Petite méditation juridique au Louvre sur un mille-feuille de reproductions

Hier, alors que je visitais une des salles de peintures italiennes au musée du Louvre, je suis tombé sur une scène qui a mis en ébullition mon cerveau de juriste. Un peintre s’était planté avec son chevalet devant la grande toile de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello pour en faire une reproduction.

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                    La bataille de San Romano. Par Paolo Uccello. Domaine Public.
                                              Source : Wikimedia Commons.

Il effectuait une interprétation de son cru de ce tableau célèbre, légèrement stylisée par rapport à l’original, avec la particularité d’appliquer des fragments de feuille d’or par endroits. On le voit mal sur la photo que j’ai prise ci-dessous, mais un détail a rapidement attiré mon attention : le petit losange blanc placé au dessus de la toile est en réalité un symbole représentant un appareil photo barré, qui signifiait aux visiteurs alentours qu’il était interdit de prendre en photo cette oeuvre en cours de réalisation (ce qui n’empêchait pas de nombreuses personnes de sortir quand même leurs appareils pour garder un souvenir de la scène… y compris moi !).

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                                                 Image sous licence CC0.

Cette superposition de reproductions n’a pas manqué de me faire penser aux nombreuses questions juridiques qu’elle soulève et vous allez voir qu’on peut aller assez loin dans la méditation juridique à partir d’une telle situation.

Ce peintre a-t-il le droit d’effectuer cette reproduction du tableau d’Uccello ?

Oui, mais seulement parce qu’il a accompli une démarche particulière auprès du musée pour devenir un copiste accueilli officiellement par le Louvre. L’établissement tient en effet 90 chevalets à la disposition des artistes, amateurs ou professionnels, qui souhaitent venir dans ses murs pour copier une oeuvre.

Pour être ainsi accrédité et avoir le droit de réaliser une reproduction, il est nécessaire d’accepter des conditions précises, détaillées ici :

[…] la taille du châssis de la future toile ne doit en aucun cas être identique à l’oeuvre originale. Ensuite, le peintre doit apposer sa propre signature sur la toile, avec la mention « d’après l’oeuvre de… ». Enfin figurera aussi sur cette peinture le cachet du Louvre, et la signature d’un conservateur de l’établissement. Une fois toutes ces restrictions acceptées, le peintre pourra venir régulièrement entre 9 heures et midi au musée, pendant une durée de trois mois. Il se verra prêter chevalet et tabouret et pourra se mettre au travail.

Pour poser ces restrictions, le Louvre s’appuie sur le fait que le copiste réalise une « occupation temporaire du domaine public » (au sens de la domanialité publique et non de la propriété intellectuelle). De la même manière que les communes peuvent réglementer l’implantation des terrasses de cafés sur les trottoirs, le Louvre peut fixer des règles pour encadrer l’activité des copistes qui occupent l’espace des salles le temps de réaliser leur tableau.

Je n’ai pas réussi à trouver si les copistes étaient en outre obligés de payer une redevance pour avoir le droit de venir travailler dans les salles (si vous en savez plus, n’hésitez pas à l’indiquer en commentaire). Les tarifs d’entrée du Louvre précisent en revanche que les copistes bénéficient d’une entrée gratuite au musée durant les trois mois que dure leur accréditation.

Ai-je le droit de photographier les tableaux du musée autour de ce peintre ?

Oui : les deux tableaux qui sont accrochés aux murs autour de ce peintre correspondent à des oeuvres du domaine public. Par ailleurs, le Louvre fait partie des musées en France qui autorisent la photographie personnelle dans les salles des collections permanentes, à condition de ne pas utiliser de flash.

Il n’y a donc ici aucun problème à les prendre en photo, ni à republier le cliché  en ligne, comme je le fais dans ce billet.

Le peintre peut-il interdire que l’on prenne son oeuvre en photo ?

C’est sans doute la question la plus intéressante d’un point de vue juridique. Quand j’ai vu le panneau « Interdiction de photographier » sur le chevalet, j’ai eu un moment d’hésitation. Mais j’ai fini par décider de ne pas le respecter, car cette interdiction est à mon sens dépourvue de fondement juridique.

La toile que réalisait ce peintre constituait bien une oeuvre originale, protégée par le droit d’auteur. Il ne s’agissait pas en effet d’une reproduction à l’identique du tableau d’Uccello, mais d’une réinterprétation de son cru « portant l’empreinte de sa personnalité« . Cependant, même s’agissant d’une oeuvre protégée, l’auteur ne peut interdire que l’on réalise des « copies privées » sur la base d’une exception figurant dans la liste prévue à l’article L.122-5 du Code de propriété intellectuelle. Or ici, c’est bien ce que j’ai fait en prenant cette photographie, notamment parce que j’ai utilisé pour effectuer cette reproduction un appareil qui m’appartient.

