aussi utiliser la marque, la faire vivre, mais aussi la mettre au service de ses propres initiatives.
Cela n’a l’air de rien, mais je pense que c’est loin d’être anodin en termes de gouvernance.
Le droit des marques peut parfois avoir quelques avantages tout de même. Un exemple : pas plus tard qu’hier, la communauté francophone de Wikipédia s’est aperçu qu’une entreprise de fabrication de pneus utilisait le nom « Wikipedia » pour qu’un bandeau de publicité renvoyant vers son site web apparaisse à chaque recherche Google sur le terme « Wikipedia ». Affaire transmise à la Wikimedia Foundation ; le bandeau publicitaire n’est aujourd’hui plus présent.
Dans la majorité des cas, le droit des marques présente de nombreux abus (comme beaucoup d’aspects de la « propriété intellectuelle »), mais elle peut aussi permettre de combattre des comportements immoraux qui raisonnent pour des motifs purement financiers.
Je ne nie pas qu’il n’y ait dans le droit des marques certains aspects légitimes et utiles, aussi bien pour les créateurs que pour le public. La question est de savoir pourquoi le droit des marques dégénère si souvent en usage abusif et en « trolleries ». Peut-être justement qu’un dispositif de marques repensé à travers l’exemple des Creative Commons pourrait aider à ouvrir une nouvelle voie. C’est ce que j’essaie de penser.
Mais plus profondément, on peut penser que le problème central du droit des marques est d’avoir été raccroché au concept fallacieux de « propriété intellectuelle ».
Cory Doctorow l’explique dans un article intitulé « Marques déposées : le bon, la brute et le truand ». Il explique en effet que le droit des marques correspond avant tout à un droit du public à ne pas être trompé, avant d’être une « propriété » attribuée à un acteur :
Cette manière d’approcher les marques me paraît très intéressante. Elle ouvre sans doute la voie à une refondation possible de cette branche du droit, en la débarrassant de cet emballage illusoire de propriété, sans pour autant perdre sa fonction protectrice légitime.
Ceci me rappelle une autre affaire qu’on a eu il y a quelques temps sur Wikipédia qui illustre assez bien le fait que « les détenteurs d’une marque déposée se considèrent comme les propriétaires de cette marque ». Nous avions eu en effet une personne prétend être détentrice d’une marque de poupée très connues dont la commercialisation (et l’existence de son entreprise) date du XIXe siècle. La personne en question avait, selon ses propres termes, ressuscité l’aventure et avait fait un dépôt à l’INPI (sachant qu’elle admettait sur son propre site ne faire que copier les originales). N’ayant au passage rien compris au principe de WP, elle considérait avoir tout droit de modification de l’article sur une marque de poupée qui ne pouvait lui appartenir, puisque antérieure à son propre dépôt, et était partie dans un délire juridique assez cocasse (je te laisse lire la PdD de l’article en lien, c’est à mourir de rire).
Cela montre que non seulement les gens qui sont détenteurs d’une marque s’en considèrent propriétaires, mais aussi qu’il y a des opportunistes qui essayent de faire leur blé sur des marques qui n’existent plus. Dans tout ce qui touche de près ou de loin à cette notion fallacieuse qu’est la propriété intellectuelle, il y a des monarques absolus qui s’imaginent maître d’une chose qui n’a ni maître, ni protecteur. Par ailleurs, si la propriété intellectuelle ne permettait pas à une minorité de personne d’engranger des milliers par le biais d’une production intellectuelle, je pense que cette notion aurait été abandonnée depuis longtemps.
Une petite réflexion qui m’est venue comme cela, ne pourrait-on pas revoir le droit des marques selon une philosophie qui s’applique aux AOP ? Comme l’indique Cory Doctorow dans votre réponse ci-dessous, être uniquement un moyen de certification de qualité ?
Après tout, qui pourrait y perdre beaucoup à revoir le droit des marques de cette manière ? Les avocats ou les détenteurs de marques ? Il est surtout très dommageable que toute action dans notre bas monde doive se référer systématiquement à la divinité toute-puissante argent. De mon point de vue, la réforme de la notion de la propriété intellectuelle ne sera possible que lorsque la société changera son rapport à l’argent et le jour où tous les citoyens auront compris que le monde ne tourne pas uniquement en fonction du plaisir individuel.
Bonjour Calimaq,
Et merci pour cette excellente série de billets que j’ai pris le temps de lire en long et en large au sujet des marques.
– intéressé par le sujet, j’ai essayé de suivre le lien vers le Labolex sur les marques collectives mais celui-ci ne semble plus actif (ou privé ?)= erreur 404 ! Pourriez-vous me confirmer la page si l’accès est toujours existant ?
– je travaille avec un collectif qui se penche sérieusement sur cette question dans le cadre de processus « d’innovation (sociale) ouverte & collaborative » : pour l’instant notre conclusion va dans le sens de dépôt de marque en collectif auprès de l’INPI accompagné d’un règlement d’usage qui puisse garantir l’utilisateur d’une ouverture inaliénable tout en caractérisant les « qualités » de la marque conçue lors de ces processus. Donc principalement un exercice de rédaction corsée (les éléments de la wikimedia foundation sont intéressants mais les traduire en droit de PI français…) tant sur la marque elle-même que son règlement d’usage.
Connaissez-vous des expériences similaires vers qui nous tourner ou des personnes qui serait intéressées pour contribuer à l’élaboration de ce prototype qui serait facilement duplicable par la suite ?