A vrai dire, il existe cependant un doute quant à l’applicabilité de l’exception de copie privée à une telle situation. En effet, l’article L.122-5 précise que les exceptions au droit d’auteur ne peuvent être invoquées que « lorsque l’oeuvre a été divulguée« .  Or ici, le peintre était en train de réaliser sa toile dans cette salle du Louvre et celle-ci n’avait donc pas encore été divulguée au sens propre du terme, comme quand un peintre expose une toilée terminée dans une exposition. Néanmoins, il est aussi possible d’argumenter en sens contraire. En effet, en acceptant de réaliser cette toile en public directement dans une salle du musée du Louvre, où près de 30 000 visiteurs défilent chaque jour, on peut considérer que ce peintre a en quelque sorte implicitement accepté que sa création soit révélée à un public, avant même qu’elle ne soit achevée et le droit de divulgation est donc sans doute ici ipso facto épuisé.

Notez que j’ai aussi pris la précaution d’attendre que ce peintre soit penché et de dos de manière à ce qu’il ne soit pas reconnaissable sur la photo afin de respecter son droit à l’image, qui lui aurait autrement permis de s’opposer à la réalisation et à la diffusion du cliché.

Cette interdiction de photographier n’est donc pas à mon sens valide d’un point de vue juridique. Cependant, il est possible qu’elle ne soit pas le fait du peintre, mais que ce soit le musée qui l’impose. En effet, un peu plus loin dans ma visite, je suis tombé sur un autre copiste qui réalisait une toile devant la Victoire de Samothrace. Or j’ai remarqué que le chevaleret portait le même symbole « Interdiction de photographier » et il est donc possible qu’il figure sur tous ceux que le musée met à disposition des copistes qu’il accueille. Dans ce cas, l’établissement a pu vouloir instaurer cette interdiction pour préserver la tranquillité dans ses salles, en évitant par exemple les attroupements de personnes brandissant des appareils autour des copistes. Un établissement n’a normalement pas le droit d’utilsier une mesure d’ordre intérieur pour interdire un acte reconnu par ailleurs par la loi (ici, la possibilité de faire des copies privées ou des reproductions d’oeuvres du domaine public). Mais ici, étant donné que l’interdiction n’est pas générale et absolue, il est possible qu’elle constitue un exercice valide du pouvoir de police administrative dont dispose le musée.

Ai-je le droit de republier ensuite la photographie que j’ai prise ?

Nous avons vu que le peintre ne peut s’apposer à ce que les visiteurs réalisent des photographies de son tableau, en raison de l’existence de l’exception de copie privée.

Mais le Code précise que les copies privées sont « strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective« . Cela exclut donc la possibilité de repartager ensuite cette photographie, ou du moins, de montrer l’oeuvre protégée par le droit d’auteur. C’est la raison pour laquelle j’ai masqué la toile sur l’image en laissant le reste.

***

Le Musée du Louvre est visiblement l’un de ceux au monde qui accueillent le plus largement les copistes, pour satisfaire à la mission pédagogique que lui assigne la loi depuis la Révolution française. Et il est vrai qu’on aimerait voir plus souvent des artistes peintres réaliser des toiles en direct dans les salles des musées. A noter que le Rijksmuseum d’Amsterdam a lancé à la fin de l’année dernière une opération originale pour inciter les visiteurs à troquer leurs appareils photo pour prendre à la place des pinceaux ou des crayons mis à leur disposition, afin de réaliser leurs propres versions des oeuvres exposées.

A l’inverse, deux artistes ont décidé de scanner clandestinement le buste de Nefertiti au Neues Museum de Berlin, pour libérer les fichiers d’impression 3D en ligne dans le domaine public. Ils ont effectué ce geste pour appuyer à leur manière les revendications que l’Egypte adresse depuis des années à l’Allemagne pour obtenir la restitution de cette pièce majeure de son patrimoine. A partir de ces fichiers, le buste a pu être rematérialisé par une université égyptienne.

Je ne sais pas quel serait position du Louvre vis-à-vis de ces nouvelles pratiques de reproduction. En ce qui concerne les peintres copistes, on se rend compte que le musée a fixé des règles précises pour éviter que les copies réalisées n’introduisent de confusion avec l’original (modification imposée de la taille du tableau, indication claire de la paternité et de la source, etc.) Or le scan 3D permet aujourd’hui de produire des reproductions extrêmement fidèle et dans le cadre du projet « The Other Nefertiti » le but explicite était de fournir un substitut le proche possible de l’original.

Que ce soit avec les peintures des copistes, les photographies des visiteurs ou des usages plus innovants comme les scans 3D, ces exemples rappellent que l’acte de reproduction est indissociable de l’espace des musées, même s’il peut rester juridiquement et symboliquement problématique.

 

 

 

 

 

 


15 réflexions sur “Petite méditation juridique au Louvre sur un mille-feuille de reproductions

  1. Un règlement peut toujours être contesté dans la mesure où il s’agit d’une interprétation et d’une extension de lois qui elles, sont incontestables. Les règles imposées par le musée aux copistes ainsi qu’aux visiteurs et en particulier aux visiteurs photographes ne sont qu’un règlement interne. Se conformer à ce règlement relève tout de même de la prudence et ce d’autant plus qu’on n’en comprendrait pas certaines parties pas toujours évidentes.
    Le musée veut prévenir la réalisation de faux, c’est évident car si copier est légitime, faire des faux ne l’est pas ce qui suppose que les copies réalisées doivent être facilement identifiables en tant que telles.
    Certaines dispositions du règlement ne relèvent pas du droit de copie. Par exemple l’interdiction d’utiliser des flashs n’est là qu’en tant que prévention d’une agression matérielle, l’usage de flash s’apparentant à du vandalisme, fût-il involontaire (la puissance d’un éclair de flash peut être de plusieurs kW soit une projection de photons qui forcément dégradent les couleurs à la longue.)

    1. « Interdire » de photographier, en vue d’empêcher la copie de tableau ou autres œuvres exposées est simplement …illusoire, le musée virtuel est désormais planétaire, sur internet.
      Beaucoup d’œuvres sont visibles en très haute définition, (jusqu’aux détails de la matière et des coups de pinceau), point n’est donc besoin d’aller en un musée, sauf pour l’ambiance ou un sentiment de bien-être personnel.
      Pour le marché amateur, toute peinture peut-être achetée en copie « à moindre cout ». Quand les désirs ou besoins sont plus insistant que les posters ou cartes postales, imprimés.
      Quant au « Tous Photographes », qui consiste à autoriser légalement, tout un chacun d’appuyer sur un bouton, notamment en musées, pour en accaparer une image automatisée, smartphones compris, j’en ferme le débat socio-psychanalytique et consumériste.

      « Interdire » de photographier d’autres êtres humains, (tous filmés en vidéo-surveillance)… Quelle belle éducation, @Alain ?

  2. Êtes-vous sûr que le panneau « interdiction de photographier » s’adresse à l’œuvre de ce peintre ? Le peintre qui copie la « Bataille de San Romano » n’est il pas saoulé par les pignoufs qui le prennent en photo ? Des flashs dans les mirettes tous les matins pendant trois mois, c’est gonflant.. Même vous, vous vous êtes laissé aller à le photographier. Je pratique un peu la photo, je sais qu’il est très difficile de photographier quand il y a des gens dans un endroit public.

    1. Le Musée du Louvre autorise explicitement la photo dans ses salles de collection permanente, à condition de ne pas utiliser de flash. Par ailleurs, les « pignoufs » dont vous parlez peuvent se prévaloir de la charte « Tous photographes » du Ministère de la culture, qui légitime cet usage dans les musées http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ressources/Documentation-administrative/Tous-photographes-!-La-charte-des-bonnes-pratiques-dans-les-etablissements-patrimoniaux

      Ici, la seule limite est le droit à l’image du photographe lui-même, mais je l’ai respecté en ne diffusant pas une photo dans laquelle il est reconnaissable.

      Comme je l’indique dans le billet, le seul fondement juridique valide de cette interdiction de photographier serait l’exercice du pouvoir de police du musée, au nom de la tranquillité dans les salles (éviter un attroupement autour des peintres par exemple).

      Mais personnellement, je n’obéis aux interdictions que lorsqu’elles me sont clairement expliquées (ce que recommande aussi la charte « Tous photographes »). Or ici, ce n’est pas le cas avec ce simple panonceau d’interdiction. Si j’avais pu lire que le Louvre invitait les visiteurs à ne pas déranger les peintres en prenant des photos, peut-être aurais-je été davantage incité à le respecter ?

      En même temps prendre en photo des tableaux du domaine public comme la bataille de San Romano est un droit des visiteurs, tout comme celui de prendre en photo des personnes sans publier de clichés où elles sont reconnaissables…

      Difficile équilibre à opérer en l’espèce.

      Mais les peintres-copistes qui viennent au Louvre savent bien qu’ils devront accepter des contraintes liées au passage des visiteurs. Cela fait implicitement partie du contrat…

      1. Difficile équilibre à opérer en l’espèce. Exact. Mais, c’est tellement tentant de prendre en photo à son insu un peintre avec un tableau en toile de fond. Je ne vous jette pas la pierre, je l’ai fait.
        Il y a peu de temps sur France 5, dans l’émission littéraire « La Grande Librairie » un écrivain se vantait de prendre discrètement en photo (avec son appareil téléphonique) les gens dans le métro ou dans la rue. Il trouvait cela normal, Busnel ne lui a fait aucune remarque.

      2. @Calimaq
        Je pense que Kinou, en parlant de « pignouf », faisait référence à l’irrespect qui caractérise certains photographes (mais pas qu’eux) et au droit de chaque être humain d’être et d’œuvrer tranquillement sans être considéré comme une bête curieuse, y compris lorsqu’il est dans l’espace public. Il ne s’agit pas d’une notion strictement juridique, même si le droit peut parfois borner et réguler ce droit, mais simplement du fait de savoir si on considère autrui comme une personne ou au contraire si on la perçoit comme une chose bonne à photographier et à prendre des flash au coin de l’œil, bref de savoir si on a ou pas comme priorité le vivre ensemble et le respect d’autrui.

        Ceux qui ont déjà été gênés par ces personnes « qui ont tous les droits, et en tout cas celui-là parce qu’aucun règlement ne le leur interdit explicitement » comprendront de quoi je parle ! (Et se souviendront la forte envie qu’on a de leur coller une baffe – ce qui est au demeurant interdit par la loi, mais parfois on se dit que c’est bien dommage…)

        Cela dit, et pour en revenir à votre billet, vous n’abordez pas le cas pourtant bien intéressant où la copie est une performance – auquel cas je suppose que le copieur veut et désire que son œuvre en cours soit abondamment documentée, surtout s’il la détruit à l’issu de sa performance : voilà un vertige de plus dans le dédale des interrogations en abyme…

  3. Juridiquement difficile à attaquer, la reproduction de la reproduction, « mise en abime », dans un ensemble de sujets. Quant au « Droit à l’image », ça n’interdit en rien la prise de vue courtoise, (Heureusement pour « La Photographie »). Sauf l’autorisation de diffusion, et encore, …s’il est prouvé qu’il y a un vrai  » préjudice subi « .

  4. cas de figure intéressant mais je trouve qu’il y a encore plus tendancieux . Par exemple vous avez un site internet vivotant avec quelques pubs. Vous aimez la tour Eiffel, vous pouvez mettre sur votre site celle ci MAIS à la condition qu’elle ne soit pas allumée, celui qui a pondu l’éclairage pouvant vous poursuivre au nom de la paternité de son bidule. Idem pour les colonnes de Buren, les pyramides du Louvre, ces « artistes » de fait s’approprie l’existant précédant leur création . Magritte a de quoi se retourner dans sa tombe ( tableau: ceci n’est pas une pipe) Une photo n’est pas l’oeuvre, et qui plus est ils ont été grassement payé pour celle-ci

  5. Cher Calimaq, vous oubliez le droit commun. L’obligation n’est pas forcément légale ou règlementaire, elle peut être également conventionnelle et souscrite lorsque vous prenez votre billet d’entrée. La seule façon de pas être soumis à ces obligations (sans contester le contrat) serait de ne pas conclure le dit contrat.

  6. Je suis copiste et non juriste, aussi je voulais exposer mon point de vue d’autant que je lutte depuis plusieurs années avec le burreau des copistes pour que ces pancartes soient modifiées. Je suis, comme mon bon ami que vous avez pris en photo, souvent exposé à la foule et au flash qui sont vraiment épprouvant pour moi. Les gens ne se rendent pas compte mais la reflection d’un flash sur un tableau à l’huile equivaut casiment a celle dans un miroir. Imaginer que vous etes en train de travailler tranquilement à votre burreau et que quelqu’un s’intalle face a vous et vous photographie avec flash… Bref, plus que quiquonque, l’artiste à besoin de ses yeux et les flash meme arrière, nous aveugle complètement. Donc j’en revient a ce fameux panneau, pour moi, il ne sert qu’a protèger le louvre des copistes eux mème qui pourraient l’assigner en justice pour avoir laissé le publique les prendre en photo, au cas ou cette photo serait publié. Car la pancarte « no flash » ne m’a jamais été accordé. Notre soucis à nous les copistes, ce sont les flash, le soucis du louvre c’est de se protèger juridiquement tout en brassant le plus possible d’entrée. Mon opinion est que l’autorisation de photographier est du pure clientelisme pour plaire au chinois. Mais comme c’est innavouable, on se retrouve dans cette situation alembiqué. Merci de vous être penché sur la question. J’en aurais une autre au passage. Je pensais qu’avec les loies européennes toute prestation devait être rémunèrée, qu’en est-il de notre activité? Mickey à disney land est bien rémunèré à ce que je sache. Merci de m’avoir lu. Un artiste qui crève la faim.

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